II. Le Knowledge Management
1. Approche d'une définition
1.1. Notes sur la définition du KM
Il est d'usage, pour comprendre un phénomène
quelconque, d'en chercher la définition chez ceux qui ont en la plus
grande connaissance pratique ou théorique. Nous nous sommes
livrés à cet exercice et nous exposons ici quelques notes sur la
définition du KM. D'abord, nous remarquons l'absence d'une
définition communément admise par les «experts»
qui écrivent sous ce titre. Ceci peut-être
interprété comme un manque de maturité de la discipline
qui ne s'est pas encore érigée en domaine
indépendant. Le KM reçoit l'essentiel de sa substance
d'autres disciplines plus fortement ancrées dans une tradition de
recherche et mieux encadrées institutionnellement (Voir tableau 2 :
Activité interdisciplinaire du KM, 1996-
2001). D'ailleurs, nombre de publications, bien que
relevant du domaine, apparaissent sous des rubriques comme apprentissage
organisationnel, mémoire organisationnelle ou management du
savoir-faire [expertise management]14 , alors que
certains auteurs refusent encore le vocable de KM15 .
14 Thomas J C., Kellogg W A. et Erickson
T., (2001), The knowledge management puzzle: Human and social factors
in knowledge management, IBM Systems Journal, vol. 40, n°4, 2001,
p.863.
http://www.research.ibm.com/journal/sj/404/thomas.pdf
15 Bath S. rapporte que
certains des pionniers du domaine refusent ce vocable. Voir:
Bath S., Defining
Knowledge Management, 19 Juin 2002.
http://www.destinationKM.com/articles/default.asp?ArticleID=949
Reix R. pour sa part signal
l'ambiguïté du terme. Voir : Reix R.,
Systèmes d'information et management des
organisations, Vuibert, Paris, 4ème édition,
2004, p.304 et 306.
35
Tableau 2: Activité interdisciplinaire du KM,
1996-2001
Discipline
|
1996
|
1997
|
1998
|
1999
|
2000
|
2001
|
Computer Science
|
35.7%
|
43.1%
|
42.0%
|
38.8%
|
28.7%
|
36.2%
|
Business
|
21.4%
|
16.9%
|
32.4%
|
25.6%
|
18.0%
|
20.7%
|
Management
|
42.9%
|
7.7%
|
5.3%
|
12.8%
|
13.2%
|
17.2%
|
Information Science & Library Science
|
|
15.4%
|
10.6%
|
7.9%
|
16.9%
|
14.2%
|
Engineering
|
|
10.8%
|
4.3%
|
8.6%
|
13.6%
|
7.7%
|
Psychology
|
|
6.2%
|
5.3%
|
1.7%
|
1.8%
|
1.5%
|
Multidisciplinary Sciences
|
|
|
|
2.0%
|
4.0%
|
|
Energy & Fuels
|
|
|
|
0.7%
|
3.7%
|
0.7%
|
Social Sciences
|
|
|
|
|
|
1.7%
|
Operations Research & Mgt. Science
|
|
|
|
1.0%
|
|
|
Planning & Development
|
|
|
|
1.0%
|
|
|
Total:
|
14
|
65
|
207
|
407
|
272
|
401
|
Largeur interdisciplinaire:
|
3
|
6
|
6
|
10
|
8
|
8
|
L'activité interdisciplinaire indique l'exportation
et l'intégration de théories et de méthodes entre
disciplines. Les noms des périodiques sources d'articles sur le
KM sont classés par ordre décroissant puis on leur
assigne un ISI Subject Category Code. Le code ISI a été
opérationnalisé par ISI, il est supposé être un
indicateur de disciplines. Cette étude suppose
un seuil de trois et plus, c'est-à-dire que trois
articles sources ou plus doivent apparaître dans
un périodique assigné à ISI pour
être pris en compte.
Source: Ponzi L. et Koenig M., Knowledge
management: another management fad? Information Research, 8(1), paper
n°145. 24 September 2002.
http://www.InformationR.net/ir/8-1/paper145.html
|
Ensuite, et pour étayer la première
observation, l'hétérogénéité des
approches utilisées.
Par objet d'étude, qu'il soit, défini en terme
d'apprentissage, de capital intellectuel, d'actif des connaissances,
d'intelligence, de perspicacité ou de sagesse16 . Par
les méthodes et outils comme ceux de la collaboration, les annuaires
d'experts ou du transfert des connaissances17 .
Par les manipulations possibles sur l'objet
d'étude: acquisition, stockage, organisation et communication18
, avec des variations dans la division des
opérations et dans leur dénomination19 . Enfin,
par les objectifs, dont on peut distinguer les approches qui se
focalisent sur le but de la démarche en elle-même comme la
création de la Valeur à travers les connaissances20
ou l'innovation21 et les approches qui tiennent compte du KM
comme outil
16 Amidon D M., Innovation
et management des connaissances, Ed. d'Organisation, Paris, 2002,
Traduit de l'américain par Mercier-Laurent E. et Gruz G., Titre
original: Innovation Strategy for the Knowledge Economy.
The Ken Awakening, (c) D. M. Amidon, 1997.
17 Dueck G., Views of
knowledge are human views, IBM Systems Journal, vol. 40,
n°4, 2001, p.885.
http://www.research.ibm.com/journal/sj/404/dueck.pdf
18 Mack R., Ravin Y. et Byrd R J.,
Knowledge portals and the emerging digital knowledge workplace, IBM
Systems Journal, vol. 40, n°4, 2001.
http://www.research.ibm.com/journal/sj/404/mack.pdf
19 Voir par exemple: Davenport T H. et
Prusak I., Working Knowledge: How Organizations Manage
What
They Know, Harvard Business School Press, Boston,
1998. Huang K-T., Capitalizing on intellectual
assets, IBM Systems Journal, vol. 37, n°4, 1998.
http://www.research.ibm.com/journal/sj37-4.html
Skyrme D., KM Basics, (c) David Skyrme
Associates, 2003. http://www.skyrme.com/ressource/kmbasics.htm
20 Davenport T H. et Prusak I.,
ibid.
21 Amidon D M., ibid.
36
de management évoquant le reflet de la
stratégie compétitive22 ou le
développement, la croissance, l'anticipation et l'adaptation au
changement23 .
Signalons que les combinaisons entre ces approches sont
nombreuses et que les auteurs
en usent sans retenue.
Enfin, la complexité des dimensions à
prendre en compte. Dimension sociale, mettant l'accent sur la
construction de communautés de pratique, sur les liens entre
les individus partageant la connaissance ou sur la culture de
l'entreprise, l'approche se base sur l'apprentissage et la
communication comme moyen de renforcement des liens sociaux. Dimension
organisationnelle jouant sur les procédures propres à
assurer une manipulation optimale de la connaissance, l'approche se veut un
épuisement maximal du potentiel cognitif organisationnel afin de
créer la valeur économique la plus grande. Dimension
technologique avec sa panoplie de «solutions» comme les banques de
données, les portails de connaissance... etc. les adeptes de cette
approche se veulent les mécènes de la technologie et sont friands
de ses dernières trouvailles. Enfin, une dimension psychologique qui
intègre la personnalité de l'utilisateur comme facteur important
dans toute démarche de KM préconisant ainsi un arsenal
de tests psychotechniques afin de comprendre le point de vue de
l'utilisateur, cette approche
se veut un salut de l'homme oublié par le management au
profit de la connaissance24 .
Là aussi les combinaisons sont nombreuses et la
tendance est à l'intégration naïve des
différentes dimensions, mais souvent c'est une seule qui fait graviter
les autres autours d'elle dans des orbites plus ou moins
éloignées. Cela s'explique par la biographie des auteurs, leur
parcours scientifique et professionnel, leur «idéologie
scientifique25 », leurs valeurs et a priori. Ajoutant
que l'omission pure et simple d'une dimension n'est pas rare et
qu'elle peut s'expliquer par les mêmes raisons susmentionnées.
La science est une activité humaine qui, comme telle,
se caractérise par une finalité. La science commence
avec des problèmes spécifiques et vise à les
résoudre. Comme le signalait Fourez G., «les «sciences
engagées» partent des questions posées dans l'existence
quotidienne pour construire autour d'elles une sorte d'îlot de
rationalité, c'est-à-dire une représentation
théorique qui empruntera ses éléments de savoir partout
où elle en trouvera de pertinents»26 .
Ceci nous éclairera sur l'interdisciplinarité du
KM. En un sens, de la connaissance, toute discipline à quelque chose
à dire mais chacune selon son point de vue et le résultat ne sera
pas une vision synoptique d'une «super science», mais
un compromis mouvant issue des négociations entre des visions et
des intérêts différents, dans un contexte et selon
un objectif. Chaque approche construira son objet, la
connaissance reste une notion générique activée par chaque
discipline différemment. Pour l'informatique, l'intelligence
émotionnelle n'est pas un objet d'étude puisqu'elle ne peut la
saisir par ses outils conceptuels - encore moins pratiques - alors que pour
la psychologie c'est un objet pertinent. A partir de là, sont
définies les différentes opérations de manipulation
de l'objet. Les émotions ne sont pas, à strictement
parler, communicables, la connaissance tacite n'est pas stockée de
la même manière que la
22 Hansen T M., Nohira N. et Tierney T.,
What's your strategy for managing knowledge, Harvard
Business
Review, March-April 1999, p.106-116.
23 Huang K-T., ibid.
24 Ce paragraphe suit de près l'article de
Dueck G., ibid.
25 Concept introduit par Canguilhem
G., Etudes d'histoire et de philosophie des sciences
_concernant les vivants et la vie, 7ème édition
augmentée, Librairie philosophique J. Vrin, Paris, 1994.
26 Fourez G., La construction
des sciences, 3ème éd., De Boeck-Larcier, Bruxelles, 1996,
p.108.
37
connaissance explicite. Il en résulte à la
fin les outils qui traduisent tout ce cheminement. Mais
cette linéarité apparente est trompeuse, le processus
est fait d'allers-retours et d'ajustements mutuels permanents.
1.2. Le KM comme une nouvelle approche
Définir, c'est faire le choix d'une
délimitation spécifique du champ de recherche mais surtout
d'un positionnement au sein de la communauté scientifique. Cette
délimitation est presque obligatoire au niveau individuel mais
au niveau de la communauté, elle devient exclusive. Il faut
donc se garder de donner une définition trop restrictive du
KM. Certains auteurs l'ont compris en voulant fédérer une
communauté hétérogène autours d'une ambition
commune ou d'une notion fédératrice. Pour s'en convaincre,
rappelons ce qu'écrivit Sartre J-P. lorsqu'on lui demanda de traiter du
sujet de «la situation de l'existentialisme en 1957»: «Je n'aime
pas parler de l'existentialisme. Le propre d'une recherche, c'est de rester
indéfinie. La nommer et la définir, c'est boucler la boucle: que
reste-t-il ? Un mode fini et déjà périmé de la
culture, quelque chose comme une marque de savon, en d'autres
termes une idée»27 .
Pour Prax J-Y, c'est précisément sa
pluridisciplinarité qui confère au KM tout son
intérêt.
La confusion provient du fait que nous n'avons pas
affaire, avec le KM à un produit, une méthode, un outil,
qui aurait un périmètre fonctionnel facilement
définissable ; mais que nous avons affaire à une approche, une
ambition un cap. C'est pourquoi il est plus facile de
définir
le KM par ses finalités que par ses fonctions. Ou
plutôt que «plus facile», nous devrions dire plus
consensuel. Une fois que les acteurs se sont mis d'accord sur les
finalités, alors on peut facilement se mettre tous ensemble au travail
pour définir comment on va s'y prendre, et là le projet KM
prendra vite la tournure d'une somme de projets concrets, de méthodes,
d'outils,
de dispositifs...etc.28
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