III. INTÉRÊTS SCIENTIFIQUE ET PRATIQUE DU
SUJET
Notre mémoire va, nous l'espérons, revêtir
à la fois un intérêt scientifique et un
intérêt pratique. Sur le plan de l'intérêt
scientifique, l'étude des rapports entre le pouvoir exécutif et
le pouvoir législatif en Côte d'Ivoire s'inscrit dans les
préoccupations légitimes de la pensée scientifique en
droit constitutionnel. Le pouvoir exécutif ivoirien a en effet pris
cette habitude fâcheuse d'intervenir de plus en plus fréquemment
-en dehors de tout cadre constitutionnel et même en violation de ce
cadre- dans le domaine de compétences du législateur39
sans que cela ne suscite une quelconque émotion ou une simple
interrogation, sauf de la part d'une certaine doctrine attentive au respect
effectif de la séparation des pouvoirs40 et de la part de
l'opposition politique41. La solution au problème
posé, à savoir si l'égalité et l'équilibre
des
38 C'est le principe de bonne organisation
formulé par Montesquieu : pour éviter le despotisme, «
il faut que par la disposition des choses le pouvoir arrête le pouvoir
» (De l'esprit des lois ou du rapport que les lois doivent avoir
avec la Constitution de chaque gouvernement, les moeurs, le climat, le
commerce, etc., Genève, 1748, Livre XI, chapitre IV, p. 242). Pour
les pouvoirs du Congrès des États-Unis (Francis HAMON et Michel
TROPER, op.cit., p. 274-278).
39 L'Assemblée nationale a été
ainsi constamment ignorée du processus budgétaire, le
président de la République prenant des ordonnances
budgétaires sans que les conditions exigées à cet effet
par l'article 80 de la Constitution ne soient réunies : nous pouvons
citer à titre d'exemples les ordonnances n° 2011-121 du 22 juin
2011 portant budget de l'État pour la gestion 2011 et n° 2011-480
du 28 décembre 2011 portant budget de l'État pour la gestion
2012. De même, l'organisation territoriale actuelle de la Côte
d'Ivoire a d'abord résulté d'une ordonnance sans fondement
constitutionnel (ordonnance n° 2011-262 du 28 septembre 2011 portant
organisation générale de l'Administration). Enfin, nous pouvons
citer les décisions présidentielles prises par L. Gbagbo sur le
fondement de l'article 48 de la Constitution à partir du 26 août
2005 et la décision présidentielle n° 001 /PR du 11 janvier
2014 portant création, organisation et fonctionnement des tribunaux de
commerce prise par A. Ouattara. Concernant cette dernière
décision, le Conseil constitutionnel, saisi par la voie d'exception, la
jugea contraire à la Constitution (Décision n°
CI-2014-139/26-06/CC/SG du 26 juin 2014).
40 Pélagie N'DRI-THEOUA, «
Constitutions et démocratie en Côte d'Ivoire », Revue
ivoirienne des sciences juridiques et politiques, n° 1, 2014, p.
43-72 ; Félix TANO, « Constitutions et urgence budgétaire
à l'épreuve des crises politiques », Revue juridique des
États francophones, n° 2, avril-juin 2011, p. 147-150.
41 Mais d'une façon générale,
l'opposition politique dénonce la délégation du pouvoir
législatif consentie par l'Assemblée nationale au
président de la République sur le fondement même des
dispositions constitutionnelles (Déclaration du Secrétaire
général par intérim et porte-parole du Front populaire
ivoirien Docteur Richard Kodjo).
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pouvoirs sont respectés, contribuera donc à nous
rendre compte de la complexité de la nature du régime politique
ivoirien : régime à mi-chemin entre le régime
présidentiel et le régime parlementaire ou de confusion des
pouvoirs, c'est-à-dire de semi-dictature42 ? Mais il est
également possible que la nature véritable du régime
politique ivoirien soit, en fait, occultée par la pratique politique :
la prééminence du président de la République est
certes consacrée par la Constitution, mais elle semble encore plus
déterminée par le fait que d'une part, les Présidents
ivoiriens ont constamment bénéficié de la majorité
à l'Assemblée nationale et que d'autre part, ils ont toujours
été plus forts que leurs partis. Autrement dit, si le fait
majoritaire basculait et que le fait personnel cessait d'exister, la
prééminence du président de la République -quoique
constitutionnellement consacrée- s'en trouverait
affectée43.
Mais en attendant cette éventualité et sur le
plan de l'intérêt pratique cette fois, le problème de
l'équilibre des pouvoirs exécutif et législatif est
crucial pour l'édification d'une véritable démocratie en
Côte d'Ivoire et -par ricochet- pour l'avènement d'un
développement économique, social et culturel tant
souhaité, car il semble exister une interaction entre démocratie
(c'est-à-dire, d'une part, la participation du peuple au pouvoir
politique à travers le libre choix des représentants,
l'élaboration démocratique des décisions et la mise en jeu
de la responsabilité politique des gouvernants44 et d'autre
part, la séparation des pouvoirs entre organes spécialisés
et indépendants -l'exécutif, le législatif et le
judiciaire- afin de garantir les droits fondamentaux des citoyens), bonne
gouvernance et développement :
« La démocratie et le développement sont
complémentaires et se renforcent mutuellement (...). L'histoire
montre... que les expériences dans lesquelles la démocratie et le
développement ont été dissociés se sont, le plus
souvent, soldées par des échecs. À l'inverse,
l'imbrication de la démocratisation et du développement contribue
à enraciner l'une et l'autre dans la durée. En effet, si, pour se
consolider, la démocratie politique doit trouver son prolongement dans
des mesures économiques et sociales qui favorisent le
développement, de même, toute stratégie de
développement a
42 Aboubacar S. DIOMANDE, « Le régime
politique ivoirien : un régime en marge des catégories
traditionnelles », Revue de la recherche juridique Droit
prospectif, 2013-3, p. 1453-1471 ; Yédoh S. LATH, op.cit.,
p. 49-87.
43 GICQUEL Jean et GICQUEL Jean-Éric,
Droit constitutionnel et institutions politiques, 26e éd.,
Paris, Montchrestien, 2012, p.157.
44 Philippe BRAUD, Science politique : la
démocratie politique, Paris, Seuil, tome I, 2003, p.
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besoin, pour être mise en oeuvre, d'être
validée et renforcée par la participation démocratique
»45.
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