Section II : La concentration des pouvoirs en
période de crise : les pouvoirs exceptionnels
La prééminence du président de la
République est particulièrement perceptible en ce domaine
puisqu'elle se manifeste tant au niveau de l'appréciation de la
réalisation des
235 Disposition reprise de l'article 51, al. 4 de la Constitution
du 3 novembre 1960.
236 Disposition reprise de l'article 51, al. 5 de la Constitution
du 3 novembre 1960.
237 Nous retrouvons les mêmes dispositions dans les
Constitutions du Bénin (art. 110) et du Niger (art. 114).
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conditions de mise en oeuvre de l'article 48 (paragraphe 1)
qu'à celui de l'étendue, immense, des pouvoirs exceptionnels dont
il dispose en période de crise (paragraphe 2).
Paragraphe 1 : L'appréciation exclusive,
discrétionnaire et souveraine de la réalisation des conditions de
mise en oeuvre de l'article 48 par le président de la
République
Théoriquement, la Constitution a fixé d'une
manière dépourvue de toute ambiguïté les conditions
dans lesquelles la concentration des pouvoirs entre les mains du
président de la République pourrait être mise en oeuvre.
Mais force est de reconnaître qu'à quelques conditions de
formalité près (A), le Président dispose d'une
véritable compétence exclusive, discrétionnaire et
souveraine en matière d'appréciation de la réalisation des
conditions de fond de mise en oeuvre de l'article 48 (B).
A/ Les conditions de forme ou... de simples formalités
Les conditions de forme sont essentiellement au nombre de
deux. Mais ainsi que nous nous en rendrons aisément compte, elles
n'apparaissent que comme de simples formalités pour le président
de la République. En effet, celui-ci doit simplement quoique
obligatoirement consulter certaines autorités238 d'une part
(1) et adresser un message à la Nation d'autre part (2).
1. La consultation obligatoire de certaines autorités
La consultation obligatoire de certaines autorités
qu'exige la Constitution suscite quelques difficultés
d'interprétation (a). Quoi qu'il en soit, cette formalité ne
touche cependant pas au pouvoir discrétionnaire du président de
la République (b).
a. Une difficulté d'interprétation certes (...)
238 La consultation du président de l'Assemblée
nationale et du président du Conseil constitutionnel est certes
obligatoire mais les avis qu'ils émettront ou les réserves qu'ils
formuleront ne lient nullement le président de la République. En
cela se manifeste le caractère purement formaliste de la consultation
obligatoire exigée par la Constitution dès lors que le
président de la République veut mettre en application les
pouvoirs de crise (pouvoirs de l'article 48).
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La Constitution dispose que le président de la
République prend « les mesures exceptionnelles exigées par
ces circonstances après consultation obligatoire du président
de l'Assemblée nationale et de celui du Conseil constitutionnel
».
L'exégèse purement littérale conduirait
à penser que la consultation dont il s'agit est obligatoire toutes les
fois que le président de la République envisage de prendre des
mesures exceptionnelles sur le fondement de l'article 48. Il ne serait
donc pas obligatoire pour le président de la République de
consulter les présidents de l'Assemblée nationale et du Conseil
constitutionnel sur sa décision de recourir à l'article 48.
Mais l'interprétation consacrée veut que la
consultation obligatoire des autorités constitutionnellement
désignées à cet effet soit une condition de mise en jeu de
l'article 48 c'est-à-dire préalable à
celle-ci239.
Mais quelle que soit l'interprétation relative au
moment exact de la consultation exigée par la Constitution, cette
consultation ne touche pas au pouvoir discrétionnaire du
président de la République.
b. (...) mais ne touchant pas au pouvoir discrétionnaire
du président de la République
La consultation obligatoire des autorités
susmentionnées ne touche pas au pouvoir discrétionnaire du
président de la République. En d'autres termes, le Chef de
l'État, s'il est constitutionnellement tenu de consulter les
présidents de l'Assemblée nationale et du Conseil
constitutionnel, n'est guère obligé de suivre l'avis émis
par l'un et l'autre à la suite de cette consultation.
Tout au plus la consultation des présidents de
l'Assemblée nationale et du Conseil constitutionnel peut retarder la
mise en jeu de l'article 48 ; et les avis émis par eux -au cas où
ils seraient négatifs- pourraient seulement constituer un motif
politique de prudence ou de renoncement de la part du président de la
République. La consultation des présidents de l'Assemblée
nationale et du Conseil constitutionnel et leurs avis éventuellement
négatifs ne
239 Georges BURDEAU, op.cit., p. 655 ; Maurice
DUVERGER, op.cit, p. 536 ; Louis DUBOUIS et Gustave PEISER,
op.cit., p. 58 ; Pierre PACTET et Ferdinand MELIN-SOUCRAMANIEN,
op.cit., pp. 394-395 ; Jean-Louis QUERMONNE et Dominique CHAGNOLLAUD,
op.cit., p. 195 ; Obou OURAGA, op.cit., pp. 174-175. Cette
interprétation est corroborée par le fait que la consultation du
Conseil constitutionnel sur les mesures exceptionnelles est
consacrée dans un alinéa différent de l'article 16 de la
Constitution française (à l'alinéa 3). La Constitution
ivoirienne ne reprend pas précisément cet alinéa 16.3. de
la Constitution française.
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peuvent donc pas empêcher juridiquement le
président de la République ni de mettre en oeuvre l'article 48 ni
de prendre les mesures exceptionnelles exigées par les
circonstances240.
Une autre formalité à remplir par le
président de la République est le message adressé à
la Nation.
2. Le message à la Nation
Une autre formalité doit être également
remplie par le président de la République : il doit informer la
Nation par un message. Le message n'est pas préalable aux mesures
exceptionnelles prises par le président de la République en vertu
de l'article 48 : il leur est au contraire postérieur puisqu'il a
justement pour but d'informer la Nation des mesures qui sont prises. Par le
message qu'il adresse ainsi à la Nation, le président de la
République dispose d'un moyen légal de justifier aux yeux de
l'opinion non seulement sa décision de recourir à l'article 48
mais également les mesures exceptionnelles qu'il a prises ou entend
prendre.
En définitive, la consultation obligatoire des
présidents de l'Assemblée nationale et du Conseil constitutionnel
et le message à la Nation n'apparaissent que comme de pures
formalités à remplir pour un président de
République désireux de recourir à l'article 48 : ils ne
constituent guère un obstacle difficile à franchir.
Les conditions de fond dont on aurait pu penser qu'elles sont
beaucoup plus restrictives sont -comme on le verra- libéralement
interprétées par le président de la République.
B/ Les conditions de fond, des conditions libéralement
interprétées
Les conditions de fond tiennent à des aspects plus
substantiels, c'est-à-dire liées à l'avènement de
faits concrets et constatables. Mais elles ne constituent pas elles non plus
des obstacles insurmontables pour le président de la République.
L'explication en est toute simple : il y a l'énonciation
théorique des conditions de fond (1) et le problème -plus
crucial- de leur appréciation pratique (2).
1. L'énonciation théorique des conditions de
fond
240 Maurice DUVERGER, op.cit., p. 536 ; Pierre PACTET
et Ferdinand MELIN-SOUCRAMANIEN, op.cit., p. 395 ; Obou OURAGA,
op.cit., p. 176.
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Le président de la République ne peut user des
pouvoirs de l'article 48 que si deux conditions cumulatives sont réunies
: il faut d'une part que certaines circonstances exceptionnelles surviennent
(a) et que d'autre part la survenance de ces circonstances exceptionnelles
entraîne une interruption du fonctionnement régulier des pouvoirs
publics constitutionnels (b).
a. La survenance de certaines circonstances
exceptionnelles241
La survenance de ces circonstances exceptionnelles est la
première condition de fond de mise en oeuvre de l'article 48.
La survenance de circonstances exceptionnelles tient à
ce qu'une menace grave et immédiate porte sur les institutions de la
République, l'indépendance de la Nation,
l'intégrité de son territoire ou l'exécution de ses
engagements internationaux. Dès lors qu'une telle circonstance survient,
le président de la République est fondé à mettre en
oeuvre les pouvoirs de l'article 48.
Cette condition est donc largement exprimée : il suffit
en effet d'une simple « menace », à condition qu'elle soit
« grave et immédiate ». Ainsi et comme le faisait
déjà observé Maurice Duverger :
« Un mouvement insurrectionnelle ou un complot important
peuvent constituer une menace de ce genre contre les institutions ; un
ultimatum d'un État étranger ou l'occupation par lui de
territoires rentrent dans l'idée de menace contre l'indépendance
de la Nation ; la volonté affirmée du Parlement de
dénoncer un traité existant ou la simple victoire
électorale de partisans de cette dénonciation seraient une menace
grave et immédiate contre l'exécution de nos engagements
internationaux ; enfin, une révolte locale... correspond à une
menace contre l'intégrité de la Nation »242.
Les auteurs s'accordent donc pour dire que cette
première condition qui a trait à la survenance de circonstances
exceptionnelles est immense243, vague244,
imprécise245,
241 Ce que nous nommons, ici, circonstances exceptionnelles
sont les circonstances de fait énoncées par l'article 48 de la
Constitution et qui sont susceptibles de justifier la mise en oeuvre des
pouvoirs de crise.
242 Maurice DUVERGER, op.cit., p. 535.
243 Maurice DUVERGER, op. cit., p. 535.
244 Maurice DUVERGER, op.cit., p. 535. ; Pierre PACTET,
op.cit., p. 395.
245 Pierre PACTET et Ferdinand MELIN-SOUCRAMANIEN,
op.cit., p. 395.
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subjective246. Cela ouvre la porte à une
interprétation assez libérale -une appréciation
discrétionnaire- de cette première condition par le
président de la République.
Mais cette première condition doit être
réunie à une seconde condition beaucoup plus restrictive.
b. L'interruption du fonctionnement régulier des pouvoirs
publics constitutionnels
Le président de la République ne peut recourir
à l'article 48 que si l'une des circonstances que l'on vient de
décrire conduit au fait que « le fonctionnement régulier
des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu ». Maurice
Duverger fit observer que cette seconde condition ne figurait pas dans le
projet initial de la Constitution française du 4 octobre 1958 et qu'elle
y a été ajoutée postérieurement devant
l'émotion soulevée par la rédaction initiale : le sens de
cette seconde condition -que la Constitution ivoirienne reprend en son article
48- est donc clairement de limiter le recours à l'article
16247. Dans le même ordre d'idées, cette seconde
condition ne figurait pas non plus à l'article 19 de la Constitution du
3 novembre 1960 : en rajoutant cette seconde condition à l'article 48,
les rédacteurs de la Constitution de 2000 ont voulu restreindre une
faculté que ceux de 1960 avait entendue élargir.
Cette seconde condition constitue bien avec la première
des conditions cumulatives : la survenance de l'une des circonstances
exceptionnelles ne saurait justifier le recours aux pouvoirs de crise si en
même temps cette circonstance exceptionnelle n'entraînait pas
l'interruption du fonctionnement régulier des pouvoirs publics
constitutionnels248. Dans le cadre du régime politique
burkinabè postrévolutionnaire au contraire, cette seconde
condition apparaît comme alternative avec la première ; ainsi aux
termes de l'article 59 de sa Constitution : « lorsque les institutions du
Faso, l'indépendance de la Nation, l'intégrité de
246 Obou OURAGA, op.cit., p. 174.
247 Maurice DUVERGER, op.cit, p. 536.
248 Dans le cadre de la plupart des Constitutions africaines
consacrant les pouvoirs exceptionnels en période de crise, les deux
conditions (de fond) apparaissent en effet comme cumulatives : l'une et
l'autre de ces conditions sont nécessaires (article 50 de la
Constitution du Mali, article 52 de la Constitution du Sénégal,
article 26 de la Constitution du Gabon, article 67 de la Constitution du Niger,
etc.). La Constitution burkinabè semble par conséquent l'une des
rares en Afrique, parmi celles qui consacrent l'état de crise, à
présenter les conditions de fond de mise en oeuvre des pouvoirs
exceptionnels comme alternatives : le Président du Faso peut prendre des
mesures exceptionnelles lorsque l'une des circonstances exceptionnelles
survient alors même que le fonctionnement régulier des pouvoirs
publics constitutionnels n'est aucunement interrompu ou menacé, et
vice versa. Mais dans les faits, n'en est-il pas de même,
également, dans le cadre du régime des pouvoirs de l'article 48
de la Constitution ivoirienne ?
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son territoire ou l'exécution de ses engagements sont
menacées d'une manière grave et immédiate et/ou que le
fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est
interrompu, le président du Faso prend... les mesures
exigées par ces circonstances... ».
Toutefois certaines difficultés résultent de
l'interprétation de cette condition relative à l'interruption du
fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels et qui
posent le problème plus général de l'appréciation
des conditions de fond de mise en vigueur des pouvoirs de l'article 48.
2. L'appréciation pratique des conditions de fond par le
président de la République
Le président de la République dispose en la
matière, à quelques formalités près
déjà analysées, d'une compétence exclusive,
discrétionnaire et souveraine qui se manifeste tant dans
l'appréciation de la condition relative à la survenance des
circonstances exceptionnelles (a) que dans celle qui a trait à
l'interruption du fonctionnement régulier des pouvoirs publics
constitutionnels (b).
a. L'appréciation de la condition relative à la
survenance de circonstances exceptionnelles
Elle est discrétionnairement appréciée
par le président de la République. D'abord, parce que la
Constitution laisse entendre que cette condition est réalisée
lorsque « les institutions de la République, l'indépendance
de la Nation, l'intégrité de son territoire ou l'exécution
de ses engagements internationaux sont menacés d'une manière
grave et immédiate... ». Autrement dit, une simple menace
pesant sur les institutions républicaines, l'indépendance
nationale, l'intégrité territoriale ou l'exécution des
engagements internationaux ne suffit pas à elle seule à justifier
le recours à l'article 48 ; il faudrait en plus que cette menace soit
grave et immédiate et seul le Président peut décider
qu'une menace donnée revêt bien de tels caractères.
Il faut ensuite distinguer entre la menace grave et
immédiate susceptible de porter sur l'intégrité du
territoire et les autres types de menaces. Dans le premier cas,
l'évaluation de la situation résulte de considérations
objectives ; ainsi il n'y eut aucune difficulté à se rendre
compte que l'occupation par divers groupes armés dont le Mouvement
patriotique de Côte
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d'Ivoire de toute la partie septentrionale du pays
consécutivement à l'échec de la tentative de putsch du 19
septembre 2002 constituait bien une menace à l'intégrité
du territoire249.
Mais tout autre est l'hypothèse des autres types de
menaces. Un même évènement comme une révolte locale
à l'image de celle du canton guébié en 1970 pourrait
être ainsi assimilée à la fois à une menace contre
les institutions de la République, l'indépendance de la Nation,
l'intégrité du territoire ou même contre l'exécution
des engagements internationaux de la Côte d'Ivoire. On ne voit d'ailleurs
pas ce qui pourrait priver le président de la République
d'interpréter dans le sens qui lui permet justement de mettre en oeuvre
l'article 48 quel que évènement que ce soit. C'est ce qui a
conduit certains auteurs à qualifier la condition relative à la
survenance de circonstances exceptionnelles de subjective250 et
d'autres à considérer que l'article 48 portait en lui un risque
mortel pour le régime251.
Un tel risque est d'autant plus réel que
l'interprétation de la condition relative à l'interruption du
fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels n'est pas
plus rassurante.
b. L'interprétation de la condition relative à
l'interruption du fonctionnement régulier des pouvoirs publics
constitutionnels
Pour certains, il faudrait que les pouvoirs publics
constitutionnels cessent effectivement de fonctionner. Pour d'autres, il n'est
guère nécessaire d'en arriver à une telle situation avant
de pouvoir recourir à l'article 48 car la finalité de celui-ci
est justement d'éviter un tel chaos : sans que les pouvoirs publics
constitutionnels soient dans une incapacité matérielle de
fonctionner, la seule hypothèque morale pesant sur eux en raison de la
survenance d'une des circonstances exceptionnelles est suffisante à
justifier le recours à l'article 48.
La Constitution du Bénin est l'une des rares sur le
continent à être parfaitement explicite sur la question ; aux
termes de son article 68 en effet : « lorsque les institutions de la
République, l'indépendance de la Nation,
l'intégrité du territoire national ou l'exécution des
engagements internationaux sont menacés de manière grave et
immédiate et que le
249 Voir l'avis n° 003/CC/SG du 17 décembre 2003
du Conseil constitutionnel ivoirien demandé par le Président
Laurent Gbagbo sur la situation prévalant en Côte d'Ivoire depuis
le 19 septembre 2002 (Francisco MÉLÈDJE DJÉDJRO,
op.cit., p. 472 ; Luc SINDJOUN, Les grandes décisions de la
justice constitutionnelle africaine, Droit constitutionnel
jurisprudentiel et politiques constitutionnelles au prisme des systèmes
politiques africains, Bruxelles, Bruylant, 2009, p. 357-360).
250 Obou OURAGA, op.cit., p. 174.
251 Maurice DUVERGER, op.cit., p.
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fonctionnement régulier des pouvoirs publics
constitutionnels est menacé ou interrompu, le président de
la République... prend en Conseil des ministres les mesures
exceptionnelles exigées... ».
C'est en l'absence d'une telle clarté de l'article 48
de la Constitution ivoirienne qu'il a pu être soutenu que, pendant la
crise politico-militaire (2002-2010), lorsque le Président Laurent
Gbagbo décida d'appliquer l'article 48, la condition qui a trait
à l'interruption des pouvoirs publics constitutionnels n'était
pas remplie252. Le chef de l'État a, au contraire, en
décidant malgré tout de recourir à l'article 48,
interprété d'une manière large la condition visée.
On peut, à cet égard, rapprocher son attitude de celle du
Général de Gaulle lorsqu'il décida le 23 avril 1961 de
recourir à l'article 16 de la Constitution française.
En définitive, la condition relative à
l'interruption du fonctionnement régulier des pouvoirs publics
constitutionnels, si elle est qualifiée par certains
d'objective253, n'en est pas moins par conséquent
subjectivement interprétée par le président de la
République.
Cette situation est porteuse de périls graves d'autant
plus que la portée des pouvoirs exceptionnels que le Président
exerce en période de crise est très considérable.
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