Section II : Les initiatives bridées
Les initiatives de l'Assemblée nationale sont
doublement bridées et précisément là où
elles devraient être le plus libre possible, c'est-à-dire au plan
législatif (paragraphe 1) et au plan financier (paragraphe 2).
Paragraphe 1 : Au plan législatif
137
Conformément à l'article 42, l'initiative des
lois appartient concurremment au président de la République et
aux députés. En droit, il n'y a pas de différences entre
projets et propositions de lois mais celles-ci n'ont pas les mêmes
chances d'aboutissement que ceux-là. Cet état de fait tient
à des entraves politique (A) et institutionnelle (B) posées aux
propositions de lois.
A/ L'entrave politique aux propositions de lois émanant
des députés de la majorité et de l'opposition
L'entrave politique aux propositions de lois réside
essentiellement dans l'existence d'une majorité parlementaire de soutien
au programme du président de la République. Le fait majoritaire
et la discipline de parti au sein de cette majorité parlementaire (1),
certainement nécessaires à la réalisation du programme de
Gouvernement, entraînent nonobstant des conséquences peu fastes
pour le prestige de l'Assemblée nationale (2).
1. Le fait majoritaire et la discipline de parti au sein de la
majorité parlementaire
Le président de la République apparaît
comme le chef d'une majoritaire parlementaire au sein de laquelle règne
une discipline stricte autour de sa personne. Ce fait fondamental de la science
politique ivoirienne entraîne une quasi-inexistence de propositions de
lois émanant des députés de la majorité d'une part
(a) et assure une mort certaine aux propositions de lois émanant des
députés de l'opposition parlementaire d'autre part (b).
a. Une quasi-inexistence de propositions de lois émanant
des députés de la majorité
Le fait majoritaire explique et aggrave la rareté des
initiatives parlementaires, spécifiquement celles émanant des
députés de la majorité. Dès la veille de
l'indépendance, le parti présidentiel est en effet constamment
demeuré le parti majoritaire soit seul soit en alliance avec d'autres
formations politiques. Ainsi de 1959 à 1999, le Parti
démocratique de Côte d'Ivoire a détenu à lui seul la
quasi-totalité des sièges à l'Assemblée nationale
sans qu'en fait le multipartisme, à partir de 1990, eût
changé grand-chose à cette réalité307 ;
à partir de 2000 jusqu'en 2010, le Front populaire ivoirien -en
alliance, il est vrai, avec des députés
307 Sous la dernière législature de la
première République, la répartition des sièges
était ainsi faite : P.D.C.I. (parti présidentiel) : 150/225 ;
R.D.R. : 13 ; F.P.I. : 12 et sièges non alloués : 50.
138
d'autres formations politiques- est parvenu à obtenir
la majorité absolue des sièges308 et enfin depuis
2011, le Rassemblement des républicains détient à lui tout
seul presque la majorité absolue309. Ce fait majoritaire doit
être conjugué avec la stricte discipline de parti au sein de la
majorité parlementaire.
Cette discipline de parti au sein de la majorité
parlementaire a elle-même une explication résidant dans la
personne du président de la République, leader
emblématique, historique et/ou charismatique du parti
présidentiel. Il en fut ainsi, à divers degrés, sous les
différentes présidences de la République si l'on met entre
parenthèses la période transitoire ouverte avec le coup
d'État du 24 décembre 1999310 : sous celle, d'abord,
d'Houphouët-Boigny et de Konan Bédié ; sous celle, ensuite,
de Laurent Gbagbo et enfin depuis 2010 sous celle d'Alassane Ouattara. Le
président de la République -incarnant toujours à lui tout
seul le parti présidentiel- cristallise et renforce une discipline
rigoureuse autour des orientations et des directives qu'il détermine.
Ces deux faits expliquent que le président de la
République -leader naturel du parti présidentiel et par
conséquent chef de la majorité parlementaire- non seulement
obtienne le vote de ses projets de lois mais également que les
députés de la majorité lui délaissent toute
initiative en matière législative. Il en résulte une
rareté des propositions de lois émanant des députés
de la majorité parlementaire.
Quant au sort réservé aux propositions de lois
formulées par les députés de l'opposition dans un tel
contexte, l'on peut aisément le deviner.
b. Les propositions de lois émanant des
députés de l'opposition, des propositions mort-nées
Les députés de l'opposition disposent
théoriquement de l'initiative en matière législative. En
réalité, s'ils peuvent toujours exercer cette initiative
législative en soumettant à l'Assemblée nationale des
propositions de lois et des amendements, ils ont peu de chances de les voir
adoptés. L'explication en est toute simple : elle réside à
la fois dans le fait majoritaire en faveur du parti présidentiel que
nous avons précédemment analysé mais surtout dans le
fait
308 Sous la première législature de la seconde
République : F.P.I. (parti présidentiel) : 96/225 ; P.D.C.I. : 94
; Indépendants : 22 ; R.D.R. : 5 ; P.I.T. : 4 ; M.F.A. : 1 ; U.D.C.I. :
1 et sièges non alloués : 2.
309 La répartition des sièges sous la
2e législature de la seconde République se fait comme
suit : R.D.R. : 127/255 ; P.D.C.I. : 77 ; les non-inscrits : 35 ; U.D.P.C.I. :7
; R.H.D.P. : 4 et M.F.A. : 3.
310 Après le coup d'État du 24 décembre
1999, tous les pouvoirs publics constitutionnels ont été dissouts
par le Général Robert Guéi à l'exception de la Cour
suprême.
139
que cette majorité parlementaire -en
réalité le président de la République- est peu
disposée à voir adoptées des lois issues de propositions
de députés de l'opposition.
A la différence donc du droit d'initiative
législative des députés de la majorité
parlementaire qui ne s'exerce même pas puisque ces derniers
préfèrent le délaisser au président de la
République, celui émanant des députés de
l'opposition se manifeste bien et beau et leurs propositions sont même
discutées mais elles demeurent vouées à l'échec.
Dès lors, le droit d'initiative législative apparaît avoir
un but détourné : le député de l'opposition qui
dépose une proposition de loi est certainement conscient de son sort
définitif mais précisément, il espère
démontrer par le rejet même de sa proposition le peu de
disposition de la part de la majorité parlementaire -et partant du
président de la République- à permettre certaines
réformes.
Le fait majoritaire que nous venons d'étudier et les
autres éléments qui s'agglutinent à ce fait majoritaire
(fait personnel, discipline de parti, etc.) entraînent certaines
conséquences qui ne participent pas de l'équilibre dans les
rapports entre le président de la République et
l'Assemblée nationale.
2. Les conséquences du fait majoritaire sur le prestige
de l'Assemblée nationale
Les conséquences du fait majoritaire sont que d'une
part, il y a un faible taux des propositions de lois dans la production
législative (a) et d'autre part, l'Assemblée nationale est
ravalée au rang de faire-valoir du président de la
République (b).
a. Un faible taux des propositions de lois dans la production
législative
La plupart des lois qui sont adoptées à
l'Assemblée nationale proviennent non des initiatives des
députés -que ce soit ceux de la majorité ou, encore moins,
ceux de l'opposition- mais du président de la République. Ce
phénomène est perceptible dans tous les régimes politiques
où Gouvernement et Parlement participent à l'élaboration
de la loi311.
Cette situation pose la question de l'effectivité du
droit d'initiative législative d'origine parlementaire consacré
à l'article 42 de la Constitution. Ce droit d'initiative
législative
311 Pierre Pactet écrit ainsi en parlant de la
situation française : «... au cours de l'année civile 1991,
141 projets de lois ont été déposés et 80
adoptés, cependant que 915 propositions de lois étaient
déposées et 14 adoptées » (op.cit., p.
423).
140
d'origine parlementaire tend en effet à devenir de plus
en plus théorique, à être dépourvu de toute
substance : il n'y a que le président de la République ou le
Gouvernement -selon le régime politique- qui exerce véritablement
le droit d'initiative législative que leur reconnaît la
Constitution. A ce rythme, l'on peut se poser la question de savoir si
l'initiative législative d'origine parlementaire ne tombera pas en
désuétude.
Plus fondamentalement encore, nous pouvons nous poser la
question de l'actualité de la séparation des pouvoirs
législatif et exécutif. A la séparation classique entre
organe législatif et organe exécutif se serait en effet
substitué, selon Maurice Duverger, la séparation entre le pouvoir
de la majorité ou pouvoir d'État et le pouvoir de l'opposition ou
pouvoir tribunicien. Le premier détient à la fois le pouvoir de
légiférer et le pouvoir d'exécuter ; le second le pouvoir
de contrôler312.
Si l'on s'en tenait à cette nouvelle forme de
séparation des pouvoirs reposant davantage sur un critère
politique que sur un critère institutionnel, il en résulterait
que l'Assemblée nationale -composante législative du pouvoir de
la majorité à côté de sa composante exécutive
qui est le président de la République- serait ravalée au
rang de faire-valoir de ce dernier.
b. Le ravalement de l'Assemblée nationale au rang de
faire-valoir du président de la République
En conséquence de ce qui vient d'être
analysé à savoir d'une part, le fait que les
députés de la majorité parlementaire n'exercent quasiment
pas leur droit d'initiative législative et d'autre part, le fait que
ceux de l'opposition -bien qu'ils l'exercent- voient leurs propositions
toujours rejetées, il découle le fait devenu habituel dans la
plupart des régimes politiques où Gouvernement et Parlement
collaborent à l'élaboration de la loi313 que la
plupart des lois qui sont adoptées à l'Assemblée nationale
proviennent de projets du président de la République ou du
Gouvernement.
Le fait que la plupart des lois votées à
l'Assemblée nationale provienne de projets de l'exécutif ne
serait pas grave en lui-même si ces lois faisaient l'objet -tout au long
de la procédure législative- de débats contradictoires,
d'une véritable délibération, d'amendements substantiels,
etc. Malheureusement, les projets de lois déposés par le
président de la
312 Catherine CLESSIS et al., Droit
constitutionnel, Paris, Montchrestien, 1995, pp. 47-48.
313 Pierre PACTET et Ferdinand MELIN-SOUCRAMANIEN,
op.cit., p. 423.
141
République font seulement l'objet d'une ratification
quasi-systématique à la fois en commission et en séance
plénière. En effet, les députés n'ont en fait ni la
possibilité de modifier le texte en commission -les membres du
Gouvernement s'y opposant très souvent et victorieusement- ni en fait
celle de rejeter le texte, le parti majoritaire disposant de la majorité
des sièges nécessaires à leur adoption : les textes
déposés par le président de la République sont par
conséquent purement et simplement entérinés en leur
état.
Cette situation a pu faire dire à certains que
l'Assemblée nationale -conçue pour être, dans un
régime présidentiel, un contrepoids au pouvoir du
président de la République- est devenue une caisse de
résonance de ce dernier.
A l'entrave politique posée aux propositions de lois
résultant, somme toute, d'un phénomène aléatoire
(le fait majoritaire), il faudrait également ajouter un
phénomène plus invariable, moins casuel, c'est-à-dire les
entraves institutionnelles.
B/ Les entraves institutionnelles spécifiques aux
propositions de lois émanant des députés de
l'opposition
Des entraves institutionnelles sont susceptibles d'être
posées à toutes les propositions de lois d'où qu'elles
émanent. Mais comme les députés de la majorité ont
abandonné leur droit d'initiative législative au président
de la République ainsi que nous l'avons vu, c'est contre les
propositions de lois émanant des députés de l'opposition
que seront opposées plus spécifiquement ces entraves
institutionnelles. Ce sont d'une part, les irrecevabilités (1) et
d'autre part, les autres types d'entraves institutionnelles (2).
1. Les irrecevabilités, entraves institutionnelles
majeures aux propositions de lois
Ce sont d'une part, l'irrecevabilité contre les
propositions susceptibles d'empiéter sur le domaine réglementaire
et d'autre part, l'irrecevabilité en matière
financière.
La première a été abondamment
étudiée jusqu'à maintenant. Il s'agit seulement de
rappeler, ici, qu'elle entrave les seules propositions de lois et les
amendements d'origine parlementaire. Elle ne concerne par conséquent
guère les projets de lois et les amendements
142
d'origine gouvernementale : ce qui serait d'ailleurs absurde
car il s'agirait en fait de chercher à protéger le
président de la République de lui-même314!
Si le président de l'Assemblée nationale est
bien d'accord, le président de la République pourrait
étouffer dans l'oeuf toutes les propositions de lois
déposées par les députés de l'opposition que ces
propositions soient ou non susceptibles d'empiéter sur le domaine
réglementaire, le but étant moins de protéger ce
domaine-là que d'annihiler toute démarche législative
émanant de l'opposition. Il serait intéressant de voir à
cet égard quelle serait l'attitude du Conseil constitutionnel : saisi
par l'opposition, pourrait-il manifester une réelle indépendance
à cette occasion et faire taire les critiques le jugeant à la
solde du président de la République315 ?
Le deuxième type d'irrecevabilité opposable aux
propositions de lois -spécifiquement celles qui émanent des
députés de l'opposition- concerne la matière
financière et sera étudié plus amplement dans les
développements suivants.
2. D'autres entraves institutionnelles aux propositions de
lois
D'autres entraves institutionnelles sont opposables aux
propositions de lois et elles méritent que l'on s'y penche même
si, évidemment, elles ne sont pas de la même importance que celles
qui découlent de la Constitution. Ces entraves procèdent en effet
du règlement de l'Assemblée nationale et sont prévues par
deux de ses dispositions : l'article 56.1 (a) et l'article 56.2316
(b).
a. L'article 56, alinéa 1 du règlement de
l'Assemblée nationale
Aux termes de l'article 56, alinéa 1 du
règlement de l'Assemblée nationale, toute proposition de loi qui
est repoussée par les députés ne peut être
réintroduite avant le délai de trois mois. Une telle entrave
tenant à une limite temporelle ne concerne évidemment que les
seules propositions de lois : si un projet de loi était repoussé,
il n'y aurait aucun empêchement
314 Si le président de la République
dépose lui-même un projet de loi empiétant sur le domaine
réglementaire, c'est dire qu'il consent, à n'en point douter,
à l'empiètement de la loi sur le domaine que la Constitution lui
a pourtant réservé (le domaine réglementaire).
315 Nous reviendrons sur le problème de
l'indépendance du Conseil constitutionnel, et plus
généralement du pouvoir judiciaire, à l'égard du
pouvoir exécutif dans la conclusion de notre travail.
316 C'est l'ancien article 54, alinéas 1 et 2 du
règlement de l'Assemblée nationale avant sa modification par la
résolution de 2006.
143
pour le président de la République de le
soumettre à nouveau à la délibération des
députés. Mais c'est là une hypothèse peu probable
de se produire en l'état actuel du fonctionnement du régime.
Cette disposition tire en réalité la conclusion
d'un fait : le rejet des propositions de lois des députés de
l'opposition. En effet, comme les députés de la majorité
parlementaire ne déposeront que très rarement des propositions de
loi pour les raisons précédemment évoquées, les
seules propositions de lois qui seront formulées le seront par les
députés de l'opposition. Le règlement de
l'Assemblée nationale interdit donc de réintroduire avant trois
mois une proposition de loi rejetée : il évite ainsi que les
députés de l'opposition ne harcèlent constamment
l'Assemblée nationale avec des propositions certes condamnées
à rester lettre morte mais dont le dépôt, l'envoi en
commission et la discussion en plénière pourraient
réellement gêner le travail de l'Assemblée nationale. Par
l'effet de l'article 56, alinéa 1 du règlement de
l'Assemblée nationale, les députés de l'opposition se
trouvent privés d'un certain moyen de harcèlement et de pression
à l'égard de la majorité parlementaire et partant du
président de la République317.
A cette première entrave institutionnelle
résultant du règlement de l'Assemblée nationale nous
devons en ajouter une deuxième : celle découlant de son article
56, alinéa 2.
b. L'article 56, alinéa 2 du règlement de
l'Assemblée nationale
Aux termes de l'article 56, alinéa 2 du
règlement de l'Assemblée nationale, la proposition de loi -et non
pas le projet de loi- sur laquelle l'Assemblée nationale ne s'est pas
prononcée devient caduque de plein droit à la clôture de la
deuxième session ordinaire qui suit celle au cours de laquelle elle a
été déposée. Mais elle peut être reprise en
l'état dans un délai d'un mois (art. 56, alinéa 3).
Les initiatives de l'Assemblée nationale ne sont pas
seulement bridées au plan législatif, elles le sont
également relativement à un domaine très sensible puisque
celui-ci conditionne toute la politique gouvernementale.
|