PREMIÈRE PARTIE :
L'ÉQUILIBRE FORMEL ENTRE LE POUVOIR
EXÉCUTIF ET LE POUVOIR LÉGISLATIF
15
Un régime de séparation des pouvoirs suppose une
certaine égalité des organes exécutif et législatif
par laquelle l'équilibre recherché des pouvoirs est susceptible
d'être réalisé. Il est ainsi souhaitable voire
indispensable de conférer à chacun des organes en présence
des compétences propres -et qui se contrebalancent- sur lesquelles les
empiètements réciproques ne sont en principe guère
tolérables ; c'est à l'intérieur de ce domaine
réservé de compétences que se meuvent les pouvoirs
exécutif et législatif et c'est de l'exercice de ces
compétences que chacun des deux pouvoirs politiques tire sa force en
présence de l'autre50. Chacun des organes exécutif et
législatif étant en droit absolument puissant en son domaine
réservé et parfaitement impuissant dans le domaine
réservé d'en face, une collaboration s'établit de fait
entre eux pour éviter des blocages institutionnels et politiques
inhérents au régime présidentiel51. C'est
pourquoi des mécanismes juridiques de collaboration ne sont pas
eux-mêmes contraires à l'esprit d'un tel
régime52. Les auteurs de la Constitution du 1er
aout 2000 ont fait un tel choix : ils ont recherché l'équilibre
entre le pouvoir exécutif et le Parlement d'abord par une
délimitation matérielle de leurs compétences respectives
(chapitre I) et ensuite par une nécessaire collaboration entre eux
(chapitre II)53.
CHAPITRE I : LA DÉLIMITATION MATÉRIELLE
DES COMPÉTENCES
Les titulaires respectifs des pouvoirs exécutif et
législatif -le président de la République et
l'Assemblée nationale- ne peuvent entretenir des rapports
d'équilibre que si une délimitation équitable des
compétences existe -et est respectée- entre eux. Cette
délimitation équitable des compétences est en effet un
frein à l'absolutisme du pouvoir en faveur de l'un
50 Jean GICQUEL et Jean-Éric GICQUEL,
op.cit., p. 145-147 ; Francis HAMON et Michel TROPER,
op.cit., p. 119121 ; Francisco MÉLÈDJE DJÉDJRO,
Droit constitutionnel, 7e éd., Abidjan, Les
éditions ABC, 2007, p. 101-104 ; Yédoh S. LATH, op.cit.,
p. 11.
51 Pierre PACTET et Ferdinand MELIN-SOUCRAMANIEN,
op.cit., p. 153.
52 Dans un régime présidentiel, des
mécanismes de collaboration pas nécessairement juridiques
existent toujours entre le Président et le Parlement (Francis HAMON et
Michel TROPPER, op.cit., p. 120-121 ; Jean GICQUEL et Jean-Éric
GICQUEL, op.cit., p. 146-147).
53 Les auteurs de la Constitution n'ont pas, de ce
point de vue, fondamentalement innové puisque l'on retrouvait
déjà une délimitation des compétences normatives
entre les organes exécutif et législatif dans le cadre des
Constitutions du 26 mars 1959 et du 3 novembre 1960 (art. 37 et art. 39 de la
Constitution de 1959, art. 41 et art. 44 de la Constitution de 1960) et des
mécanismes juridiques de collaboration entre eux (art. 40, 43, 44 etc.
de la Constitution de 1959, art. 40, 45, etc. de la Constitution de 1960).
D'autre part, en séparant les pouvoirs exécutif et
législatif tout en prévoyant des mécanismes de
collaboration entre eux, les constituants ivoiriens ont fait le choix d'un
régime encore présidentiel mais comprenant une dose de
régime parlementaire ; ce que Georges Pompidou, parlant du régime
politique de la Constitution française du 4 octobre 1958, a
qualifié de « régime bâtard » (un
régime né d'un croisement « impur » entre régime
présidentiel et régime parlementaire).
16
ou l'autre des organes. C'est sans conteste dans une telle
perspective que le président de la République et
l'Assemblée nationale disposent chacun -en vertu de la Constitution-
d'un domaine respectif de compétences (section I) et qu'à cette
répartition des tâches est attachée une sanction (section
II).
Section I : Le domaine respectif des compétences
Il est nécessaire que des compétences -notamment
normatives- soient attachées aux pouvoirs exécutif et
législatif et qu'elles constituent leurs domaines réservés
respectifs. C'est ainsi qu'aux termes des articles 71 et 72 de la Constitution
se trouvent établies à la fois la compétence normative de
l'Assemblée nationale (paragraphe 1) et celle du président de la
République (paragraphe 2)54.
Paragraphe 1 : La compétence normative du
Parlement
L'article 71 de la Constitution fournit d'abord une
définition matérielle de la loi constitutive du tracé
originaire du domaine législatif (A). Mais ce tracé originaire
est ensuite assez immensément élargi par la jurisprudence (B).
A/ La définition matérielle de la loi selon la
Constitution de 2000, tracé originaire du domaine
législatif55
Il y a certes une définition organique de la
loi56 mais celle-ci doit être jointe à une
définition matérielle : cette définition matérielle
se réfère au contenu de l'acte et détermine le domaine de
la loi. Le domaine législatif découle d'une part de l'article 71
de la Constitution (1) et d'autre part d'autres dispositions constitutionnelles
(2).
54 Cette technique de délimitation du
domaine de la loi et du règlement -déjà utilisée
dans la Constitution de 1960 (art. 41 et 44.1)- est reprise par les auteurs de
la Constitution de 2000 de la Constitution française du 4 octobre 1958,
notamment les articles 34 et 37 de celle-ci (Karim DOSSO, L'influence du
droit administratif français sur le droit administratif ivoirien,
thèse pour le doctorat, Abidjan : Université de Cocody, 2006, p.
67).
55 Il y a, aux termes de l'article 71 de la
Constitution de 2000, prééminence du critère
matériel de la loi (René DEGNI-SEGUI, Introduction au
droit, Abidjan, EDUCI, 2009, p. 83). L'article 71 de la Constitution de
2000 -qui reprend l'article 34 de la Constitution française de 1958-
opère une véritable « révolution juridique » :
la compétence législative du Parlement n'est plus
illimitée, elle a une compétence d'attribution définie par
les matières limitativement énumérées à
l'article 71 (art.34 de la Constitution française) ; le président
de la République acquiert, en revanche, un pouvoir normatif autonome
(Dominique ROUSSEAU, Droit du contentieux constitutionnel,
9e éd., Paris, Montchrestien, 2010, p. 321).
56 La loi reste l'acte élaboré par
l'Assemblée nationale, suivant une certaine procédure et
promulgué par le président de la République. C'est en ce
sens que l'article 71.2 de la Constitution dispose que l'Assemblée
nationale « vote seule la loi ».
17
1. L'article 71, chef de compétence principal du
législateur
L'article 71 de la Constitution énumère les
matières législatives en distinguant formellement entre la
fixation des règles et la détermination des principes
fondamentaux (a) mais il semble que cette distinction formelle n'ait plus
d'incidence sur la compétence du législateur (b).
a. La distinction formelle entre la fixation des règles
et la détermination des principes fondamentaux
La Constitution de 2000, imitant en cela la Constitution
française en son article 34, détermine un domaine
réservé à la loi, hors duquel l'Assemblée nationale
ne peut pas légiférer. L'article 71 de la Constitution
délimite de deux façons essentielles ce domaine
réservé à la loi. Pour certaines matières, la loi
« fixe les règles » ; pour d'autres, elle «
détermine les principes fondamentaux ».
Ainsi aux termes de l'article 71.3 de la Constitution sont
donc matières législatives par détermination de la
Constitution, les règles concernant : la citoyenneté, les droits
civiques et les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour
l'exercice des libertés publiques ; la nationalité, l'état
et la capacité des personnes, les régimes matrimoniaux, les
successions et les libéralités ; la procédure selon
laquelle les coutumes sont constatées et mises en harmonie avec les
principes fondamentaux de la Constitution ; la détermination des crimes
et délits ainsi que des peines qui leur sont applicables, la
procédure pénale, l'amnistie ; l'organisation des tribunaux
judicaires et administratifs et la procédure suivie devant ces
juridictions ; le statut des magistrats, des officiers ministériels et
des auxiliaires de justice ; le statut général de la fonction
publique ; le statut du corps préfectoral ; le statut du corps
diplomatique ; etc.57
En outre aux termes de l'article 71.4 de la Constitution, la
loi détermine les principes fondamentaux : de l'organisation
générale de l'administration ; de l'enseignement et de la
recherche scientifique ; de l'organisation de la défense nationale ; du
régime de la propriété, des droits réels et des
obligations civiles et commerciales ; du droit du travail, du droit
57 L'énumération de ces matières
n'est pas exhaustive (voir article 71 de la Constitution de 2000).
18
syndical et des institutions sociales ; de l'aliénation
et de la gestion du domaine de l'État ; du transfert d'entreprises du
secteur public au secteur privé ; etc.58.
Enfin les lois de finances déterminent les ressources
et les charges de l'État (art. 71.5), et les lois de programme fixent
les objectifs de l'action économique et sociale de l'État (art.
71.6). Cette énumération des matières législatives
est d'ailleurs limitative car, à la différence de l'article 34 de
la Constitution française, l'article 71 de la Constitution ivoirienne ne
prévoit la possibilité ni de la préciser ni de la
compléter59.
Il semble toutefois, en dépit de la distinction
formelle entre règles et principes, que l'on ait désormais une
lecture unitaire de la compétence du législateur.
b. Une lecture unitaire de la compétence du
législateur60
L'article 71 distingue formellement les règles que
la loi fixe des principes fondamentaux que la loi
détermine. Cette opposition est en apparence
fondée61, car on peut penser que, pour certaines questions,
le législateur devrait disposer d'une compétence plus
étendue lorsqu'il fixe les règles, l'autorité
réglementaire n'ayant plus qu'à préciser les
dernières modalités d'application62 et que pour
d'autres questions, il se limite à énoncer des orientations
générales de la réglementation -en déterminer le
principe fondamental- en laissant le soin au pouvoir exécutif
d'édicter les mesures d'application concrètes63.
Dans la pratique, la distinction entre la fixation des
règles et la détermination des principes fondamentaux d'un objet
n'est pas aisée à préciser. Si l'Assemblée
nationale veut
58 L'énumération de ces
matières n'est pas non plus exhaustive (voir article 71 de la
Constitution de 2000). L'article 71 innove sur plusieurs points par rapport
à l'article 41 de la Constitution de 1960. Il ajoute en effet à
l'énumération des matières dont la loi fixe les
règles : les statuts du corps préfectoral, du corps diplomatique,
du personnel des collectivités locales, de la fonction militaire et des
personnels de la police nationale ; l'organisation générale de
l'administration ne figure plus par ailleurs dans la liste des règles
à fixer. D'autre part, quant aux matières dont la loi
détermine les principes fondamentaux, l'article 71 ajoute par rapport
à l'article 41 de la Constitution de 1960 : l'organisation
générale de l'administration, le transfert d'entreprises du
secteur public au secteur privé, la protection de l'environnement et le
statut des partis politiques (Karim DOSSO, op.cit., p. 70). L'article
71 -à l'instar de son devancier de la Constitution de 1960 (l'article
41)- continue d'omettre les nationalisations d'entreprises du domaine de la loi
(Francis V. WODIÉ, op.cit., p. 192-193).
59 L'article 34 in fine de la Constitution
française dispose au contraire que : « Les dispositions du
présent article pourront être précisées et
complétées par une loi organique ».
60 Jean GICQUEL et Jean-Éric GICQUEL,
op.cit., p. 760 ; Dominique ROSSEAU, op.cit., p. 327.
61 La distinction fut respectée dans les
premières années par le Conseil constitutionnel français
avant d'être abandonnée.
62 Décision 57.1 du 27 novembre 1959.
Rec. p. 670 ; n° 62.20 du 4 décembre 1962. Rec.,
p. 34 ; 64.30 D.C. du 17 septembre 1964. Rec., p. 41.
63 Décision 63.23 D.C. du 19 février
1963. Rec., p. 29.
19
entrer dans les détails des mesures
édictées là où le président de la
République estime au contraire qu'elle devrait se borner simplement
à déterminer les principes fondamentaux, des conflits sont
à redouter. Ces difficultés perçues très tôt
par la doctrine64 seront finalement balayées par la
jurisprudence ultérieure du Conseil constitutionnel.
Celle-ci s'accorde désormais à dire que la
distinction formelle entre la fixation des règles et la
détermination des principes fondamentaux n'a pas d'incidence sur la
compétence du législateur. A une répartition horizontale
des compétences législatives et réglementaires, le Conseil
constitutionnel français a en effet substitué une
répartition verticale qui s'établit comme suit : au pouvoir
législatif revient la « mise en cause » des règles et
au pouvoir réglementaire leur « mise en oeuvre »65.
Ainsi le degré d'intervention du législateur s'arrête
à la mise en cause et ne saurait descendre jusqu'aux modalités
d'application et il ne saurait par conséquent être question de
faire une quelconque distinction entre la fixation des règles et la
détermination des principes fondamentaux par le
législateur66.
« Finalement, règles et principes se
rapprochent ou se confondent lorsqu'il s'agit de les appliquer autant... que
pour les déterminer »67.
D'autres dispositions de la Constitution -à
côté de l'article 71- concourent à définir les
matières dans lesquelles il appartient exclusivement à
l'Assemblée nationale de légiférer.
2. Les autres dispositions de la Constitution, chefs de
compétence complémentaires du législateur
L'extension du domaine législatif par ces
dispositions-là repose sur une étude plus poussée des
textes constitutionnels par la doctrine et est reconnue par la jurisprudence
64 Georges BURDEAU, op.cit., p. 607 ; Maurice
DUVERGER, op.cit., p.615.
65 C'est le critère tiré de
l'importance de la matière ; il rejoint, comme le note Jean et
Jean-Éric Gicquel, la vision de Portalis, exprimée dans son
Discours préliminaire du Code civil, en 1804 : « Les
lois sont des commandements... C'est aux lois de poser dans chaque
matière les règles fondamentales et à déterminer
les règles essentielles. Les délais d'exécution... les
objets instantanés ou variables... sont du ressort du règlement
». Et de conclure : « Les règlements sont des actes
de magistrature et les lois des actes de souveraineté «
(op.cit., p. 761).
66 Décision du 6 octobre 1976, Conseil
constitutionnel ; CHANTEBOUT Bernard, Droit constitutionnel,
29e éd., Paris, Sirey, p. 589-590 ; Jean GICQUEL et
Jean-Éric GICQUEL, ibid., p. 760-762 ; Francis HAMON et Michel
TROPER, op.cit., p. 749.
67 Alain-Gérard COHEN, « La
jurisprudence du Conseil constitutionnel relative au domaine de la loi
d'après l'article 34 de la Constitution », Revue du droit
public, 1963, n° 4, p. 767 ; voir également les observations
de Louis FAVOREU et Loïc PHILIP sur la décision du Conseil
constitutionnel du 27 novembre 1959, R.A.T.P., Grandes
décisions, n°5.
20
constitutionnelle (a). Elle se fait soit par le renvoi
à la loi soit par l'autorisation par celle-ci (b).
a. Une extension reposant sur une étude plus
poussée des textes constitutionnels et reconnue par la jurisprudence
constitutionnelle
Des auteurs tels que Louis Favoreu et Loïc Philip ont
fait observer que la rédaction finalement adoptée pour l'article
37 -qui correspond à notre article 72.1- : « Les matières
autres que celles qui sont du domaine de la loi ont un caractère
réglementaire » comportait une modification très importante
par rapport à la rédaction initialement envisagée et qui
était : « Les matières autres que celles visées
à l'article 31 (devenu l'article 34 et qui correspond à notre
article 71, al. 3, 4, 5 et 6) ont un caractère réglementaire
». Cette modification paraît bien confirmer, en effet, que les
constituants n'ont pas voulu limiter le domaine législatif aux seules
matières énumérées par l'article 34 (art. 71, al. 3
et 4 de notre Constitution). Il s'en suit une conséquence majeure : les
matières législatives vont au-delà de
l'énumération de l'article 34 (art. 71, alinéas 3 et 4 de
la Constitution ivoirienne).
Cette extension du domaine législatif au-delà
de l'énumération de l'article 34 -à propos de la
Constitution française- est d'ailleurs explicitement reconnue par le
Conseil constitutionnel. Il énonce en effet que : «
Considérant que, d'après l'article 37 de la Constitution, «
les matières autres que celles qui sont du domaine de la loi ont un
caractère réglementaire » et que « ce domaine est
déterminé non seulement par l'article 34, mais aussi par
d'autres dispositions de la Constitution... »68.
Par conséquent, le domaine de la loi cerné au
moyen conjugué des articles 71 et 72.2 de la Constitution n'est pas
ainsi borné69. Il est nécessaire de se
référer à d'autres dispositions constitutionnelles
très nombreuses qui étendent la compétence de
l'Assemblé nationale.
b. Le renvoi à la loi ou l'autorisation par une loi
68 Décision du Conseil constitutionnel
français du 2 juillet 1965 (Rec., p. 75). A partir de cette
décision, le Conseil constitutionnel français reconnaît,
admet la compétence de la loi relativement à une diversité
de matières : la libre administration des collectivités locales
sur le fondement des articles 72 à 776 (C.C. 69-52 L., févr.
1969, rec., p. 21 et autres décisions), l'autorisation de la
ratification de certains traités sur celui de l'article 53 (C.C. 75-59
D.C., 30 déc., 1975, rec., p. 26), etc.
69 Francis V. WODIÉ, op.cit., p.
193.
21
En de nombreuses autres matières, la Constitution
confie ou renvoie à la loi, exige l'autorisation du législateur.
Ainsi pour la déclaration de guerre (art. 73), la prorogation
au-delà de quinze jours de l'état de siège (art. 74.2),
l'autorisation de ratifier certains traités ou d'approuver certains
accords (art. 85), la fixation des règles d'organisation et de
fonctionnement du Conseil constitutionnel ainsi que la procédure et les
délais (art. 100), la composition, l'organisation et le fonctionnement
des juridictions suprêmes (art. 102.2), les conditions d'application des
dispositions relatives au Conseil supérieur de la magistrature (art.
107), la détermination du nombre des membres, des attributions et des
règles de fonctionnement de la Haute cour de justice et de la
procédure suivie (art. 108.2), la mise en accusation du président
de la République et des ministres (art. 111), les attributions,
l'organisation et le fonctionnement du Médiateur de la République
(art. 118), les principes de la libre administration des collectivités
territoriales ainsi que de leurs compétences et de leurs ressources
(art. 119), etc.70.
Certains auteurs ont observé que ces quelques autres
articles de la Constitution renvoyant à la loi peuvent paraître
assez négligeables dans la mesure où l'article 71 contient
déjà des positions très proches sinon identiques. Par
conséquent, l'on peut penser que ces autres articles font double emploi
avec lui71. Il n'en reste pas moins de toute façon que, pour
définir le domaine de la loi, il ne faut guère se limiter
à l'article 71 de la Constitution72.
Ces autres dispositions que nous venons d'évoquer et
qui étendent le domaine de la loi sont encore inscrites dans le texte
même de la Constitution. Mais le véritable élargissement du
domaine législatif découle de la jurisprudence
constitutionnelle.
B/ L'élargissement jurisprudentiel du domaine
législatif
L'élargissement jurisprudentiel du domaine
législatif se situe à deux niveaux : d'abord dans l'affirmation
de la valeur constitutionnelle du Préambule (1) et ensuite dans
l'intervention de l'Assemblée nationale dans le domaine
réglementaire par volontés concordantes du Parlement et de
l'exécutif (2).
70 Jean GICQUEL et Jean-Éric GICQUEL,
op.cit., p. 761 ; Francis HAMON et Michel TROPER, op.cit., p.
749 ; Dominique ROUSSEAU, op.cit., p. 325 ; Francis V. WODIÉ,
ibid., p. 193.
71 Pierre PACTET et Ferdinand MELIN-SOUCRAMANIEN,
op.cit., p. 522.
72 L'article 34 (article 71 de la Constitution
ivoirienne) a perdu le monopole de la définition de la compétence
du législateur (François LUCHAIRE, « Les sources des
compétences législatives et réglementaires »,
AJDA, 1979, p. 3).
22
1. L'affirmation de la valeur constitutionnelle du
Préambule et ses conséquences au regard de la compétence
du législateur
Les juridictions françaises -et notamment le Conseil
constitutionnel- ont admis la valeur constitutionnelle du préambule de
la Constitution de 1958 et des normes auxquelles il renvoie. Cette
jurisprudence française nous intéresse à deux titres :
parce qu'elle est susceptible d'être transposée dans notre droit
constitutionnel d'une part (a) et que cette transposition entraînerait
des conséquences importantes au regard de la compétence du
législateur d'autre part (b).
a. L'extension du bloc de constitutionnalité au
Préambule, à la Déclaration universelle de 1948 et
à la Charte africaine de 198173
La valeur constitutionnelle du préambule de la
Constitution française ne semble pas faire de doute aujourd'hui
après la controverse d'avant 197174. Le Conseil d'État
français avait en effet déjà jugé que, si la
Constitution a attribué compétence au pouvoir
réglementaire pour déterminer les contraventions et les peines
assorties, c'est par dérogation au principe général
énoncé à l'article 8 de la Déclaration de 1789
à laquelle se réfère le Préambule et qui prescrit
le caractère légal des peines. Si donc seul le constituant peut
déroger à un tel principe contenu dans le préambule, c'est
que celui-ci a valeur constitutionnelle75.
Dans sa décision du 16 juillet 1971, le Conseil
constitutionnel s'est prononcé dans le même sens en
décidant de procéder à un contrôle au fond de la
conformité de la loi à la Constitution et plus
précisément à son préambule76. Ce
faisant, il reconnaît valeur constitutionnelle non seulement au
préambule de la Constitution de 1958 mais également à
la
73 Il s'agit de la Déclaration universelle
des droits de l'homme de 1948 et de la Charte africaine des droits de l'homme
et des peuples de 1981.
74 Dominique ROUSSEAU, op.cit., p. 98.
Jusqu'en 1971, deux écoles s'affrontent sur la valeur juridique de la
Déclaration de 1789 et du Préambule de 1946 : pour Carré
de Malberg (Contribution à la théorie générale
de l'État, p. 580) et A. Esmein (Eléments de droit
constitutionnel, Sirey, I, p. 601) par exemple, ces textes ne peuvent pas
avoir de valeur juridique tandis que pour d'autres tels que Hauriou
(Précis de droit constitutionnel, Sirey, p. 618) et Duguit
(Traité de droit constitutionnel, Paris, II, p. 184), les
déclarations ont une valeur identique à celle du texte
constitutionnel lui-même et s'imposent au législateur.
75 Conseil d'État français, section, 12
février 1960, Société Eky.
76 Le Conseil constitutionnel a d'abord posé
le principe que la liberté d'association fait partie des principes
fondamentaux reconnus par les lois de la République (P.F.R.L.R.) et
solennellement réaffirmés par le préambule de la
Constitution. Il a ensuite jugé qu'une loi, qui porte atteinte à
ce principe en substituant l'autorisation préalable à la simple
déclaration préalable exigée pour la constitution des
associations, n'est pas conforme à la Constitution.
23
Déclaration de 1789 et au Préambule de 1946
auxquels il renvoie ainsi qu'aux « principes fondamentaux reconnus par les
lois de la République » visés par ce
dernier77.
Dès lors, la voie était ouverte pour ajouter
à l'énumération de l'article 34 de nouvelles
matières législatives procédant des normes visées
par le Préambule.
Cette jurisprudence française est importante au regard
même de notre droit constitutionnel car elle est susceptible d'y
être transposée. En effet, si le fait même que le
Préambule soit incorporé dans le texte de la Constitution
suffisait à lui conférer valeur constitutionnelle, celui figurant
en tête de la Constitution de 2000 possède bien une telle valeur
de même que les normes auxquelles il renvoie78.
Si donc l'on tient ainsi pour obligatoires les dispositions du
préambule de la Constitution de 2000, la liste des matières
législatives s'allonge considérablement79.
b. Les conséquences de l'affirmation de la valeur
constitutionnelle du Préambule au regard de la compétence du
législateur
L'extension du bloc de constitutionnalité au
Préambule et aux normes auxquelles il renvoie entraînerait
certaines conséquences au regard de la compétence du
législateur. En effet, le domaine d'intervention de celui-ci ne serait
plus seulement déterminé par référence exclusive au
texte même de la Constitution mais également en se fondant sur le
Préambule et les textes juridiques auxquels il renvoie : le domaine
législatif s'en trouverait élargi.
C'est ainsi que le Conseil constitution français, dans
sa décision du 28 novembre 1973, décidera que la matière
des contraventions et des peines qui leur sont applicables est
législative lorsque lesdites peines comportent des mesures privatives de
liberté. Cette décision ne pouvait prendre appui sur l'article 34
puisque la matière des contraventions et des peines qui leur sont
applicables ne figure pas dans l'énumération dudit article par
suite d'une omission qui semble délibérée, les crimes et
les délits étant eux expressément visés. Cette
77 Dominique ROUSSEAU, op.cit., p. 100.
78 René DEGNI-SEGUI, Droit administratif
général : l'action administrative, 4e éd.,
Abidjan, NEI-CEDA, tome II, 2012, p. 29.
79 Dans certaines de ses décisions, le
Conseil constitutionnel ivoirien a confirmé la valeur constitutionnelle
du préambule de la Constitution de 1960 : il s'agit de la
décision n° L. 001/96 du 11 décembre 1996 relative à
la Convention du 3 juillet 1996 portant création du Conseil
régional de l'épargne publique et des marchés financiers
et de la décision n° L. 005/97 du 16 juin 1997 relative à la
Convention de l'Organisation de l'Unité africaine régissant les
aspects propres aux problèmes des réfugiés en Afrique,
adoptée le 10 septembre 1969 à Addis-Abeba (Ethiopie).
24
décision du Conseil constitutionnel est d'autant plus
significative qu'elle marque un revirement complet de sa jurisprudence
antérieure lorsque, se fondant exclusivement sur le texte de la
Constitution et précisément à son article 34, il
décidait que : « la détermination des contraventions et des
peines dont celles-ci sont assorties est de la compétence
réglementaire »80. Il a suffi au Conseil constitutionnel
de viser désormais l'article 66 et surtout les articles 8 et 9 de la
Déclaration de 1789 à laquelle renvoie le Préambule.
Si l'on tient également pour obligatoire le
préambule de la Constitution de 2000 qui renvoie à deux textes
majeurs en matière de droits de l'homme -à savoir la
Déclaration de 1948 et la Charte africaine de 198181- le
domaine législatif s'élargit puisque l'article 71 de la
Constitution renvoie à la loi toutes les matières ayant trait aux
garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des
libertés publiques82.
D'autre part, si la possibilité était reconnue
à l'Assemblée nationale d'intervenir en dehors même de son
domaine, cela contribuerait plus encore à l'élargissement de
celui-ci.
2. L'intervention de l'Assemblée nationale dans le
domaine réglementaire par volontés concordantes du
législateur et de l'exécutif
Si le Parlement veut intervenir dans le domaine
réglementaire et que le président de la République ne s'y
oppose pas, cette intervention en principe contraire à la
délimitation matérielle des compétences
législatives et réglementaires (a) ne sera cependant pas
sanctionnée par le Conseil constitutionnel (b).
a. Une intervention en principe contraire à la
délimitation matérielle de la loi par la Constitution
Initialement et en s'en tenant à la lettre de la
Constitution qui opérait la délimitation des domaines
législatif et réglementaire, le Conseil constitutionnel
français veillait très strictement à ce que la loi porte
bien sur des matières législatives prévues à
l'article 34 ou,
80 Déc. n° 63-22 du 19 février
1963, Rec. p. 27. La nouvelle jurisprudence du Conseil constitutionnel
résultant de sa décision du 28 novembre 1973 (compétence
législative en matière de contraventions et des peines
applicables) va également à l'encontre de la position
adoptée par le Conseil d'État (12 février 1960,
Société Eky).
81 Le préambule de la Constitution de 2000
ne se réfère plus à la Déclaration des droits de
l'homme et du citoyen de 1789. Cela traduirait, selon René
Dégni-Ségui, la volonté des auteurs de la Constitution de
2000 de couper le « cordon ombilical avec l'ex-colonisateur »
(Introduction au droit, Abidjan, EDUCI, 2009, p. 72).
82 Francis V. WODIÉ, op.cit., p.
193. Pour plus de développements sur l'extension du domaine
législatif : voir Dominique ROUSSEAU, op.cit., p. 322-329.
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plus rarement, à un autre article de la Constitution.
Ainsi, une loi comportant des dispositions à caractère non
législatif -ne satisfaisant donc pas au critère matériel
de l'article 34 (notre article 71)- eût été exposée
à la censure du Conseil constitutionnel saisi par le président de
la République, le président de l'Assemblée nationale ou au
moins un dixième des députés en application de l'article
61.2 de la Constitution (notre article 95.2). Le domaine de droit commun dont
dispose le président de la République était par
conséquent un domaine exclusif et il ne pouvait en principe se montrer
généreux en autorisant le Parlement à y intervenir. Le
domaine législatif ne présenta jamais au contraire ce
caractère exclusif : le président de la République peut y
intervenir soit avec l'accord du législateur -les ordonnances de
l'article 75-soit sans son accord -les décisions présidentielles
de l'article 48 et les ordonnances budgétaires83.
Désormais, l'intervention du législateur dans le
domaine réglementaire est admise à condition de satisfaire
à certaines exigences que nous aborderons tout à l'heure. La voie
se trouve ainsi ouverte de voir des lois empiétant sur le domaine
réglementaire et qui ne seraient pas déclarées
inconstitutionnelles en cas de saisine du Conseil constitutionnel.
Certes une telle intervention de l'Assemblée nationale
est en principe contraire à la délimitation matérielle des
compétences voulue par les auteurs de la Constitution, mais elle ne
saurait dorénavant être systématiquement
censurée.
b. Une intervention non systématiquement
sanctionnée par le Conseil constitutionnel
Le Conseil constitutionnel français ne considère
plus que l'intervention de l'Assemblée nationale dans le domaine
réglementaire doive être sanctionnée en cas de recours
lorsque l'accord du Gouvernement et du Parlement vient à couvrir cette
intervention84. Le domaine réglementaire a été
institué au profit du seul Gouvernement et la Constitution lui donne des
moyens de le protéger des empiètements du législateur :
l'article 41 (notre article 76) lui
83 René DEGNI-SEGUI, op.cit., p.
84. La délimitation des compétences législative et
réglementaire tracée par la Constitution est originairement
voulue comme étant immuable, absolue : des mécanismes sont alors
destinés à assurer, selon le mot de Francis V. Wodié,
« l'intangibilité des frontières »
(op.cit., p. 194). Mais cette intangibilité des
frontières n'est pas autant assurée au profit du domaine
législatif que du domaine réglementaire : celui-ci est
rigoureusement protégé tandis que celui-là l'est assez
faiblement.
84 Décision du 30 juillet 1982 du Conseil
constitutionnel relative à la loi sur les prix et les revenus. Cette
décision du Conseil constitutionnel constitue un véritable
tournant et est largement commentée par la doctrine : elle relativise la
limitation du domaine de la loi (Francis HAMON et Michel TROPER,
op.cit., p. 755), elle sonne le glas du critère matériel
de la loi défini à l'article 34 -notre article 71- (Jean GICQUEL
et Jean-Éric GICQUEL, op.cit., p. 34), etc.
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permet d'opposer l'irrecevabilité aux propositions et
amendements qu'il juge ne pas être du domaine de la loi tandis que
l'article 37.2 lui permet d'obtenir la restitution de son pouvoir
réglementaire sur les matières irrégulièrement
introduites dans une loi. Dès lors que le Gouvernement consent aux
empiètements du législateur soit en s'abstenant à
l'égard d'une proposition de loi d'user de la procédure de
l'article 41 soit en déposant lui-même un projet de loi portant
sur des matières non législatives, l'irrégularité
commise -l'intervention du pouvoir législatif dans le domaine
réglementaire- est couverte85.
Dès lors, l'article 61.2 (notre article 95.2) de la
Constitution ne saurait désormais constituer une telle protection que
dans la stricte mesure où le Gouvernement aurait manifesté son
hostilité à l'intervention de l'Assemblée nationale dans
le domaine réglementaire.
En définitive, la jurisprudence du Conseil
constitutionnel et la pratique gouvernementale concordent toutes deux à
retenir une conception extensive du domaine de la loi86 au point que
certains se demandent s'il n'y a pas tout simplement un abandon du
critère matériel87. Cette conception extensive du
domaine de la loi est par ailleurs confortée par la politique
jurisprudentielle du Conseil constitutionnel qui oblige le législateur
à exercer pleinement sa compétence (théorie de
l'incompétence négative du législateur).
Bien que la compétence législative de
l'Assemblée nationale soit largement étendue et élargie,
il reste qu'elle n'est plus le seul législateur au sens large du terme.
A côté d'elle, le président de la République dispose
d'une compétence normative importante.
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