Paragraphe 2 : Les situations exceptionnelles
Les situations exceptionnelles étudiées ici sont
l'état de siège et l'état d'urgence158. Pour
l'un comme pour l'autre, il faut une initiative du président de la
République (A). Mais l'Assemblée nationale prend le relai de
celui-ci et exerce ainsi un contrôle (B).
A/ Une initiative prise par le président de la
République
Les impératifs de l'urgence (1) justifient le droit
reconnu au président de la République de déclarer
l'état de siège et l'état d'urgence par décret en
Conseil des ministres (2).
1. Les impératifs de l'urgence
L'initiative exercée par le président de la
République en cette matière est subordonnée à la
survenance de certaines circonstances plus ou moins restrictives (1). Mais le
président de la République reste bien évidemment
maître de l'appréciation de celles-ci (2).
157 La concurrence des compétences réside dans
le fait que, dans un premier temps, c'est le président de la
République qui déclenche la mise en oeuvre de l'état de
siège et de l'état d'urgence et que, dans un second temps, c'est
l'Assemblée nationale qui reprend le relai. En cela réside
également l'originalité d'une telle concurrence des
compétences.
158 Les règles relatives à l'état de
siège et à l'état d'urgence sont fixées, aux termes
de l'article 71 de la Constitution, par la loi.
a. 62
La survenance de circonstances plus ou moins restrictives
(...)
En ce qui concerne l'état de
siège159, sa déclaration est subordonnée
à un péril imminent résultant d'une guerre
étrangère, d'une guerre civile ou d'une insurrection à
main armée : ce sont donc bien les situations dans lesquelles les
nécessités militaires s'imposent qui sont visées.
Quant à l'état d'urgence160, il peut
être déclaré « en cas de péril imminent
résultant d'atteintes graves à l'ordre public » et, en
outre, en cas de « calamités publiques », ce qui vise les
catastrophes telles qu'inondations, tremblements de terre, explosions, etc. Le
recours à la notion d'ordre public montre que les considérations
de police l'emportent sur les préoccupations de défense.
Les circonstances justifiant la mise en application de
l'état de siège sont donc liées aux seules situations de
conflit armé et en cela elles sont beaucoup moins larges que celles
susceptibles de justifier la déclaration de l'état d'urgence.
Mais dans les deux cas, elles sont laissées à
l'appréciation du président de la République.
b. (...) laissées en définitive à
l'appréciation du président de la République
C'est en définitive le président de la
République qui apprécie à sa seule convenance les
circonstances nécessaires à la mise en application des
états de siège et d'urgence. En ce domaine, il dispose d'une
compétence non seulement exclusive mais également
discrétionnaire. Nous pouvons faire ici un rapprochement avec
l'appréciation des conditions de mise en oeuvre de l'article 48 par le
président de la République.
Toutefois le président de la République est tenu
de respecter certaines formes dont la principale est de prendre le
décret en Conseil des ministres.
2. La déclaration par décret en Conseil des
ministres
159 L'état de siège est organisé par les
lois du 9 août 1849 et 3 avril 1878 rendues applicables en Côte
d'Ivoire par le décret du 30 décembre 1916.
160 L'état d'urgence est institué par la loi
n° 59-231 novembre 1959.
63
La déclaration de l'état de siège et
celle de l'état d'urgence relèvent de la même
procédure : la décision est prise par décret en Conseil
des ministres (art. 74)161. Dans les deux cas, le décret
définit l'espace territorial concerné (a) et entraîne des
effets exorbitants (b).
a. Une déclaration définissant l'espace
territorial concerné
Le décret désigne le territoire auquel il
s'applique et détermine sa durée d'application. Le décret
par lequel sont déclarés l'état de siège et
l'état d'urgence peut donc concerner aussi bien une partie que
l'ensemble du territoire162. C'est là une différence
fondamentale avec ce qu'il conviendrait d'appeler l'état de crise,
c'est-à-dire le régime prévu par l'article 48 de la
Constitution163 : celui-ci ne peut en effet être
appliqué qu'à l'ensemble du territoire national.
La déclaration de l'état de siège et de
l'état d'urgence entraîne surtout des effets exorbitants du droit
commun au profit de l'administration militaire ou civile et en
réalité - nous le verrons- au profit du président de la
République.
b. Une déclaration entraînant des effets
exorbitants : la mise en vacances de la légalité164
La déclaration de l'état de siège emporte
trois séries de conséquences. D'abord, l'autorité
militaire est substituée à l'autorité civile dans
l'exercice de la police du maintien de l'ordre. En pratique, un partage des
compétences de police s'instaure entre elles : l'autorité
militaire se réserve celles qui lui paraissent nécessaires pour
faire face à ses responsabilités et laisse le surplus aux
autorités civiles. Ensuite, les pouvoirs de police remis aux
autorités militaires ont une étendue supérieure à
la normale. L'extension porte sur quatre points : 1° l'autorité
militaire peut procéder à des perquisitions de jour et de nuit ;
2° elle peut ordonner la remise des armes et munitions appartenant
à des particuliers ; 3° elle peut interdire les
161 L'article 74 de la Constitution ne concerne que
l'état de siège. En ce qui concerne l'état d'urgence, sa
déclaration initialement réservée au législateur,
relève depuis une ordonnance française du 15 avril 1960, de la
même procédure que celle de l'état de siège.
162 L'article premier de la loi n° 59-231 du 7 novembre
1959 sur l'état d'urgence dispose en effet que « l'état
d'urgence peut être déclaré sur tout ou partie du
territoire de la République... ».
163 René DEGNI-SEGUI, op.cit., p. 92-96.
164 L'état de siège et l'état d'urgence
ont pour effet de mettre en vacances la légalité, ils soustraient
« l'administration du respect de la légalité..., substituent
une légalité « d'exception », une
légalité de crise » (René DEGNI-SEGUI,
op.cit., p. 92).
64
publications et les réunions susceptibles
d'entraîner des désordres ; et enfin elle peut éloigner les
repris de justice et les personnes non domiciliées dans la zone en
état de siège165.
Il faut souligner le caractère limitatif de cette
énumération : le droit commun subsiste pour le surplus.
Sans aller dans le détail des choses, notons simplement
que les effets de l'état d'urgence sont essentiellement une extension
des pouvoirs de police : l'autorité de police (ministre de
l'intérieur), qui reste l'autorité civile normale, à la
différence du régime de l'état de siège, se voit
investir de pouvoirs qui dérogent profondément au droit
commun166.
Ainsi par le seul effet de la déclaration de
l'état de siège ou de l'état d'urgence, la
légalité est mise « en vacances »167 et une
légalité de crise s'y substitue. L'autorité qui
bénéficie surtout de cette légalité de crise est le
président de la République en sa double qualité de chef
suprême des armées et de président du Conseil
supérieur de la défense (art. 47) et de chef l'administration
(art. 46).
C'est en raison de cette mise en vacances de la
légalité par le décret de déclaration de
l'état de siège et de l'état d'urgence au profit du
président de la République qu'un contrôle de
l'Assemblée nationale -par sa reprise en main de la situation-
s'avère nécessaire.
B/ Un contrôle exercé par l'Assemblée
nationale
Le contrôle de l'Assemblée nationale en
matière de légalité de crise s'articule autour de deux
mécanismes : l'autorisation de prorogation qu'elle peut accorder ou
refuser (1) et sa réunion de plein droit (2).
1. L'autorisation de prorogation accordée par
l'Assemblée nationale
L'Assemblée nationale ne peut être tenue à
l'écart de la matière de la légalité de crise que
provisoirement. Au-delà d'un certain délai, elle doit
nécessairement intervenir et la poursuite ou non du régime de
crise dépendra uniquement d'elle. Elle exerce de la sorte un
165 René DEGNI-SEGUI, ibid., p. 95.
166 René DEGNI-SEGUI, ibid., p. 96.
167 Maurice BOURJOL, Droit administratif : l'action
administrative, Masson et Cie éditeurs, Paris, tome II, 1972, p.
89.
65
contrôle de la durée d'application des situations
exceptionnelles (a) et reprend la main au président de la
République (b).
a. Le contrôle de la durée d'application de la
période de la légalité de crise
La prorogation de l'état de siège -aux termes
de l'article 74.2 de la Constitution- et de l'état d'urgence
au-delà de quinze jours ne peut être autorisée que par
l'Assemblée nationale168. Nous retrouvons des dispositions
similaires dans le cadre de la quasi-totalité des régimes
politiques africains mais le délai au-delà duquel une
autorisation parlementaire devrait intervenir varie d'un régime à
un autre : ce délai peut être de quinze (art. 101.3 de la
Constitution béninoise, art. 105 de la Constitution nigérienne),
de douze (art. 69.2 de la Constitution sénégalaise) ou même
de dix jours (art. 72.2 de la Constitution malienne), etc. D'autre part, le
décret déclarant l'état d'urgence doit
nécessairement fixer la durée de son application aux termes de
l'article 3 de la loi n° 59-231 du 7 novembre 1959 sur l'état
d'urgence169.
Le président de la République n'a donc pas la
faculté -comme c'est le cas du régime prévu par l'article
48 de la Constitution- de poursuivre l'application de l'état de
siège et de l'état d'urgence indéfiniment avec aucune
autre limite temporelle que ce que sa volonté lui impose : il devra
nécessairement solliciter l'autorisation de l'Assemblée nationale
au-delà de quinze jours d'application de l'état de siège
et de l'état d'urgence170.
Au-delà de cette période de quinze jours,
l'Assemblée nationale reprend la main car c'est désormais d'elle
et d'elle seule que dépendra désormais la poursuite ou non du
régime de la légalité de crise.
b. La reprise en main par l'Assemblée nationale
168 « L'état de siège est
décrété en Conseil des ministres. L'Assemblée
nationale se réunit alors de plein droit si elle n'est pas en session.
La prorogation de l'état de siège au-delà de quinze jours
ne peut être autorisée que par l'Assemblée nationale,
à la majorité simple des députés » (art. 74 de
la Constitution du 1er août 2000).
169 Le décret de déclaration de l'état
d'urgence est en tant que tel susceptible de recours contentieux devant la
chambre administrative de la Cour suprême. De la sorte, il est possible
pour le juge ivoirien d'exercer un contrôle efficace sur la durée
d'application de l'état d'urgence édictée dans le
décret.
170 Nous verrons en effet, dans les pages qui suivent, comment
le président de la République reste maître de la
durée d'application de l'état de crise (mise en oeuvre de
l'article 48). Mais dans le domaine de l'état de siège et de
l'état d'urgence, il ne dispose évidemment pas d'un tel
privilège.
66
Initialement le président de la République peut
mettre en oeuvre l'état de siège et l'état d'urgence sans
même que l'Assemblée nationale ne soit simplement consultée
à leur sujet. Dans la Constitution béninoise au contraire, le
président de la République ne peut décréter
l'état de siège et l'état d'urgence qu'après une
consultation préalable de l'Assemblée nationale (art.
101.3)171.
Cette manière d'écarter l'Assemblée
nationale ne peut cependant être que provisoire ainsi que nous l'avons
précédemment observé. Aux termes du délai de quinze
jours, l'Assemblée nationale reprend en effet la main au
président de la République : la poursuite de l'état de
siège et de l'état d'urgence ne procède plus du
décret en Conseil des ministres mais de la loi. Ici se manifeste d'une
manière dépourvue de toute ambiguïté la concurrence
des compétences -concurrence par succession pourrait-on dire- entre le
président de la République et l'Assemblée nationale.
Mais l'intervention de l'Assemblée nationale ne
s'arrête pas à ce niveau. Elle se réunit en outre de plein
droit.
2. La réunion de plein droit de l'Assemblée
nationale
Aux termes de l'article 74.1 de la Constitution,
l'Assemblée nationale se réunit de plein droit dès que
l'état de siège est décrété en Conseil des
ministres172. Cette disposition originale (a) revêt une
finalité politique importante (b).
a. Une disposition originale
L'exigence de la réunion de plein droit de
l'Assemblée nationale en cas de mise en application de l'état de
siège est une disposition originale que l'on retrouvait
déjà dans la Constitution de 1960173. Mais on ne la
retrouve généralement guère dans le cadre des autres
régimes politiques africains. La Constitution du Niger la prévoit
cependant en son article 105 de même que la Constitution du
Sénégal qui l'étend par ailleurs à l'état
d'urgence puisque son article 69 dispose que : « L'état de
siège, comme l'état d'urgence, est décrété
par le président
171 La Constitution du Niger exige quant à elle que
l'état de siège soit décrété en Conseil des
ministres après avis du bureau de l'Assemblée nationale (art. 105
de la Constitution).
172 La Constitution ne prévoyant pas l'état
d'urgence, peut-on également exiger la réunion de plein droit de
l'Assemblée nationale en cas de sa mise en oeuvre ?
173 L'article 43 de la Constitution de 1960 exigeait
également la réunion de plein droit de l'Assemblée
nationale dès que l'état de siège est
décrété en Conseil des ministres.
67
de la République. L'Assemblée nationale se
réunit alors de plein droit, si elle n'est pas en session ».
Elle n'est pas sans rappeler l'exigence formulée
à l'article 48 de la réunion de plein droit de l'Assemblée
nationale en cas de mise en oeuvre des pouvoirs exceptionnels par le
président de la République. Comme en ce domaine que nous
étudierons dans les développements ultérieurs, la
réunion de plein droit de l'Assemblée nationale a une
finalité politique importante.
b. Une disposition à finalité politique
La réunion de plein droit de l'Assemblée
nationale pendant la mise en application de l'état de siège (et
de l'état d'urgence ?) est très importante car les
députés ont la faculté d'ouvrir un débat sur la
décision de mettre en jeu l'état de siège (et
l'état d'urgence ?). Et contrairement à l'hypothèse de
l'article 48, cette réunion de plein droit de l'Assemblée
nationale est un contrôle politique réel car doté d'une
sanction certaine : elle pourrait en effet décider de mettre un terme
à la légalité de crise décidée par le
président de la République.
A côté des compétences concurrentes la
collaboration du président de la République et de
l'Assemblée nationale se manifeste également par des
compétences conjointes.
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