CHAPITRE II : L'ABAISSEMENT DU POUVOIR
LÉGISLATIF
Le déséquilibre des rapports entre les pouvoirs
exécutif et législatif constaté dans
l'hégémonie présidentielle est aggravé par la
faiblesse parlementaire. Il en résulte que l'Assemblée nationale
ne peut faire efficacement contrepoids aux pouvoirs énormes du
président de la République. Cette réalité
s'explique au moins par deux faits : d'une part, l'Assemblée nationale
est strictement cantonnée dans un domaine d'action étroit
(section I) et d'autre part ses initiatives sont bridées (section
II).
Section I : Le cantonnement du Parlement dans un domaine
d'action étroit
Le cantonnement de l'Assemblée nationale résulte
lui-même de deux faits : le mode de délimitation de ses
compétences (paragraphe 1) et le caractère unilatéral des
mécanismes de protection des compétences au détriment du
domaine législatif (paragraphe 2).
Paragraphe 1 : Le mode de délimitation des
compétences
Nous l'avons déjà évoqué, la
Constitution procède à une répartition des
compétences normatives entre le président de la République
et l'Assemblée nationale. Une telle délimitation des
compétences s'est faite par l'inversion de l'équilibre -longtemps
en faveur du Parlement- dans les rapports entre les pouvoirs exécutif et
législatif (A) : il en résulte un déséquilibre en
faveur du Président. Il n'est par ailleurs guère certain
aujourd'hui que l'on assiste au rétablissement de l'équilibre des
rapports en faveur de l'Assemblée nationale (B).
A/ L'inversion de l'équilibre dans les rapports entre
le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif au détriment
du second
Originairement, le Parlement bénéficiait d'un
domaine illimité d'attributions273 (1). La
Constitution de 2000 -imitant en cela la Constitution française de 1958-
va au contraire l'enfermer dans un domaine d'attributions strictement
délimité (2).
1. D'un domaine illimité d'attributions (...)
273 L'adage anglais, « Parliament can do anything
except turn a woman into a man and a man into a woman » (le Parlement
peut tout faire sauf changer un homme en une femme et une femme en un homme),
traduit bien la toute-puissance du Parlement.
119
Avant 1958, la loi se définissait en droit
français comme l'acte voté par l'organe qui la faisait :
était loi tout acte fait par le Parlement dans les formes de la
procédure législative. En vertu de ce critère organique,
toute tentative pour déterminer l'existence d'un domaine
réglementaire par nature, se trouva vouée à
l'échec. Il en résultait un domaine illimité et exclusif
d'intervention au profit du Parlement (a) quand le Gouvernement devait se
contenter d'un domaine limité et dérivé (b).
a. Un domaine illimité et exclusif d'intervention au
profit d'un Parlement souverain
Avant l'avènement de la Ve
République, la loi se définissait comme l'acte voté par
l'organe qui la faisait : était loi, tout acte fait par le Parlement,
dans les formes de la procédure législative, abstraction faite de
son contenu. C'est le Parlement lui-même qui imprime le caractère
de loi aux règles qu'il édicte en forme de loi274.
Le domaine d'intervention du Parlement n'est pas seulement
illimité en ce que tout acte voté par lui est loi et que nul ne
saurait précisément empêcher qu'il intervienne en quel que
domaine que ce soit : il est également exclusif de toute autre
compétence. Cette exclusivité du champ d'intervention de la loi
fait obstacle à une quelconque répartition matérielle des
compétences entre le Parlement et le Gouvernement.
La pratique des décrets-lois surtout à partir de
1948 ne put remettre en cause le principe fondamental selon lequel tout acte
voté par le Parlement en la forme législative avait force de loi.
En vertu de ce critère organique et formel, toute tentative pour
déterminer l'existence d'un domaine réglementaire par nature, se
trouva vouée à l'échec275 et la matière
éventuelle de la loi continuait à s'étendre à
l'infini.
D'autre part, la loi n'était subordonnée au
respect de la Constitution qu'en théorie. Mais aucune procédure
n'était réellement organisée pour faire respecter cette
subordination des lois
274 Raymond Carré de Malberg écrivait ainsi :
« Pour qu'une règle soit législative, il est
indispensable, et aussi suffisant, qu'elle soit l'oeuvre du pouvoir
législatif, c'est-à-dire de l'organe en qui réside, de
façon exclusive, ce pouvoir. La notion de loi est donc
indépendante de toute condition ayant trait au contenu de l'acte
législatif. C'est une notion qui, quelles que soient les bases
rationnelles et foncières dudit concept, est d'ordre purement formel ;
car elle n'est conditionnée que par l'origine de l'acte, par la
qualité de son auteur et la forme de son adoption »
(Confrontation de la théorie de la formation du droit, p.
31 et 38).
275 La loi du 17 août 1948 instituant notamment le
procédé de l'extension du pouvoir réglementaire, ne
pouvait restreindre par la voie législative la faculté
constitutionnelle du Parlement à exercer le pouvoir législatif
sur l'ensemble des matières. Le Conseil d'État estima d'ailleurs
dans un avis du 6 février 1953 que le procédé de
l'extension du pouvoir réglementaire était subordonné
à certaines conditions, à défaut desquelles il serait
contraire à l'article 13 de la Constitution.
120
à la Constitution276. Carré de
Malberg estimait d'ailleurs que cette lacune correspondait à l'esprit
même du système républicain français, basé
sur la conception de Jean-Jacques Rousseau, qui considère la loi comme
« l'expression de la volonté générale
»277.
Puisque le Parlement disposait -en raison de la
souveraineté de la loi- d'un champ d'intervention illimité et
exclusif, il s'en suivait nécessairement que le Gouvernement ne pouvait
prétendre qu'à un domaine d'intervention limité et
subordonné par rapport à celui du Parlement.
b. Un domaine limité et dérivé
concédé à un exécutif subordonné
Il résulte que -le Parlement étant seul
compétent dès lors qu'il s'agissait de la réglementation
juridique de toute question, de toute activité et en tout domaine- des
deux pouvoirs législatif et exécutif, l'un est par son
appellation même le supérieur de l'autre : il pose les
règles que le second applique278.
C'est sur la base de cette hiérarchie entre les
autorités étatiques que furent fixés jusqu'en 1958 les
domaines respectifs de la loi et du règlement ; le pouvoir
réglementaire -en dehors du recours périodique à la
pratique des décrets-lois- ne pouvait pas intervenir
spontanément, il ne pouvait intervenir qu'en application d'une loi
votée par le Parlement. Subordonné à l'autorité de
la loi, il ne pouvait l'enfreindre et ne disposait pas de matières
propres à lui. Il est demeuré, selon l'expression
consacrée par les juristes, un simple « pouvoir
dérivé ».
276 Le Comité constitutionnel n'exerçait qu'un
embryon de contrôle de constitutionnalité des lois et son
intervention était très limitée (article 91 de la
Constitution française de la IVe République).
277 Raymond Carré de Malberg écrivait
également : « Car ainsi que l'avait dit l'article 6 de la
Déclaration, tous les citoyens se trouvent représentés,
c'est-à-dire présents dans l'Assemblée législative
au moment de la confection des lois -celles-ci, par l'effet de cette
représentation, sont donc l'oeuvre du peuple lui-même,
c'est-à-dire du souverain. Mais, de ce concept représentatif il
résulte aussi que le Parlement, puisqu'il représente le
souverain, en détient la puissance dans ce qu'elle a de suprême.
Ses pouvoirs législatifs ou autres participent de la souveraineté
dont il est investi. Tranchons le mot, ce Parlement, conçu comme le
représentant de la nation, devient effectivement le souverain »
(op.cit., p. 20).
La Constitution de 1791 et la jurisprudence du Conseil
d'État et de la Cour de Cassation tirent la conséquence, sous les
IIIe et IVe Républiques, qu' « il n'y a point
d'autorité supérieure à celle des lois ».
278 Marcel PRÉLOT, op.cit., p. 456.
121
L'élaboration par le Parlement conférait ainsi
à la loi une supériorité sur le règlement et sur
tous les autres actes juridiques. Le principe de légalité
obligeait ainsi tous les actes du Gouvernement, des ministres, des
autorités administratives, etc., à se conformer aux
lois279.
Seule une intervention du pouvoir constituant aurait pu
modifier de façon permanente cet équilibre dans les rapports
entre la loi et le règlement au profit de ce dernier et il ne manquera
pas de se produire en 1958.
2. (...) à un domaine limité d'attributions du
pouvoir législatif
L'avènement de la Constitution du 4 octobre 1958 met un
terme à la souveraineté du Parlement et au domaine
illimité de la loi. La Constitution de la Ve
République est parvenue à un tel résultat en consacrant la
supériorité de la Constitution tout en l'assortissant
désormais d'une sanction. Les différentes Constitutions de notre
histoire constitutionnelle s'inscrivent toutes dans un tel schéma.
Désormais, le Parlement devrait se résoudre à n'intervenir
que dans un domaine restrictivement défini (a) et le Conseil
constitutionnel veille à ce qu'il ne sorte point de ce domaine (b).
a. Un domaine réservé mais restreint octroyé
au Parlement
La Constitution de 1958 a totalement bouleversé la
notion de loi -le bouleversement de la notion de budget sera
ultérieurement étudié- dans le but clair de limiter le
rôle du Parlement ; elle est suivie en cela par toutes les Constitutions
ivoiriennes y compris celle qui régit actuellement nos institutions.
Ce qui caractérise la Constitution de 1958 par rapport
à celles des Républiques précédentes, et qui
caractérise la nôtre, c'est que les pouvoirs du Parlement sont
très diminués : la restriction du pouvoir législatif en
particulier, par l'adoption d'une définition matérielle de la loi
tout à fait étrangère à la tradition
française, confine les assemblées dans un domaine d'action
très étroit.
Le Parlement ne peut plus agir dans tous les domaines
désormais ; il ne peut plus intervenir partout pour définir les
cadres de l'action gouvernementale : l'innovation fondamentale de la
Constitution de 1958 -innovation dont nous avons hérité dans
toutes nos Constitutions depuis 1959- est de déterminer un domaine
réservé à la loi, en dehors duquel le
279 Jean GICQUEL et Jean-Éric GICQUEL, op.cit.,
p.755-756.
122
Parlement ne peut pas légiférer. Nous avons
déjà passé en revue ces différentes matières
et n'y reviendrons plus ici. Mais retenons qu'en dehors de ces matières
ainsi énumérées par la Constitution et notamment son
article 34 -article 71 de la Constitution ivoirienne- toutes les
matières sont réglées par le
règlement280. Il y a donc là une atteinte
incontestable aux prérogatives de la représentation
nationale281.
Une autre atteinte à la toute-puissance du Parlement
est la constitutionnalisation de la pratique auparavant interdite des
décrets-lois282. Désormais, le pouvoir exécutif
peut directement intervenir dans le domaine législatif à
condition que le Parlement lui en donne l'autorisation. En bonne théorie
juridique, cette délégation du pouvoir législatif devrait
déposséder pendant une certaine durée le Parlement du
droit de légiférer sur le domaine délégué.
Le domaine du Parlement n'est plus ainsi seulement limité par rapport
à l'état du droit antérieur à 1958, il n'est plus
désormais exclusif.
Ce qui traduit sans doute le mieux cette perte de
souveraineté de la loi283 et de l'organe législatif
est le contrôle de constitutionnalité des lois.
b. Le Conseil constitutionnel, gardien traditionnel du
cantonnement du Parlement dans son domaine réservé
La loi est constitutionnellement définie comme l'acte
voté par le Parlement (élément organique) et portant sur
l'une des matières énumérées par l'article 71 ou
par quelques autres articles de la Constitution (élément
matériel). L'existence d'un critère matériel est par
conséquent certaine et ses contours sont bien
délimités.
280 Le corollaire de la délimitation du domaine
législatif par énumération des matières
législatives a pour conséquence directe d'étendre
considérablement le domaine du règlement autonome
jusque-là limité à la police et à l'organisation
des services publics. Les règlements autonomes sont de véritables
lois (au sens large) et ils échappent, en raison justement de leur
autonomie, au contrôle de légalité que le Conseil
d'État exerce normalement sur les actes administratifs. Ils ne sont
soumis qu'au respect des principes généraux du droit et de la
Constitution.
281 Georges BURDEAU, op.cit., p. 605.
282 La constitutionnalisation des décrets -lois, autrefois
interdits, résulte des articles 38 français et 75 ivoirien.
283 Depuis 1958, le Parlement a cessé de
représenter seule la souveraineté et, pendant la durée de
la législature, de l'accaparer. L'autorité suprême reste le
peuple lui-même s'exprimant par les votations et les élections. Le
principe théorique formulé par Adhémar Esmein, et
méconnu sous les Républiques précédentes
régies par le parlementarisme absolu, trouve ainsi à s'appliquer
: « Le pouvoir n'est point, pour les assemblées, un droit
propre, c'est une fonction que la Constitution leur confie, non pour en
disposer à leur gré, mais pour l'exercer elles-mêmes
d'après les lois constitutionnelles. Seul le souverain peut faire une
semblable attribution, et le pouvoir législatif n'est pas le souverain,
mais simplement le délégué du souverain »
(Revue politique et parlementaire, août 1894).
123
Le Conseil constitutionnel veille dès lors très
strictement, lorsqu'il est saisi, à ce que la loi porte bien sur les
matières énumérées à l'article
71284 ou beaucoup plus exceptionnellement, à un autre article
de la Constitution285. Cette jurisprudence s'accorde très
bien avec le caractère propre du Conseil constitutionnel, lequel
apparaît comme un organe régulateur des compétences
veillant à protéger l'exécutif des empiètements du
Parlement.
De ce fait, le Conseil constitutionnel apparaît comme le
gardien du cantonnement de l'Assemblée nationale dans ses attributions
limitativement énumérées alors que le président de
la République et le Gouvernement échappent pour nombre de leurs
actes à tout contrôle de sa part286.
Il semble par ailleurs incertain que ce cantonnement du
Parlement prenne fin par suite d'une nouvelle inversion de l'équilibre
des rapports.
B/ L'incertitude d'une nouvelle inversion de
l'équilibre dans les rapports entre le pouvoir législatif et le
pouvoir exécutif au profit du premier
L'incertitude d'une nouvelle inversion des rapports entre
l'Assemblée nationale et le président de la République au
profit de celle-là s'explique par deux faits au moins : d'une part, la
non-transposition en droit ivoirien de la jurisprudence constitutionnelle
française extensive des compétences du législateur (1) et
d'autre part, l'impossibilité d'étendre ces compétences
par les autres voies (2).
1. La non-transposition de la jurisprudence constitutionnelle
française extensive des compétences du législateur
Si la transposition de la jurisprudence constitutionnelle
française serait souhaitable en ce qu'elle est extensive des
compétences du législateur (a), force est de reconnaître
que cette transposition n'est pas effective dans notre droit constitutionnel
(b).
284 Dans une décision en date du 18 janvier 1962, le
Conseil constitutionnel décide que le législateur n'est pas
habilité à légiférer « dans une matière
qui n'est pas au nombre de celles réservées à sa
compétence par l'article 34 de la Constitution » et, dans une autre
décision en date du 10 juin 1969, qu'il doit demeurer dans le cadre
« des principes fondamentaux ou des règles que l'article 34 de la
Constitution a réservé à la compétence du
législateur ».
285 Ces décisions sont très peu nombreuses.
Cependant, pour une référence à l'article 74 de la
Constitution, cf. n° 71-44 DC du 16 juillet 1971. Rec., p. 75.
286 Tel est le cas des décisions présidentielles
de l'article 16 (notre article 48) ainsi que des « actes de gouvernement
», pour lesquelles le Conseil d'État s'est toujours reconnu
incompétent.
124
a. Une transposition souhaitable
On sait que le domaine de loi fut matériellement
délimité par référence quasi-exclusive à
l'article 34 de la Constitution française, suivie en cela par toutes les
différentes Constitutions ivoiriennes. Cependant, l'évolution de
la jurisprudence constitutionnelle intervenue en France devait
considérablement élargir le domaine de la loi.
Cette évolution trouve son point de départ dans
sa décision du 16 juillet1971287 lorsque le Conseil
constitutionnel décide pour la première fois de procéder
à un contrôle au fond de la conformité de la loi à
la Constitution et plus précisément à son
Préambule. Dès cette décision, la voie s'est
trouvée ouverte pour ajouter à l'énumération de
l'article 34 de nouvelles matières législatives procédant
non seulement d'autres articles de la Constitution mais également des
normes visées par le Préambule, c'est-à-dire de la
Déclaration de 1789, du Préambule de 1946 et des principes
fondamentaux reconnus par les lois de la République.
Le pas décisif est franchi par une décision du
28 novembre 1973 dans laquelle le Conseil constitutionnel décide que la
matière des contraventions et des peines qui leur sont applicables est
législative lorsque lesdites peines comportent des mesures privatives de
liberté288. Cette décision ne pouvait pas prendre
appui sur l'article 34289. Il a suffi au Conseil constitutionnel,
pour aller au-delà de l'article 34, de viser également l'article
66 et surtout le Préambule.
Une telle jurisprudence a pour conséquence que les
matières législatives vont au-delà de
l'énumération de l'article 34. En réalité, le
Conseil constitutionnel peut, en interprétant le Préambule et les
normes auxquelles il se réfère, en étendre la liste assez
largement. Il est par conséquent clair que le domaine législatif
est loin d'être aussi étroitement délimité et
assigné qu'on avait pu le croire.
La transposition de cette jurisprudence française en
droit constitutionnel ivoirien serait souhaitable en ce qu'elle contribuerait
à atténuer la brutalité du cantonnement de
l'Assemblée
287 Déc. n°71-44 DC du 16 juillet 1971.
Rec., p. 29.
288 Déc. n°73-80 du 28 novembre 1973. Rec., p. 75.
Il est également significatif que cette décision du Conseil
constitutionnel va à l'encontre de la position adoptée par le
Conseil d'État (Société Eky, 12 février
1960, J.P.C., 1960 II 11629 bis note Vedel) et qu'elle se
situe en marge de celle adoptée par la Cour de Cassation (Crim. 26
février 1974. 269. Chr. L. Hamon, 83).
289 La matière des contraventions et des peines qui
leur sont applicables ne figure pas en effet dans l'énumération
de l'article 34 par suite d'une omission délibérée, les
crimes et délits étant eux expressément visés.
125
nationale découlant de la délimitation trop
étroite du domaine législatif par l'article 71 de la Constitution
de 2000, mais elle n'est pas -ou pas encore- effective.
b. Une transposition non effective
Cette jurisprudence constitutionnelle française
extensive du domaine législatif ne peut, telle quelle, être
transposée en droit constitutionnel ivoirien parce qu'elle ne s'accorde
pas avec l'esprit de nos institutions. En effet, en droit constitutionnel
ivoirien comme en droit constitutionnel français, il existe des
matières législatives par énumération ou par renvoi
ou invitation de la Constitution à la loi. Mais le fait fondamental
demeure que la Constitution tend tout entière à cantonner
l'Assemblée nationale dans des limites bien précises -limites
tracées principalement par l'article 71 pour ce qui concerne le pouvoir
législatif de l'Assemblée nationale- en dehors desquelles elle ne
peut pas se mouvoir.
En outre, cette jurisprudence émane d'une juridiction
française, c'est-à-dire d'une juridiction étrangère
et elle ne peut s'appliquer de plein droit dans notre régime
politique290.
Toutefois le Conseil constitutionnel ivoirien pourrait
valablement s'en inspirer pour élargir le domaine législatif
défini par l'article 71 et quelques autres articles de la Constitution.
Pour cela, il lui suffirait, procédant en cela de la même
manière que le Conseil français, de contrôler la
conformité d'une loi soumise à son examen au préambule de
la Constitution de 2000 et d'inclure dans le domaine législatif une
matière non prévue à l'article 71 en visant le
Préambule ou les normes auxquelles il renvoie, c'est-à-dire la
Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948 et la Charte
africaine des droits de l'homme et des peuples de 1981. Il en
résulterait une extension considérable du domaine
législatif.
Mais pour l'heure le Conseil constitutionnel ivoirien ne s'est
pas -ou pas encore-engagé dans une telle voie. Il en résulte que
le domaine législatif reste circonscrit à l'article 71 et
quelques autres articles de la Constitution et ne s'étend pas aux
matières législatives procédant éventuellement des
normes auxquelles renvoie le Préambule.
Il en est ainsi d'autant plus que les autres voies par
lesquelles on aurait pu espérer une extension du domaine
législatif demeurent fermées.
290 La transposition de plano de cette jurisprudence
comme celle plus générale des décisions des juridictions
françaises en droit ivoirien porterait incontestablement atteinte
à la souveraineté juridique de la Côte d'Ivoire. Mais rien
n'empêche que les juridictions ivoiriennes s'inspirent, dans les
décisions qu'elles prennent, des décisions rendues sur les
mêmes questions par des juridictions étrangères.
126
2. La fermeture des autres voies d'extension des
compétences législatives
La fermeture des autres voies d'extension des
compétences législatives résulte de l'impossibilité
d'étendre l'énumération de l'article 71 de la Constitution
par une loi organique (a) et de l'incertitude de l'intervention de
l'Assemblée nationale dans le domaine de compétences du
président de la République (b).
a. L'impossibilité d'étendre
l'énumération de l'article 71 par une loi
Suivant l'exemple de la Constitution française du 4
octobre 1958, la quasi-totalité des Constitutions africaines y compris
ivoiriennes procèdent à une délimitation matérielle
de la loi291. Cette délimitation matérielle du domaine
de la loi empruntée à la Constitution de la Ve République
française apparaît même comme plus rigoureuse dans les
Constitutions africaines. En effet, l'article 34 in fine de la
Constitution française, après avoir énuméré
les matières législatives, dispose toutefois que : « les
dispositions du présent article pourront être
précisées et complétées par une loi
organique ». Une telle possibilité n'existe pas dans la
Constitution ivoirienne ni dans la plupart des Constitutions africaines
opérant une répartition des matières entre les pouvoirs
législatif et exécutif. La Constitution du Sénégal
est l'une des rares en Afrique à prévoir une telle
possibilité ; ainsi son article 67 in fine est une
transposition littérale de l'article 34 in fine de la
Constitution française292.
Il résulte de l'impossibilité d'étendre
l'énumération des matières législatives par une loi
organique voulue par les auteurs de la Constitution ivoirienne que la
distinction horizontale entre les domaines de la loi et du règlement est
fermée, étanche et sans possibilité
d'adaptation293. Les constituants ivoiriens de 2000 sont donc
allés plus loin dans leur volonté d'enserrement du Parlement dans
un domaine défini et délimité en dehors duquel il ne peut
pas sortir ; une telle volonté d'assurer au président de la
République un domaine réglementaire irréductible est
d'ailleurs traditionnelle en droit constitutionnel ivoirien294.
291 Constitutions du Bénin (art. 98), du Mali (art. 70),
du Sénégal (art. 67), etc.
292 Cet article 67 in fine de la Constitution
sénégalaise est ainsi libellé : « Les dispositions du
présent article pourront être précisées et
complétées par une loi organique ».
293 Obou OURAGA, op.cit., p.234.
294 Ni la Constitution de 1959 ni celle de 1960 ne
prévoyaient la possibilité d'étendre
l'énumération des matières législatives par le
procédé d'une loi organique.
127
Il ne reste donc plus qu'une voie ouverte à
l'Assemblée nationale pour élargir son domaine législatif
: celle de son intervention dans le domaine réglementaire. Mais une
telle intervention semble incertaine.
b. L'incertitude de l'intervention de l'Assemblée
nationale dans le domaine réglementaire
L'intervention de l'Assemblée nationale dans le domaine
réglementaire serait une voie par laquelle elle pourrait élargir
son domaine législatif. Ainsi, une loi pourrait comporter des
dispositions portant sur des matières que ni l'article 71 ni d'autres
articles de la Constitution ne réservent à la compétence
du législateur. Mais une telle intervention n'est pas certaine en droit
constitutionnel ivoirien.
D'abord, il faudrait que le président de la
République consente à un tel empiètement. S'il voulait
empêcher l'Assemblée nationale d'intervenir hors du domaine de la
loi, il pourrait s'opposer au cours de la procédure législative
et par la voie de l'irrecevabilité de l'article 76 de la Constitution
à la proposition ou à l'amendement295.
Ensuite, il faudrait également que le Conseil
constitutionnel ne considère pas que cette intervention de
l'Assemblée nationale dans le domaine réglementaire doive
être sanctionnée en cas de recours fondé sur l'article 95.2
de la Constitution. La jurisprudence constitutionnelle française
énonçant que « la Constitution n'a pas entendu frapper
d'inconstitutionnalité une disposition de nature réglementaire
contenue dans une loi »296 par consentement mutuel du Parlement
et du Gouvernement ne peut pas en effet s'appliquer de plano en droit
ivoirien à moins que le Conseil constitutionnel ivoirien ne la reprenne
à son compte.
Le contrôle du cantonnement de l'Assemblée
nationale dans des limites très étroites est efficacement
assuré par des mécanismes aux mains du Président. Au
contraire, l'Assemblée nationale ne dispose pas d'autant de moyens pour
empêcher les empiètements de l'exécutif sur le domaine
législatif. Il en résulte un caractère unilatéral
des mécanismes de protection des compétences.
295 Pour la procédure de l'irrecevabilité de
l'article 76, voir les développements précédents.
296 Grandes décisions, n° 35. Cette
décision du 30 juillet 1982, « blocage des prix » a
été confirmée par une jurisprudence constante, notamment
par deux décisions du 18 juillet 1983, « démocratisation
du secteur public », et du 19 janvier 1984, « contrôle
des établissements de crédits ».
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