Paragraphe 2 : La protection du domaine
législatif
La protection du domaine législatif est assurée
soit par le recours pour excès de pouvoir (A) soit par divers autres
moyens notamment la déréglementation de facto des textes
de forme réglementaire (nous avons convenu de l'appeler ainsi) et la
théorie jurisprudentielle de l'incompétence négative du
législateur (B).
A/ Un moyen de protection aléatoire mais efficace : le
recours pour excès de pouvoir
125 Francis V. WODIÉ, op.cit., p. 207.
126 Constitution du Sénégal (art. 76.2) et autres
Constitutions africaines...
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Le recours pour excès de pouvoir apparaît comme
un véritable contrôle de constitutionnalité des
règlements (1). Le sort réservé aux règlements
déclarés inconstitutionnels est d'ailleurs plus prononcé
que celui des lois déclarées comme telles (2).
1. Un véritable contrôle de
constitutionnalité des règlements empiétant sur le domaine
législatif127
Le recours pour excès de pouvoir est un moyen curatif
de l'empiètement du règlement sur le domaine législatif
(a) mais il reste fermé au Parlement tout en étant ouvert aux
citoyens (b).
a. Un moyen curatif de l'inconstitutionnalité du
règlement en raison de son empiètement sur le domaine
législatif
Parce qu'il n'existe aucune protection préventive -la
contrepartie de l'opposition d'irrecevabilité à l'encontre des
propositions qui ne sont pas du domaine de la loi- contre les règlements
susceptibles d'empiéter sur le domaine de la loi, le règlement
même inconstitutionnel continuera cependant à s'appliquer. Le
recours pour excès de pouvoir qui sera éventuellement
formé contre ce règlement ne peut alors apparaître que
comme un moyen « curatif » de son inconstitutionnalité : il
intervient a posteriori, alors que l'empiètement est
réalisé et que le règlement inconstitutionnel est devenu
exécutoire et a déjà commencé à produire ses
effets.
Nous parlons bien de règlement inconstitutionnel. Car
le juge administratif -la chambre administrative de la Cour suprême- est
bel et bien un juge de la constitutionnalité, et pas seulement un juge
de la légalité stricto sensu, des actes
administratifs128. Ce contrôle de constitutionnalité
permet au juge administratif d'imposer le respect, par les actes
administratifs, de la norme constitutionnelle : un décret du
président de la République qui excéderait la
compétence réglementaire c'est-à-dire qui
empièterait sur le domaine législatif
127 Jean-Marc SAUVE, Justice administrative et État
de droit, intervention à l'Institut d'études judiciaires de
l'Université Panthéon-Assas sur le thème "Justice
administrative et État de droit", le lundi 10 février 2014.
128 Si un règlement est déféré
à la censure de la chambre administrative de la Cour suprême en
raison de son empiètement sur le domaine législatif et que
celle-ci procède à un examen dudit règlement, le
contrôle qu'elle exerce est bien un contrôle de
constitutionnalité : elle vérifie, au regard de la Constitution
et notamment de son article 71, si le règlement porte sur l'une des
matières que les auteurs de la Constitution ont laissée à
la compétence du législateur. Le seul contrôle que le juge
administratif se refuse à exercer est celui de la
constitutionnalité des lois qui, aux termes de la Constitution, revient
au Conseil constitutionnel.
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en méconnaissance des dispositions constitutionnelles
serait contraire à la Constitution et pourrait être
annulé.
Mais à la différence de la contestation de la
loi ouverte aux organes de la majorité - présidents de la
République et de l'Assemblée nationale, députés du
parti au pouvoir- par la saisine du Conseil constitutionnel, la contestation du
règlement reste fermée aux députés (au pouvoir
législatif) -et en pratique à l'opposition parlementaire- et
n'est ouverte qu'aux citoyens par la saisine de la chambre administrative de la
Cour suprême.
b. Un moyen de recours fermé au Parlement mais ouvert aux
citoyens
Ce ne sont ni le président de l'Assemblée
nationale ni les députés qui peuvent former le recours contre le
règlement inconstitutionnel. Ce recours ne peut être formé
que par un particulier qui doit avoir la qualité d'ester en justice et
un intérêt pour agir. Une étude plus approfondie de cette
question, relevant du contentieux administratif129, exigerait de
trop longs développements mais rappelons simplement ici que la
qualité de requérant est entendue de manière assez
libérale par la jurisprudence administrative. La saisine du juge
administratif par les seuls citoyens (à l'exclusion des
députés ?) ne semble pas par conséquent une
modalité de saisine moins démocratique que la saisine du Conseil
constitutionnel qui est, elle, expressément consacrée au profit
de l'exécutif et des autres organes de la majorité : de
très nombreux citoyens peuvent en effet être fondés
à attaquer un règlement inconstitutionnel. D'autre part, si le
délai de recours contre le règlement inconstitutionnel est
relativement court -deux mois- au-delà duquel aucun recours pour
excès de pouvoir n'est recevable, une exception d'irrecevabilité
pourra toujours être soulevée contre un règlement en cours
d'instance.
Le recours pour excès de pouvoir exercé devant
la chambre administrative de la Cour suprême paraît donc être
-contrairement à ce que l'on eût pu penser- une contrepartie assez
équitable du contrôle de constitutionnalité des lois
exercé par le Conseil constitutionnel130. Le sort
réservé au règlement déclaré
inconstitutionnel par le juge de l'excès de pouvoir est d'ailleurs plus
sévère que celui de la loi déclarée comme telle par
le Conseil constitutionnel.
129 René DEGNI-SEGUI, op.cit., p. 67-81 ;
René DEGNI-SEGUI, Droit administratif général : le
contrôle juridictionnel, 3e éd., Abidjan, CEDA,
tome III, 2003.
130 Le fait que, par exemple, le recours pour excès de
pouvoir ne soit pas suspensif en ce que le règlement contesté
continue à produire ses effets jusqu'à la décision
éventuelle d'annulation est compensé par le fait que si cette
décision d'annulation intervenait, le règlement
disparaîtrait ex numc et ab initio, c'est-à-dire
comme s'il n'avait jamais été pris (René DEGNI-SEGUI,
ibid.).
47
2. Le sort du règlement déclaré
inconstitutionnel en raison de son empiètement sur le domaine
législatif
Le règlement reconnu comme violant la Constitution -en
occurrence en raison de son empiètement sur le domaine
législatif- sera annulé par le juge de l'excès de pouvoir
(a) et les effets de cette annulation sont plus prononcés que ceux
résultant de la déclaration d'inconstitutionnalité des
lois (b).
a. La déclaration d'annulation des règlements
empiétant sur le domaine législatif (...)
Si le règlement est reconnu comme empiétant sur
le domaine législatif, la chambre administrative de la Cour
suprême l'annulera. La décision d'annulation a une portée
absolue au double plan personnel et temporel.
Rationae personae, la décision d'annulation
possède l'autorité absolue de chose jugée. L'annulation
produit effet à l'égard de tous. L'article 75 de la loi n°
94-4440 du 16 août 1994 relative à la Cour
suprême131 reconnaît expressément cette
autorité aux décisions d'annulation : « l'arrêt de la
chambre administrative annulant en tout ou partie un acte administratif a effet
à l'égard de tous ». Par conséquent, l'arrêt
d'annulation doit être publié au Journal officiel (art. 75.2 de la
loi). Le bénéfice de l'autorité absolue de chose
jugée à la décision d'annulation s'explique par le
caractère objectif du recours pour excès de pouvoir, qui est un
procès fait non à une partie -dans ce cas, au président de
la République- mais à un acte.
Rationae temporis, le règlement annulé
est réputé n'être jamais intervenu et il disparaît en
principe avec tous ses effets : c'est l'effet rétroactif de l'annulation
pour excès de pouvoir, qui confère au recours pour excès
de pouvoir sa puissance et son efficacité132.
Par tous ces caractères, la déclaration
d'annulation du règlement inconstitutionnel par la chambre
administrative en raison de son empiètement sur le domaine
législatif est plus sévère dans ses effets que la
déclaration d'inconstitutionnalité de la loi par le Conseil
constitutionnel.
b. (...) entraînant des effets plus prononcés
que ceux résultant de la déclaration
d'inconstitutionnalité des lois empiétant sur le domaine
réglementaire
131 Journal officiel de la République de Côte
d'Ivoire, septembre 1994, p. 714.
132 Conseil d'État, 26 décembre 1925, R.D.P., 126,
32.
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Le sort réservé aux règlements
annulés est plus sévère que celui qui frappe les lois
déclarées inconstitutionnelles. En effet, la loi
déclarée inconstitutionnelle ne peut simplement pas être
promulguée ou appliquée. Il en résulte que la loi
déclarée inconstitutionnelle n'est pas annulée : elle
survit à la déclaration d'inconstitutionnalité qui
s'oppose uniquement à ce qu'elle soit promulguée ou
appliquée. Par cette solution, le constituant a certainement voulu
préservé le pouvoir d'appréciation et de décision
du législateur. On peut ici rappeler la décision du Conseil
constitutionnel français en date du 23 août 1985 relative à
la loi sur l'évolution de la Nouvelle-Calédonie : « lorsque,
par l'effet d'une décision du Conseil constitutionnel, il apparaît
que certaines dispositions de la loi non conformes à la Constitution,
sans la rendre dans son ensemble contraire à la Constitution, peuvent au
cours de la nouvelle délibération se voir substituer de nouvelles
dispositions conformes à la Constitution... », la loi ainsi rendue
conforme à la Constitution, sera promulguée et
appliquée.
Si le législateur pourra reprendre la loi
déclarée inconstitutionnelle et l'accorder à la
Constitution pour qu'ensuite, elle puisse être promulguée ou
appliquée, le président de la République doit au
contraire, en tant que de besoin, reconstituer le passé comme si le
règlement annulé n'était jamais
intervenu133.
Deux autres moyens de protection du domaine législatif
en plus de celui que nous venons de voir -l'un aux mains des
députés et l'autre d'origine jurisprudentielle- sont la
déréglementation de facto des textes de forme
réglementaire et la théorie de l'incompétence
négative du législateur.
B/ Les autres moyens de protection du domaine
législatif
L'un de ces moyens -la déréglementation de
facto des textes de forme réglementaire-est politique (1) et
l'autre -la théorie de l'incompétence négative du
législateur- est d'origine jurisprudentielle (2).
133 Pour les conditions relatives au recours pour excès
de pouvoir : Martin Djézou BLÉOU, Les grands arrêts de
la jurisprudence administrative ivoirienne, Abidjan, CNDJ, 2014, p.
339-347.
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1. La déréglementation de facto des
textes de forme réglementaire, moyen politique de protection du domaine
législatif134
Le dépôt et l'adoption d'une proposition de loi
sur la matière objet du règlement contesté peut aboutir
à une déréglementation de fait de celui-ci (a). Mais il
faut compter avec la réponse du président de la République
et les conséquences susceptibles d'en résulter (b).
a. Le dépôt et l'adoption d'une proposition de
loi sur la matière objet du règlement contesté
Si le président de la République prend un
règlement sur une des matières réservées à
la compétence de l'Assemblée nationale, les députés
de l'opposition pourraient déposer une proposition de loi sur la
même matière afin de faire échec à la tentative du
président de la République et tenter de rétablir à
leur tour la matière irrégulièrement soustraite par
celui-ci au domaine de la loi.
Cette procédure est la contrepartie politique de la
faculté institutionnelle offerte au président de la
République de délégaliser les textes de forme
législative intervenus avant la délimitation des domaines
législatif et réglementaire par la Constitution de 2000.
Les textes de forme réglementaire n'étant que
des règlements en la forme en ce qu'ils ont été pris par
une autorité réglementaire -le président de la
République- tandis qu'au fond ils ne portent pas sur des matières
autres que celles qui relèvent du domaine de la loi comme l'exige
l'article 72.2 de la Constitution135, l'adoption de la proposition
de loi sur la matière objet dudit texte de forme réglementaire
conduirait au reclassement, à la restitution de cette matière
dans le domaine législatif. Nous assisterions ainsi à une
procédure de déréglementation ou de légalisation
qui -sans être expressément consacrée par la Constitution-
n'y serait pas moins conforme.
134 Cette déréglementation est de fait et elle
est politique car n'étant pas expressément consacrée par
la Constitution, même si elle ne lui est en rien contraire. D'autre part,
nous parlons de déréglementation des « textes de forme
réglementaire » par analogie au terme constitutionnel de «
textes de forme législative » ; les textes de forme
réglementaire ne sont que des règlements en la forme mais ils
portent sur des matières que la Constitution a réservées
à la compétence du législateur.
135 Nous distinguons les textes de forme
réglementaire des textes de valeur législative. Les
premiers comme les seconds sont des textes organiquement réglementaires
et matériellement législatifs mais tandis que les premiers sont
inconstitutionnels, se situant en dehors de tout cadre constitutionnel, les
seconds sont parfaitement conformes à la Constitution. Ils sont soit des
décisions présidentielles prises en vertu de l'article 48 soit
des ordonnances prises en vertu de l'article 75.
50
Mais il faut compter avec l'attitude que le président
de la République pourrait observer en face d'un tel acte de
défiance à son égard.
b. La réponse du président de la République
et ses conséquences
Le président de la République pourrait ne pas
rester passif devant une telle procédure de
déréglementation. Il se peut ainsi qu'il use de moyens en sa
disposition pour tenir en échec une telle tentative.
Il pourrait par exemple opposer l'irrecevabilité
à la proposition tendant à la
déréglementation'36, auquel cas le Conseil
constitutionnel -saisi par lui ou par les députés-tranchera la
difficulté. Ce faisant, le Conseil constitutionnel statuera et
décidera si la matière litigieuse relève de l'un ou de
l'autre domaine ; il pourrait décider que la matière ressortit au
domaine législatif et, dans ce cas, la proposition suit le cours normal
de la procédure législative.
Mais si le Président craint une telle
éventualité et s'il est assuré de sa majorité
à l'Assemblée nationale, il laissera venir la proposition en
discussion car il a évidemment toutes les chances de la voir
rejetée. Ainsi, la proposition sera écartée, le
règlement restera en application, sans que le Conseil constitutionnel
ait été consulté et que, par conséquent, les
controverses aient été tranchées'37. Le
succès de la procédure de déréglementation de
facto des textes de forme réglementaire est donc, on le voit, plus
que douteux.
Mais le Conseil constitutionnel s'est efforcé de mettre
sur pied une théorie de l'incompétence négative du
législateur qui tend à préserver l'intégrité
du domaine législatif.
2. La théorie de l'incompétence négative
du législateur, moyen jurisprudentiel de protection du domaine
législatif
(b)'38.
En raison de la théorie jurisprudentielle de
l'incompétence négative du législateur, celui-ci ne peut
pas non seulement se lier lui-même dans l'exercice de sa
compétence législative (a) mais également abandonner cette
compétence législative -en dehors de tout cadre constitutionnel-
au président de la République
136 L'opposition d'irrecevabilité prévue à
l'article 76 de la Constitution de 2000.
137 Pierre PACTET et Ferdinand MELIN-SOUCRAMANIEN,
op.cit., p.529.
138 Bernard CHANTEBOUT, op.cit., p. 591-593.
a.
51
L'incapacité du législateur à se lier
lui-même dans l'exercice de sa compétence législative
Le Conseil constitutionnel français a
expressément rappelé que « le législateur ne peut
lui-même se lier, qu'une loi peut toujours et sans condition,
fût-ce implicitement, abroger ou modifier une loi antérieure ou y
déroger ». Il s'ensuit que si une loi réserve au
Gouvernement l'initiative législative dans un secteur
déterminé, ces dispositions « sont dépourvues de tout
effet juridique et ne peuvent limiter en rien le droit d'initiative du
Gouvernement et des membres du Parlement, qu'elles ne sauraient pas davantage
empêcher le vote dans l'avenir de lois contraires auxdites dispositions
»139.
Le second aspect de l'incompétence négative du
législateur est son incapacité à abandonner ou à
déléguer sa compétence législative au profit de
l'exécutif en dehors de tout cadre constitutionnel.
b. L'incapacité du législateur à
abandonner ou à déléguer sa compétence
législative au président de la République en dehors de
tout cadre constitutionnel
Le législateur ne peut pas non plus s'abstenir
d'exercer la plénitude de sa compétence législative et
abandonner -en dehors de l'habilitation législative- au président
de la République la fixation de certaines règles ou le champ
d'application de règles que la loi pose140.
Si les compétences -notamment normatives- sont
réparties entre le président de la
République et le Parlement et que cette
répartition des compétences est protégée en ce que
les empiètements réciproques sont sanctionnés, il est
également nécessaire -pour la vitalité même du
régime politique- que les deux organes du pouvoir politique collaborent
entre eux141. Par
139 Pierre PACTET et Ferdinand MELIN-SOUCRAMANIEN,
op.cit. p. 525 ; décision n° 82.142 D.C. du 27 juillet
1982, Rec. p. 52.
140 Jean GICQUEL et Jean-Éric GICQUEL,
op.cit., p. 762 ; Francis HAMON et Michel TROPER, op.cit., p.
757-758 ; Jean-Louis QUERMONNE et Dominique CHAGNOLLAUD, op.cit.,
p.381 ; Conseil constitutionnel, 19 et 20 juillet 1983,
Démocratisation du secteur public et 26 juillet 1984,
Services de radiotélévision sur réseau
câblé.
141 Même dans un régime présidentiel
-régime de séparation des pouvoirs- l'exécutif et le
législatif sont amenés en fait à collaborer entre eux
(Yédoh S. LATH, op.cit., p. 34). Mais le fait qu'une telle
collaboration soit institutionnellement prévue par les dispositions de
la Constitution de 2000 pose la question déjà soulevée de
la nature véritablement présidentielle du régime politique
ivoirien car comme l'écrit Maurice Duverger, « techniquement,
régime parlementaire et régime de séparation des pouvoirs
sont deux choses différentes. En régime parlementaire, les
organes collaborent et les fonctions sont mélangées... Au
contraire, les régimes de séparation des pouvoirs se
caractérisent par un double effort d'isolement des organes et de
délimitation des fonctions » (op.cit., p. 512).
52
cette collaboration des pouvoirs, on évite la paralysie
du système politique -et le risque de putsch inhérent à
une telle paralysie- et la monocratie du pouvoir.
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