Annexe 2 : Guide des entretiens individuels
Il est vivement conseillé de lire les
retranscriptions complètes des entretiens, au fil de la
présentation de chaque profil, pour avoir une compréhension
complète de chaque parcours.
Valentin a 21 ans. Sa prise de conscience
s'est faite très tôt, mais son engagement a été plus
tardif. Dès la 6ème, un documentaire lui a fait
prendre conscience du problème de la surpêche des requins, qui a
fonctionné comme un déclic pour lui, et lui a fait
réaliser l'aspect systémique des choses. Valentin a
commencé à réfléchir à la possibilité
d'un effondrement dès la classe de 1ère, avec
notamment la lecture du Manuel de transition de Rob Hopkins. Cette
période a été très difficile, car dans la petite
ville où il vivait, il était seul dans son cheminement, il
n'avait personne à qui en parler, et n'avait pas de moyen de s'engager.
Mais Valentin a pu sortir de cette phase difficile en déménageant
à Paris pour un service civique dans une association promouvant
l'économie sociale et solidaire, en rencontrant des personnes qui
pensaient comme lui, et en agissant et s'engageant au quotidien. « Cette
année à Paris m'a vraiment débloqué. Je m'engage
beaucoup plus, je suis beaucoup plus en phase avec moi-même, avec mes
idées. J'ai beaucoup plus de recul sur mes actions au quotidien ou de
manière générale sur ma vie personnelle ». Annexe
3 : Retranscription - Valentin
Juliette a 23 ans. Depuis qu'elle est petite,
elle a toujours porté de l'intérêt pour les enjeux
écologiques, mais sans aller plus loin dans la connaissance et dans
l'engagement ; tout cela restait distant et flou. Le film Demain a
été un premier déclic qui lui a donné envie d'agir
et de s'engager, et qui l'a menée à faire un master en
développement durable. Ce master a été une grosse
étape qui l'a petit à petit amenée à mieux
comprendre les enjeux. Puis elle a commencé à entendre parler des
théories de l'effondrement et de collapsologie par son début
d'engagement à Avenir Climatique. Avec d'autres questionnements
personnels sur sa vie, ces découvertes ont eu un « effet boule de
neige », et elle a vécu une période difficile où
« plus rien n'avait de sens ». Aujourd'hui, c'est dans l'engagement,
notamment avec Avenir Climatique, et dans les relations humaines, qu'elle
retrouve du sens et de la joie. Annexe 4 : Retranscription - Juliette
37
Alix a 29 ans. Il a vécu à
l'étranger entre ses 6 et ses 15 ans : en Côte d'Ivoire pendant 3
ans, au Cameroun pendant 3 ans, en Guadeloupe pendant 3 ans. Lorsqu'il est
rentré à Paris, au fil des années, il s'est rendu compte
qu'il était sur une « pente descendante vers la virtualité,
l'apparence ». Alix a ensuite enchaîné les
expériences, ne trouvant chaque fois pas de sens à ce qu'il
faisait. Il est tombé dans une phase de dépression, de burnout :
« je n'avais pas envie de me lever pour aller bosser parce que je ne
voyais pas de sens à mon job ». Cela l'a fait se questionner plus
globalement sur le sens de sa vie, de la vie et de nos sociétés.
Au fil des recherches et des questionnements, il a découvert les
théories de l'effondrement, qui ont été un vrai
déclic pour lui en lui permettant de mieux comprendre les enjeux et d'y
voir plus clair. Par la conscience de son rôle, par la philosophie, par
les rencontres et par l'engagement, Alix a finalement trouvé le sens qui
lui manquait et est aujourd'hui épanoui et en accord avec ses
valeurs. Annexe 5 : Retranscription - Alix
Angèle a 23 ans. Elle a toujours eu
une sensibilité, une civilité écologique, qu'elle estime
tenir de son père qui est horticulteur et qu'elle aide chaque
été. Elle est rapidement devenue engagée, de par notamment
son alimentation végétarienne, et son intérêt pour
l'humanitaire. Après des études qui manquaient de sens, elle est
entrée dans un master de développement durable, qui lui « a
ouvert à une grande partie de ce qui a suivi ». Puis elle a
découvert les théories de l'effondrement, qui l'ont à la
fois désespérée et motivée. Aujourd'hui, elle
trouve de l'espoir et de la joie dans son engagement citoyen et militant,
notamment à Avenir Climatique, et dans le partage et l'humain. Annexe
6 : Retranscription - Angèle
Gaëlle a 22 ans. Son engagement
écologique est d'abord passé par l'alimentation via le
végétarisme. Elle a ensuite eu besoin de convaincre ses proches,
et pour cela de se renseigner et de s'informer plus en profondeur. C'est de
cette façon qu'elle a pris conscience de la gravité des
changements climatiques, mais aussi des interconnexions avec les autres crises,
et du risque d'effondrement de nos civilisations. Bien que cela lui faisait du
bien d'avoir des personnes avec qui parler d'autres choses, elle se sentait
seule dans ses questionnements, et a donc cherché une association ou un
groupe duquel se rapprocher. C'est là qu'elle a découvert Avenir
Climatique, qui lui a permis de beaucoup réduire les émotions
négatives via les rencontres et l'engagement dans le projet EduClimat.
Aujourd'hui, elle prépare une thèse sur les modélisations
du cycle du carbone et l'impact sur les calottes glaciaires au laboratoire des
sciences du climat et de l'environnement, mais se pose des questions sur
l'utilité et l'impact de ce travail par rapport à un travail plus
actif de sensibilisation à plein temps. Annexe 7 : Retranscription -
Gaëlle
Luc a 25 ans. Il a grandi à Toulouse
entre la ville et la campagne, a fait une école d'ingénieur et
travaille aujourd'hui en tant que consultant énergie-climat à
B&L Evolution pour accompagner des
38
territoires sur des plans climat. Pendant son année de
césure, son voyage humanitaire de 3 mois à Madagascar lui a
ouvert l'esprit et fait remettre en question beaucoup de choses dans son mode
de vie. Le vrai déclic pour lui a été pendant ses 3 mois
de chômage après ses études, lorsqu'il a eu du temps pour
approfondir les sujets. Il parle d'un « engrenage » qui l'a
poussé à s'engager, à s'informer, à mettre en
accord son quotidien, son métier, avec ces enjeux. Annexe 8 :
Retranscription - Luc
3) Description et analyse
Nous voyons déjà, par la présentation
rapide de ces profils (et l'éventuelle lecture des retranscriptions),
qu'il existe de grandes similarités dans ces parcours. Nous pouvons
cependant faire une distinction entre les parcours de Valentin d'une part,
d'Alix d'autre part, et de Juliette, Angèle, Gaëlle, et Luc d'autre
part.
Pour ces derniers, il y a au départ une
sensibilité, un intérêt et une conscience de ces enjeux,
puis une découverte plus approfondie des mécanismes, des enjeux,
de leurs implications, puis une période difficile de remises en question
et de bouleversements voire d'effondrement intérieur pour certains, et,
enfin, un engagement associatif, personnel, professionnel, et des rencontres
permettant de retrouver du sens et de la joie.
Pour Valentin, la temporalité a été
différente : il a été conscient des enjeux et de leur
gravité très tôt, mais est resté seul pendant de
nombreuses années, ne sachant à qui en parler ou comment
s'enga-ger. La période de doutes et de déprime a
été beaucoup plus longue, et il n'y a pas eu de choc ou
d'effondrement, mais l'engagement s'est fait ensuite via le groupe et les
rencontres. Il a l'impression de « s'être construit dans l'autre
sens ».
Enfin, pour Alix, c'est plus le contexte qui différait.
Plus âgé, il était déjà dans la vie active et
ce sont ses expériences professionnelles qui lui ont fait prendre
conscience du manque de sens. Ces questionnements sont venus avant la
découverte des théories de l'effondrement, qui ne sont donc pas
arrivées pour lui comme un choc ou un effondrement intérieur,
mais plutôt comme un déclic voire un soulagement qui lui a permis
de comprendre et de mettre un mot sur ce qu'il ressentait, et de passer
à l'action.
On voit donc que la temporalité et les contextes ont
été différents, il y a souvent des facteurs
déclenchants, des déclics spécifiques au contexte de la
personne. Mais dans ces 6 cheminements, nous retrouvons des facteurs
clés communs : l'importance de la connaissance, notamment via les
théories de l'effondrement, l'effet du groupe et de l'engagement,
notamment via Avenir Climatique, et le rôle central des émotions,
autant positives que négatives, dans ce processus.
Approfondissement des connaissances et
théories de l'effondrement comme déclencheurs de
l'engagement
Pour chacune des 6 personnes, la volonté de s'engager
est passée par une connaissance approfondie des enjeux
écologiques. Les théories de l'effondrement ont joué une
place importante pour tous, souvent via le livre de Pablo Servigne, Comment
tout peut s'effondrer.
Pour Alix, qui était en pleine période de
doutes, de perte et de recherche de sens, les théories de l'effondrement
ont été comme un éclaircissement de tous ses
questionnements : « C'est comme si tu avais une pelote de noeuds, et que
tu trouvais le petit truc sur lequel tirer et tout devient limpide. Ça a
permis de mettre un mot sur l'intuition qu'il y a quelque chose qui ne
fonctionne pas, il y a un truc qui cloche. Ce n'est pas la perspective
d'effondrement, mais finalement plus la compréhension, le modèle
qui amène à ce fait là. Le fait que tout est lié.
De comprendre par quoi c'est lié, par quoi ça a un
impact. Là, ça a été... waouh. Ça a
été ah ouais, ok, là je réalise, je comprends
l'am-pleur du truc et... Ah c'était complètement dingue,
c'était complètement dingue. » On voit ici que ce n'est pas
la perspective de l'effondrement qui l'a le plus marqué, mais la
compréhension des mécanismes qui amènent à cette
perspective.
Dans cette compréhension, la vision systémique
des problèmes a été centrale chez les 6 personnes.
Gaëlle explique ainsi : « j'ai commencé à comprendre
que ce n'était pas juste un problème, que tout
était connecté, que toute la société, tout le
système allait mal ». On retrouve ici l'échelle de
conscience de Chefurka : souvent, les personnes partaient d'un problème
: l'alimentation ou l'humanitaire pour Angèle, l'alimentation aussi pour
Gaëlle, les requins pour Valentin... puis réalisaient la
diversité, l'interconnexion des crises, et enfin que ce problème
était présent partout. « Tu vois tout par ce
prisme-là », explique Juliette.
Ainsi, par la collapsologie notamment, mais aussi par d'autres
sources (ont été cités Jancovici, le manuel de transition
de Rob Hopkins ou encore le rapport Meadows), les personnes ont approfondi
leurs connaissances en réalisant notamment :
- l'aspect systémique des crises (« tout est
lié »)
- la globalité et l'origine des problèmes («
toute la société, tout le système (va) mal »)
- les liens entre les crises et son propre quotidien
- les implications de ces constats (possible effondrement de
nos civilisations, impossibilité d'un statu quo)
39
Implications émotionnelles des théories
de l'effondrement
40
Pour chacun, l'approfondissement des connaissances a
été difficile, à des degrés divers, mais tous ont
été impactés en comprenant les mécanismes en jeu et
donc l'ampleur et la gravité de la situation.
Pour Angèle, « ça a provoqué
beaucoup de peine. C'était à la fois
désespérant, à la fois enrageant de se dire qu'on est un
peu seuls à se préoccuper de ça, et en même temps
j'avais parfois envie de m'amuser comme tout le monde, et en même temps
je me disais comment est-ce qu'on peut s'amuser alors qu'il y a ces
questions-là ». Il y a donc non seulement la peine des perspectives
que ces constats imposent, mais il y a aussi une remise en question
personnelle sur son mode de vie et sur soi, face à ces
perspectives et à ces constats. Thibaud Griessinger, chercheur en
sciences comportementales, explique en effet que : « Si tu te rends compte
que ton mode de vie est délétère, ça
nécessite de remettre en cause un certain nombre de certitudes et de
représentations qui s'étaient stabilisées, sur lesquelles
tu t'appuyais pour aller de l'avant sur autre chose. Donc en effet, tu vas
t'attaquer à des bases que tu pensais stables. C'est anxiogène,
ça conduit à des périodes de stress, de doutes, de remises
en question etc. » Gaëlle explique ainsi : « Ça a un peu
été un effondrement personnel. Une perte de sens.
On t'a toujours dit il faut faire ça, avoir tel
métier... Et en fait, tu réalises que ça n'a pas de sens,
que notre société telle qu'elle est ne pourra pas continuer bien
longtemps. ». Pour Luc aussi, ces connaissances ont impliqué des
remises en question de son mode de vie : « Quand t'es au courant que
factuellement, on va dans la mauvaise direction à grande vitesse, c'est
difficile après de se dire qu'on peut continuer comme ça. Et
ça impacte toute ta vie, parce qu'on fait des choses tout le temps qui
ont des impacts, ça remet tout en question. » Pour Angèle,
« c'est un peu comme un deuil, je suppose »,
rappelant les réflexions de Joana Macy et de Pablo Servigne sur la
courbe du deuil.
Pour Alix, le ressenti a été différent
car il ne trouvait déjà pas de sens dans son travail et son
quotidien ; comprendre pourquoi et y mettre un mot a plus été
synonyme de soulagement et de renouveau que de deuil. Il
explique ainsi : « Après, il s'en est suivi du coup que je
n'étais pas forcément plus heureux de comprendre ça
(rires). Mais au moins je pouvais mettre un mot là-dessus. Il y a
d'abord eu du soulagement de me dire, je ne suis pas fou. Parce que dans mon
quotidien où j'es-sayais d'en parler autour de moi c'était
difficile. Donc du soulagement d'abord. Ensuite de la tristesse de se dire on
est peut-être foutus. Et puis un sentiment de renaissance, de renouveau
de me dire : ok, maintenant que j'ai compris ce qui me gênait dans mon
mode de vie, voilà, je sais comment je peux agir là-dessus et
essayer de vivre mieux. »
Pour Valentin, ce passage à l'action a
été plus long, et il avertit sur les risques que ces constats
peuvent impliquer dans certains contextes « Je pense que c'est un truc qui
peut te transformer en
41
quelqu'un de pas bien. Pendant plusieurs années, je
faisais que me ressasser des données stressantes, je n'avais personne
à qui en parler. Et c'était complètement inefficace.
J'étais peut-être plus averti que d'autres personnes mais je ne
faisais rien, rien n'avait de sens. C'était une période où
j'étais un peu en mode zombie. Je n'avais pas trop de volonté, ni
d'attrait pour quoi que ce soit ». Il ajoute plus tard : « Je pense
qu'il y a des gens que ça va juste détruire et qui vont rester
comme ça. Si j'avais dû rester dans mon village, je ne vois pas
très bien où j'en serais et comment je m'en serais sorti ».
On voit ici toute l'importance d'être entouré et bien
accompagné psychologiquement dans ce cheminement. Angèle
résume ainsi : « Je pense qu'il y a vraiment un passage de se
rendre compte de tout ça, et il est plus ou moins difficile selon
comment on est entouré ».
Nous avons donc vu que l'approfondissement des connaissances
pouvait mener à :
- de la peine et de la tristesse de la situation et des
perspectives
- un effondrement intérieur, une remise en question et une
perte de sens dans sa vie et dans la
société
- un soulagement et du sens dans la compréhension des
problèmes
- une motivation et une envie d'agir et de changer,
l'impossibilité de ne rien faire ou de rester
indifférent
Que ce soit pour trouver du réconfort, pour trouver du
sens, et/ou concrétiser cette envie d'agir, la
place du groupe a eu une grande importance dans chaque
parcours.
Les rencontres et le groupe comme moyen d'engagement,
de partage et de joie
En effet, en leur demandant ce qui les avait aidés
à sortir de cette phase difficile liée à la
compréhension des constats et des théories de l'effondrement,
c'est la plupart du temps l'aspect social et collectif qui est ressorti. «
Le fait de ne pas être seule m'a énormément aidée
», explique Juliette. Pour Angèle, « ça aide beaucoup
d'être entourée et de se dire que si tu vas dans une direction, tu
n'y vas pas tout seul ». Comme on l'a vu, pour Valentin, qui a
passé plusieurs années seul avec ces questionnements, c'est en
déménageant à Paris et en rencontrant d'autres personnes
qu'il a pu remonter la pente : « je me dis que je ne suis pas le seul
à porter le fardeau du monde sur les épaules. (...) Le fait de
rencontrer des gens qui pensent la même chose que toi, ça ta
rassérène beaucoup ». Gaëlle était aussi un peu
seule dans son cheminement, et elle a « ressenti le besoin de (se)
rapprocher de personnes, de milieux qui (la) comprennent » ; c'est de ce
besoin et en faisant des recherches qu'elle a découvert Avenir
Climatique. On voit donc que l'engagement de groupe peut venir du
besoin de partage et de réconfort.
Ce partage et l'aspect collectif de l'engagement est souvent
source de moments de joie et d'épa-nouissement : pour
Angèle, « ça crée des moments de solidarité
qui sont incroyables et source de
42
joie ». Pour Gaëlle aussi, « le fait d'avoir
rencontré d'autres personnes, ça a beaucoup enlevé les
émotions négatives. » Même son de cloche pour Juliette
: « le fait de voir que je ne suis pas seule. Je pense que c'est vraiment
ça qui me tire vers le haut. Qui me fait voir la lumière au bout
du tunnel. Qui me fait dire « il y a quelque chose, il y a des gens, il y
a des pensées, il y a des idées ». Juliette ajoute : «
c'est des moments presque euphoriques parfois, quand j'ai
passé du temps avec des gens qui sont exactement dans les mêmes
pensées, qui agissent pour ça, dans lesquels je me retrouve...
(...), plein de critères qui font que tout est décuplé,
une sorte d'intensité, d'énergie. »
Pour Juliette, en plus du réconfort et de la
joie, l'aspect social a eu un impact important sur son
engagement. « J'ai rencontré des gens qui sont rapidement
devenus des modèles. Ça m'a plus poussé à agir en
me disant « si je veux être cohérente avec ce groupe, cette
asso, il faut que ça suive derrière ». Sans rien m'imposer,
mais une sorte de pression que je me mettais moi-même. Ça
impliquait des choix. Pendant des années, j'ai eu peur d'être
hors-système : il fallait que j'aie des habits à la mode, que je
sois dans une université cool... Certains trucs que je plaçais
à un niveau important. Et en fait aujourd'hui ces trucs là c'est
presque la honte. C'est bizarre, mais il y a certains trucs qui faisaient que
j'étais une fille cool. Mais aujourd'hui avec ces gens-là que
j'ai rencontrés, ce serait ridicule parce que ce serait
dérisoire. J'accorde beaucoup d'importance à ce qu'on pense de
moi, donc en étant en cohérence avec les gens avec qui je suis,
je tends vers un truc qui me ressemble plus et qui leur ressemble plus et qui
est plus en cohérence avec ce pour quoi on se bat. Une sorte
d'écosystème. » Ce témoignage est très
intéressant car il illustre comment les notions de norme sociale, de
désir mimétique et d'interaction spéculaire que nous avons
abordées dans la revue de littérature peuvent fonctionner dans
l'autre sens et au profit de nouveaux récits et imaginaires. Le
système de représentations d'une personne peut ainsi
évoluer grâce à l'engagement collectif.
Cela implique aussi une certaine difficulté
à jongler entre différents écosystèmes,
avec des normes sociales, des façons de penser et d'agir très
différentes. Ainsi, pour Juliette, « Ce qui est dur, c'est de
toujours dépendre d'un système. Mon mode de vie en soi n'a pas
changé drastiquement. Je vis toujours au même endroit, les
mêmes amis. J'ai toujours cette espèce de socle de ma vie. Du coup
c'est difficile d'évoluer tellement et tellement vite
intérieurement et de rester les deux pieds bloqués dans un
système et un mode de vie qu'on subit parce qu'on ne peut pas tout
quitter du jour au lendemain non plus. » Et d'ajouter : « ces
espèces d'obligations et de cases à cocher qui n'ont plus de sens
et qui me retiennent comme si j'avais un boulet au pieds et que ça me
retenait, que ça me faisait couler et que j'avais beau nager de toutes
mes forces pour en sortir, ce me retient. A un moment ça va
lâcher... ». Pour Angèle : « C'est difficile de
convaincre les gens, et de ne pas être avec des personnes comme toi.
Ça rend fou parce que j'ai l'impression que la question de
l'environ-nement c'est le truc primordial aujourd'hui, que tu devrais te lever
et penser à ça, te coucher et penser à ça.
»
43
Malgré cette difficulté, certains ont aussi
évoqué l'importance des groupes moins sensibilisés
dans leur engagement. Pour Juliette, le fait de rester attachée
à ce socle et à d'autres groupes sociaux peu ou pas
engagés est une force : « au quotidien, (...) il y a encore des
éléments qui confirment mon engagement, qui me font avancer. Je
parle surtout des retours que j'ai sur l'écologie, des retours de mes
proches ou des gens que je rencontre, qui parfois ne comprennent pas ce combat,
posent des questions, ou me mettent en colère par un scepticisme ou une
nonchalance ou un cynisme par rapport à ce que je fais ou à
l'écologie. Ce sont des déclencheurs quotidiens qui me rappellent
pourquoi je fais ça, ça me donne l'envie de les convaincre, de
leur montrer que j'ai raison de me battre pour ça, d'avoir mis ça
au centre de ma vie, qu'il y a des raisons de s'inquiéter et que tout le
monde devrait s'engager, et que ce n'est pas moi qui suis censée
être vue comme marginale ». Gaëlle a aussi expliqué
qu'au moment où elle se posait « plein de questions intenses et
assez dures », le fait d'être avec des gens peu sensibilisés
lui permettait de se « vider le cerveau ». Valentin évoque
aussi l'importance des groupes moins sensibilisés, et d'une
complémentarité entre les différents groupes sociaux :
« Il y a à la fois besoin de fréquenter des gens qui pensent
comme toi pour voir que t'es pas tout seul, des gens moyennement
sensibilisés avec qui tu peux faire de la « propagande », et
aussi des gens qui n'en ont rien à foutre pour juste parler d'autre
chose. Il faut aussi avoir des relations comme ça, des relations
diverses. » Luc souligne aussi l'importance de savoir «
déconnecter », à la fois pour pouvoir alléger la
« charge mentale » que cela peut provoquer, et aussi pour ne pas
rester enfermé dans un même cercle : « quand t'es dans ta
bulle, tu ne vois pas forcément le reste, tu penses que tout est partout
comme ça alors que pas du tout. » Enfin, selon lui, être avec
des groupes moins sensibilisés est aussi une façon de se
sensibiliser lui-même : « le fait d'être proac-tif et d'en
parler autour de toi, c'est une forme d'engagement, ça te donne des
responsabilités et une mission d'exemplarité, les gens vont
regarder ce que tu fais, te suivre parfois. Du coup ça influence aussi
ma manière de faire, ma manière d'agir, parce qu'il faut
être en accord avec ce que je dis. Et donc ça m'engage et me
sensibilise moi-même. »
On voit donc que pour les 6 personnes, l'aspect social et
collectif a été central dans la prise de conscience et dans
l'engagement. Et ce à différents niveaux :
- le groupe peut être source de partage, de
réconfort et de moments de joie
- le système de représentations d'une personne
peut évoluer via les interactions au sein du groupe d'engagement
- il peut y avoir une difficulté à faire partie
de groupes sociaux aux systèmes de valeurs et de représentations
différents
- cette difficulté et le fait de rester attaché
aux autres groupes sociaux peut être une force et permettre de renforcer
l'engagement
44
Divers degrés et formes
d'engagement
Au fil de ces entretiens, différentes formes
d'engagement ont été abordées. Nous les avons
distinguées en trois groupes : l'engagement quotidien (mode de vie),
l'engagement professionnel (métier ou études), et l'engagement
collectif (associatif, militantisme).
Engagement quotidien :
L'engagement quotidien concerne tout ce qui peut être fait
dans le mode de vie d'une personne pour
limiter son impact écologique, et construire de nouveaux
modes de vie. Ont été évoqués dans les
entretiens :
- l'alimentation via des produits locaux, de saison, bio
- l'alimentation via un régime végétarien,
végétalien, ou une baisse de la consommation de viande
- une réduction des déchets pour tendre vers le
zéro déchet
- une baisse générale des biens de consommation
- privilégier l'occasion au neuf
- privilégier les mobilités douces
- changer sa façon de voyager, ne plus prendre l'avion
Cet engagement au quotidien n'est pas toujours facile, et les
personnes avaient conscience de leurs limites. Juliette explique ainsi : «
je sais que je ne suis pas au maximum mais j'essaie. En tout cas j'essaie
d'être consciente d'absolument tout ce que je fais et de savoir que si je
fais quelque chose qui ne va pas dans le sens de la planète, au moins je
le sais. Ce qui est difficile, c'est de changer des habitudes ancrées
depuis des années. » Et : « je trouve ça difficile tous
ces changements, ces éco-gestes quand tu es dans un mode de vie, dans un
système qui ne te facilite pas la tâche ». Alix évoque
aussi ces difficultés : « j'ai grandi dans une
société de consommation, donc il y a des choses qui restent.
(...) Je ne suis pas critique, mais je suis conscient qu'il y a des
améliorations à beaucoup d'égards qui pourraient
être faites. Je suis en train de travailler là-dessus. »
Valentin, quant à lui, explique avoir provisoirement fait « machine
arrière » sur ses engagements au quotidien. Il explique
s'être restreint pendant plusieurs années, avoir découvert
de nouvelles choses à Paris, et vouloir ainsi « savoir comment
est-ce que, de manière générale, quelqu'un de ma
génération vit, avant de revenir comme avant ». Il explique
que cela est aussi dû à son mode de vie parisien bien rempli et au
manque de temps pour par exemple cuisiner ou faire des courses.
Engagement professionnel :
L'engagement professionnel concerne l'intégration de
ces enjeux dans le métier et/ou dans les études. Dans les 6 cas,
l'intégration de ces enjeux dans leur métier est une condition
évidente : Juliette explique : « il est hors de question que je
fasse un métier qui ne porte pas en son coeur ces
45
questions ». Pour Valentin : « Je ne m'imagine pas
du tout ne pas intégrer ces enjeux dans mon métier, ne serait-ce
que par sécurité personnelle. Je n'ai pas du tout envie de faire
un métier qui contribue à pérenniser ce système et
qui ne m'amène pas dans un futur particulièrement radieux, autant
dans le mode de vie actuel que si tout se casse la gueule. » Valentin
souligne d'ailleurs, parmi toutes les formes d'engagement, l'importance de
l'engagement professionnel : « Je pense que l'en-gagement professionnel
est une des clés de voûte. Créer un métier pour
rendre sa zone d'implanta-tion plus résiliente, je pense que c'est une
des actions les plus efficaces sur le court terme, et qui peut le plus
traverser les crises. Car tu vas vraiment faire des choses qui vont rester.
» Alix aussi place ces enjeux « en 1ère ligne
» dans son métier.
Au fil des entretiens, le ressenti concernant cette partie a
été qu'il s'agissait de l'aspect le plus difficile à
entreprendre, ou celui qui posait le plus de questionnements. En effet, sur les
6 personnes, seul Luc se voyait continuer son travail actuel (consultant dans
le cabinet de conseil B&L Evolution pour accompagner les territoires sur
des plans climat) toute sa vie. « C'est super stimulant, ça me
plait et je me vois faire ça toute ma vie parce que c'est un but
à côté duquel on ne peut pas passer ».
Alix est volontairement au chômage depuis quelques mois,
ayant démissionné de son ancien travail dans lequel il ne
trouvait pas de sens. Il se focalise aujourd'hui sur un projet de
création d'entreprise de vêtements éthiques en lin, avec un
double objectif écologique et social. Il explique que sa vision du
travail a changé, et que son projet n'est pas pensé « dans
une optique de (s')enrichir mais de pouvoir proposer des alternatives utiles
».
Angèle et Juliette, après avoir effectué
leur stage de fin d'études dans des structures où elles ont
douté de l'utilité, de l'impact et du sens de leur mission, ont
toutes deux décidé de prendre une année pour se consacrer
à des projets associatifs et militants, et pour aller à la
rencontre de personnes et d'alternatives. Juliette explique son raisonnement :
« Quand je parlais du système qui me retiens et que je subis
encore, je vais essayer de m'en détacher petit à petit. C'est
pour ça que je fais le choix de ne pas trouver un métier comme on
l'entend l'année prochaine. Pour me rapprocher de mes valeurs, que tout
mon écosystème soit en lien avec ça et que j'arrête
de subir des situations et d'être retenue par des obligations, par ce
système et tout ce qu'il engendre. Donc ma vision future c'est de me
détacher petit à petit de ça. »
Quant à Gaëlle, qui effectue une thèse sur
les modélisations climatiques, elle se dit en « dilemme
intérieur », et se questionne sur l'impact de ce travail : «
je me dis que chaque temps compte, et que les 8h par jour que je passe au
bureau je pourrais les passer à autre chose. Est-ce que je ne ferais pas
mieux de faire autre chose pendant ce temps ? Parce que certes je vais
apprendre plein de
46
choses sur mon sujet, mais la recherche c'est pas mal de temps
devant un ordi à coder des trucs, à faire tourner des
simulations, et pendant ce temps tu ne sensibilises pas grand monde. »
Valentin évoque la notion de devoir en lien avec
l'engagement professionnel : « Pour moi le choix du métier est une
question de devoir. Je me demande plutôt « qu'est-ce que je dois
faire ». Le sens du devoir est un sentiment qui prévaut beaucoup
pour moi. C'est quelque chose qu'on a beaucoup oublié, et qui va devoir
revenir en force. On y pense même plus, quand on demande « pourquoi
tu fais ça », soit ils pensent que c'est parce que tu vas en
retirer un bénéfice, soit parce que tu aimes. Alors qu'en fait il
y a une troisième chose, juste le fait qu'il faut le faire. » De
façon similaire, Angèle se pose la question de son métier
sous le prisme de la nécessité et, « en se posant cette
question, finalement, ce qui (lui) vient à l'esprit c'est de faire de
l'agriculture ou de la boulangerie. Parce qu'il faut manger ! ».
Engagement collectif :
L'engagement collectif désigne l'engagement se faisant
au sein d'un groupe ayant un objectif d'intérêt
général commun : ce peut être une association, un groupe
militant, un groupe politique, un groupe citoyen, un groupe d'habitants de
quartier... Dans le cas des 6 personnes, c'est surtout l'aspect associatif, via
Avenir Climatique, qui a eu un rôle central. Nous l'avons
déjà abordé dans la partie précédente, et
l'analyserons plus en détails dans la partie participation observante.
Les 6 personnes ont toutes indiqué accorder une grande partie de leur
temps à l'association, voire pour certains aussi à d'autres
associations.
Nous avons également évoqué l'engagement
militant via la participation à des manifestations, des marches pour le
climat, des grèves, des boycotts ou encore des actions de
désobéissance civile. La désobéissance civile est
intéressante à étudier, car c'est un mode d'engagement et
d'action avancé et en plein développement. Certains n'y ont
jamais participé, comme Gaëlle par manque de temps et d'occasion,
ou comme Luc, pour qui l'aspect illégal et l'image que cela renvoie
à la société font « un peu peur ». Juliette et
Angèle ont toutes deux découvert ce mode d'action
récemment et participé à une action. « C'était
très intense et fort » pour Juliette, et « super motivant
» pour Angèle. Valentin est engagé à ANVCOP21, mais
n'est pas convaincu de la vraie utilité de ce type d'action « C'est
peut-être plus pour évacuer la pression et être avec des
gens qui se bougent que je fais ça. Je me demande s'il n'y a pas
certains engagements que je fais juste pour évacuer la pression
plutôt que pour changer le monde. » Enfin, Alix considère ce
type d'action comme très important : « Je pense que les changements
de société viendront de nos actes civils. Je trouve ça
très dangereux de respecter des règles quoiqu'il arrive.
Certaines règles ne sont pas bonnes à suivre et il faut savoir en
bafouer certaines pour faire changer les choses ».
47
Engagement culturel ?
Enfin, d'autres types d'engagement ont aussi été
évoqués, moins pratiques et plus dans le discours et le
comportement. Par exemple, pour Angèle, « le fait d'habiter en
communauté, de créer du lien, de tenter de vivre avec
bienveillance, je pense que c'est une forme d'engagement et des choses qu'il
faut qu'on développe parce qu'on va en avoir besoin ». Pour Luc,
comme déjà présenté précédemment, le
fait d'être proactif et d'en parler autour de soi est aussi une forme
d'engagement. Il évoque aussi le fait d'essayer de
réfléchir et de penser de nouvelles façons de voyager, qui
soient à la fois attrayantes et respectueuses de l'environnement. Ainsi,
on pourrait considérer que le fait de vouloir construire de nouvelles
représentations, de nouveaux récits basés à la fois
sur l'humain et sur le respect de l'environnement via le discours et la
façon de penser pourrait constituer une autre forme d'engagement, un
engagement culturel.
On a donc vu, via l'exploration des différentes formes
d'engagement des personnes :
- il semble y avoir trois grands types d'engagement
(quotidien, professionnel et collectif) et divers degrés d'engagement
pour chacun
- les personnes ne semblent pas concentrer leurs efforts dans
l'engagement quotidien
- les notions d'utilité, de devoir et de
nécessité sont centrales dans l'engagement professionnel - on
pourrait distinguer une quatrième forme d'engagement : un engagement
culturel, qui viserait
au changement de mentalités (il peut être
transversal aux trois autres, et se retrouve à la fois
dans le discours et dans les actions)
Une certaine similarité et intensité
dans les émotions, tant positives que négatives
Maintenant que nous avons une compréhension plus
précise des types d'engagement des personnes, comment l'engagement
est-il vécu ? Les émotions sont-elles plus positives ou
négatives ? Pour Juliette, « C'est un doux mélange des deux
», révélant bien la diversité et la palette
d'émotions vécues et racontées par les 6 personnes.
Un des principaux facteurs d'épanouissement de
l'engagement est de se sentir en accord avec ses valeurs, et
de pouvoir contribuer à construire une société
meilleure. Alix explique ainsi : Ce qui m'attristait, c'était
plus ma situation personnelle et de me dire que je suis un pion du
système et que je ne sers à rien. Maintenant je sens mon
rôle et mon utilité. On agit tous sur notre environnement au
quotidien. » Et : « ça me rend heureux de pouvoir me dire que
je contribue à mon échelle de construire la société
telle que j'aimerais qu'elle soit (...) Aujourd'hui je me sens
complètement en accord, et c'est source de satisfaction ». Pour
Gaëlle, « le fait de sentir son impact fait se sentir mieux »,
et elle parle aussi de « la satisfaction de voir son
impact sur les proches qui commencent à être
48
sensibilisés et à changer. » Luc aussi
explique : « Ça procure du plaisir, de la satisfaction d'être
en accord avec ses valeurs. T'as aussi des opportunités de
redécouvrir plein de choses que t'aurais pas forcément
pensé ou fait et qui vont être super et que tu vas vivre
pleinement justement parce que c'est en accord avec tes valeurs. »
Est aussi revenu le sentiment de fierté
d'agir. Juliette parle d'une « fierté d'appartenir
à un mouvement, de m'investir là-dedans ». Pour Luc : «
c'est aussi positif parce que tu as l'impression d'être un peu là
en précurseur. T'as l'impression d'apporter quelque chose et de faire
avancer les choses sur un sujet qui est hyper important. Il y a une part de
fierté, et une satisfaction de transmettre des savoirs que j'ai sur le
sujet que d'autres n'ont pas forcément. »
L'excitation du défi et du challenge
à relever est aussi beaucoup revenue. Luc explique ainsi : « C'est
un énorme défi, et c'est très challengeant. Pouvoir
être à la hauteur de ce défi et pouvoir répondre
à certaines problématiques, c'est hyper
stimulant. Moi, ça me stimule. Et comme c'est stimulant,
ça me procure aussi pas mal de bien-être et de bonheur. J'ai envie
qu'on réussisse. Je trouve que c'est aussi une belle aventure. Et on le
voit, quand on est engagés avec des gens qui sont un peu pareil, il y a
des moments où tu te dis on va révolutionner ça, on va
écrire de nouveaux récits, on va repenser des modes de
transports, du coup ça ouvre plein de nouvelles portes, de nouvelles
opportunités et ça j'adore. » Angèle parle aussi de
« l'excitation de créer un truc, d'être dans un énorme
projet » ; « C'est quand même fou ce qu'on vit là, c'est
aussi super fédérateur et motivant. » Cette stimulation et
motivation se retrouve aussi dans les propos de Valentin, pour qui « c'est
une période rêvée pour avoir du recul sur le monde, sur
l'humanité, sur la planète, sur le sens de la vie, sur
toi-même. (...) Je pense que ça peut permettre d'être plus
maître de nous-même, le fait de se poser les bonnes questions
à cette époque. ».
Enfin, nous l'avons déjà abordé, l'aspect
social et collectif de l'engagement est souvent source de moments de
joie.
Mais pour tous, il subsiste encore des moments difficiles au
quotidien. Certains sont parfois en colère, comme
Juliette : « Parfois j'ai envie de secouer les gens en disant bon il est
temps au moins d'être conscient, d'arrêter de se mettre des
oeillères. (...) Mais tout ça prend du temps et c'est normal
» ou encore : « Quand je vois que même sur des chaines
nationales il y a des propos climatosceptiques qui sont tenus... là
c'est vraiment de la colère parce que je n'ai pas de moyen d'action sur
ces gens-là ». Angèle également : « La
colère contre les autres, qui sont cons, et la colère contre
moi-même qui suis peu indulgente et qui me permet de dire que les autres
sont cons. »
49
La tristesse et la peine subsistent aussi.
Angèle explique : « Parfois je lis des choses et ça me fait
pleurer parce que c'est trop injuste. Les espèces animales en voie de
disparition, ça peut me faire pleurer. De savoir comment on
élève des animaux dans des abattoirs, ça peut me faire
pleurer. Qu'il y ait des gens qui travaillent dans ces abattoirs, et qui n'ont
soit pas le choix soit qui ne se rendent plus compte parce qu'ils sont victimes
d'un système, ça aussi ça peut me faire pleurer. »
Pour Gaëlle, « les moments où ça ne va
pas, c'est plus sur des trucs précis et spécifiques. Par exemple,
à l'élection de Bolsonaro au Brésil, je me suis sentie
mal, je me suis dit ah ouais on n'y arrivera jamais. Ça arrive parfois
». Cette peur de ne pas y arriver se retrouve aussi chez
Luc : « Un peu de peur. Peur qu'on n'arrive pas à relever ce
défi et des conséquences que ça peut engendrer sur des
guerres, sur des populations, des minorités. Un peu de peur, et je n'ai
pas envie que ça arrive. »
Luc ressent aussi « un peu de
frustration, parce qu'on nous le dit depuis longtemps, on sait
aussi ce qu'on peut faire, mais ce n'est pas du tout une conscience
partagée par tout le monde, et les règles ne sont pas à la
hauteur. Donc de la frustration, parce que c'est chiant, ça fait chier.
» Il parle aussi de la frustration et des difficultés qu'il a
à convaincre ses proches : « tu as l'impression de passer pour le
rabat-joie ».
Enfin, Valentin décrit un sentiment plus diffus, plus
global : « le fait de ressasser tout ça, d'avoir tout ça en
arrière-plan, toutes ces choses négatives, c'est pesant »,
en évoquant alors le concept
d'éco-anxiété.
De façon plus générale, certains ont
affirmé ressentir beaucoup plus d'émotions, et
de façon plus intense, qu'avant leur engagement :
« j'affirme plus mes émotions aujourd'hui, et elles sont souvent
plus intenses, que ce soit dans la joie ou dans la peine », explique
Angèle. Juliette explique aussi : « C'est difficile de mettre un
mot sur une émotion, mais il y a une sorte de puissance dans ce que je
vis, dans ce que je ressens, où n'importe quelle rencontre, n'importe
quelle action va être décuplée, je vais le ressentir de
manière plus importante que les émotions que je ressens dans le
quotidien. Ça accentue tout, mais le positif comme le négatif,
ça accentue tout. Et c'est des moments presque euphoriques parfois
». Elle explique aussi comment comprendre l'origine de ses émotions
l'a libérée : « Cette colère dont je parle, c'est des
trucs qui ont toujours été là. C'est comme si ça me
donnait un espace-temps, une sorte de truc intemporel pour sortir mes
émotions. Depuis toute petite je suis en colère, pas à ma
place, je sens que je suis en décalage. Et là c'est comme si pour
la 1ère fois il y avait une légitimité, une raison
à toutes ces émotions que j'ai ressenties toute ma vie. Je pense
que ça me donne un espace pour laisser parler ces émotions et les
justifier. Parfois je ne savais pas pourquoi j'étais en colère et
triste, et là je sais pourquoi. Même s'il ne faut pas voir toutes
ces émotions
50
par le prisme de ce combat, c'est un gros poids qui explique
beaucoup de choses. » Ce témoignage fait écho à
Joanna Macy, qui explique que l'expression et la compréhension de ses
émotions en lien avec l'état du monde peut se
révéler libérateur et fonctionner comme un déclic,
comme un soulagement. Dans son entretien, Thibaud Griessinger souligne le
risque de paralysie face aux émotions négatives provoquées
par ces enjeux, et l'importance de la gestion des émotions
et de la régulation émotionnelle afin de le
réduire pour qu'elles soient génératrices d'action
plutôt que de paralysie : « Mieux les émotions sont
gérées, utilisées à bon escient, plus elles sont
facteur de changement. Plus tu les subis, plus tu es incapable d'identifier ce
qui les déclenche et ce à quoi elles peuvent te servir, et plus
ça va être facteur de paralysie »
De façon globale, les sentiments positifs
étaient plus prégnants et les personnes se disaient surtout
optimistes. Souvent pessimistes sur le constat et les crises, mais optimistes
sur l'humain et le social.
Finalement, on voit que les émotions ont un rôle
central dans le processus d'engagement. Voici les principales conclusions des 6
témoignages analysés :
- Les émotions fonctionnent à la fois comme
résultat et comme moteur de l'engagement. Globalement, il semble que ce
sont plus les émotions négatives qui mènent à
l'engagement, et les émotions positives qui en sont le résultat,
puis les émotions positives tout comme négatives permettent
d'entretenir et de renforcer l'engagement.
- La prise de conscience et l'engagement mènent
à une libération des émotions qui sont ressenties de
façon plus intense
- Le processus de prise de conscience et d'engagement peut
permettre une compréhension de l'origine de ses émotions, ce qui
peut être source de soulagement ou de libération
- L'engagement est source de joie et d'épanouissement plus
que de peine
Un processus de changements personnels
On a déjà entrevu, via la connaissance,
l'engagement, le groupe et les émotions, comment ce processus pouvait
contribuer à changer les personnes.
Ainsi, à la question de savoir si ce processus l'avait
changé, Alix répond : « Complètement.
Complètement. Ça a complètement changé ma
façon d'aborder les choses, d'aborder l'autre. Ça a
été un revirement total ». Pour Juliette aussi, les
changements en cours sont considérables. Elle explique : « Je pense
que je me suis construite socialement dans un certain milieu (social,
éducatif, affectif) autour de certaines choses. Maintenant que je suis
investie, je remets en question ces choses, je remets en question la
manière dont j'ai été éduquée, dont je me
suis comportée avec les gens, dont j'ai construit mes relations, mon
rapport aux choses, au monde. Ces trucs-là sont en train
de prendre moins de place pour laisser la place aux valeurs
qui ont toujours été là mais un peu cachées : la
solidarité, le militantisme, les relations plus simples, plus
humaines... ça a toujours été là mais
elles prenaient moins d'importance que le côté parisien,
être inclue dans certains groupes, ressembler à certaines
personnes... Toute cette espèce d'image sociale qu'on se
construit, c'est en train de devenir dérisoire par rapport au
combat qu'on porte. » Les notions de construction et de remise en question
qu'elle évoque illustrent la pensée de Freire que nous avons
étudiée, selon lequel la prise de conscience passe par une
conscience des croyances et représentations qui nous déterminent,
et une remise en question de celles-ci. Gaëlle aussi explique : « Je
pense que des valeurs qui étaient déjà là se sont
affirmées. La compassion, l'affirmation des convictions notamment.
»
Pour Valentin, « le fait de (s')engager (lui) permet
d'avoir beaucoup plus d'énergie qu'avant, (il) fai(t)
les choses avec plus de force ». Il évoque
l'importance qu'a eu pour lui le fait de se connaître et de comprendre sa
psychologie : « Il y a aussi le fait de m'analyser moi-même, et
faire des ponts entre ça et d'autres choses de ma psychologie. Car
encore une fois, tout est lié dans ta psychologie. Il n'y a pas d'un
côté l'éco-anxiété et les relations sociales.
Ça déteint sur tout. Donc tu prends du recul sur toi-même.
Le fait de s'autoanalyser permet de voir où il faut agir. Le travail que
j'ai fait sur moi-même il y a quelques temps, je le rapprocherais plus du
développement personnel. Le fait de maîtriser sa construction
psychologique : d'avoir tellement de recul sur toi-même que tu es capable
de redisposer les trucs comme tu veux. Je pense que c'est la principale
façon d'aller de l'avant. T'autoanalyser, te compartimenter, comprendre
comment tu es structuré. Une fois que tu as ce recul-là tu peux
agir. Parce que quand c'est juste des sentiments diffus dont tu ne sais pas
pourquoi ils arrivent, tu es juste prisonnier de toi-même. Je pense que
toutes ces choses, les relations sociales, aller à Paris, agir, j'ai pu
commencer à faire tout ça avec énergie parce que
j'ai appris à me con-naitre. Tant que tu ne te connais
pas, tu ne peux pas vraiment agir. » Valentin se dit en ce sens
intéressé par l'écopsychologie, car il pense que « la
crise environnementale touche à beaucoup de points sensibles dans la
psychologie humaine ».
Nous avons donc vu que le processus d'engagement pouvait
menait à une remise en question et une évolution du rapport
à soi, aux autres et au monde :
- Rapport à soi : meilleure connaissance de soi, plus
d'énergie, de force
- Rapport aux autres : relations plus simples, plus humaines,
plus de solidarité, moins d'impor-tance à l'image sociale qu'on
se construit et au regard des autres
- Rapport au monde : évolution de ses
représentations
4) Conclusions
51
Le tableau suivant résume les principaux points
abordés :
52
Tableau résumé des principales conclusions
des entretiens individuels
Eléments clés du processus
|
Conclusions
|
Approfondisse- ment des
connais- sances
|
- aspect systémique des crises
- globalité et origine des problèmes
- liens entre les crises et son propre quotidien
- implications de ces constats, théories de
l'effondrement
|
Implications émo- tionnelles
|
- peine et tristesse de la situation et des perspectives
- effondrement intérieur, remise en question et perte de
sens dans sa vie et dans la société
ou soulagement et sens dans la compréhension des
problèmes
- motivation et envie d'agir et de changer
|
Collectif
|
- le groupe peut être source de partage, de
réconfort et de moments de joie
- le système de représentations d'une personne peut
évoluer via les interactions au sein du
groupe d'engagement
- il peut y avoir une difficulté à faire partie
de groupes sociaux aux systèmes de valeurs et
de représentations différents
- cette difficulté et le fait de rester attaché
aux autres groupes sociaux peut être une force et permettre de
renforcer l'engagement (importance de ne pas se restreindre à ce groupe
et s'extraire des autres).
|
Formes d'engage- ment
|
- il semble y avoir trois grands types d'engagement (quotidien,
professionnel et collectif) et
divers degrés d'engagement pour chacun
- les personnes ne semblent pas concentrer leurs efforts dans
l'engagement quotidien
- notions d'utilité, de devoir et de
nécessité centrales dans l'engagement professionnel
- possible quatrième forme d'engagement : l'engagement
culturel
|
Impact émotionnel de l'engagement
|
- les émotions fonctionnent à la fois comme
résultat et comme moteur de l'engagement
o les émotions négatives sont déclencheur
de l'engagement
o l'engagement est source d'émotions positives
o les émotions positives tout comme négatives
permettent d'entretenir et de renfor-cer l'engagement
- la prise de conscience et l'engagement mènent
à une libération et un intensification des émotions
- la prise de conscience et l'engagement peut permettre une
compréhension de l'origine de ses émotions, ce qui peut
être source de soulagement ou de libération
|
Transformations
|
- le processus d'engagement mène à une remise en
question et évolution du rapport à soi,
aux autres et au monde
o rapport à soi : meilleure connaissance de soi, plus
d'énergie et plus de force
o rapport aux autres : relations plus simples, plus humaines,
plus de solidarité, moins d'importance à l'image sociale qu'on se
construit et au regard des autres
o rapport au monde : évolution de ses
représentations
|
|
Pour résumer le processus dans les grandes lignes,
à l'origine, divers facteurs comme un intérêt, une
sensibilité de base ou une perte et un questionnement
de sens peuvent mener à approfondir les connaissances
de la situation. Cet approfondissement des connaissances fait
prendre
53
conscience de l'ampleur, de la gravité, et de l'aspect
systémique des crises, ainsi que de la possibilité d'un
effondrement de nos civilisations industrielles. Cette compréhension
peut mener à de la peine, et soit à un
soulagement si la personne était en perte de sens, soit
à un effondrement ou un deuil intérieur si ces
constats remettent en question la vision qu'ils avaient du monde, de leur vie
et de leur avenir. Elle mène aussi à une volonté
d'agir, et une volonté de se rapprocher de personnes ayant les
mêmes questionnements. Pour cela, les personnes s'engagent dans
un collectif et entrent alors dans une boucle d'engagement
via les personnes, les connaissances, l'action et les émotions.
Au fil de ce processus, les personnes évoluent voire se transforment
dans le rapport à soi, aux autres et au monde.
Ce résumé permet d'avoir une idée
générale du processus d'engagement, mais il reste
général : ces cheminements nous ont aussi montré que
le processus incluait aussi des facteurs personnels, propres au
contexte, à la personnalité, à l'histoire de chacun
(ex : voyages, lieux de vie, entourage...). Cependant, dans les 6
cheminements que nous avons analysés, la connaissance, le collectif,
l'action et les émotions ont tous joué un rôle central.
Enfin, il est important de souligner que, bien qu'il puisse
être analysé de façon linéaire dans les grandes
lignes, ce processus n'est pas linéaire : de nombreux
facteurs entrent en jeu, se renforcent les uns les autres et il y a
d'importantes rétroactions entre chaque
élément.
Nous avons vu, au travers ces entretiens, l'aspect central du
groupe dans le processus d'engagement écologique. Pour mieux le
comprendre, nous allons donc maintenant approfondir et analyser l'enga-gement
dans le contexte du collectif, au sein de l'association Avenir Climatique.
II- Participation observante - Avenir Climatique
En effet, l'engagement individuel et l'engagement collectif
écologiques semblent intimement liés. L'objectif de cette partie
est d'explorer ces liens à travers la participation observante du
chercheur au sein d'Avenir Climatique (AC), une association de sensibilisation
aux enjeux énergie-climat, et en essayant de comprendre le processus
d'engagement au sein de ce contexte collectif.
1) Méthodologie
Le choix du terme de participation observante plutôt
qu'observation participante est volontaire et justifié par la place
prégnante de la participation par rapport à l'observation pendant
ma démarche de recherche. Dans son article sur l'usage et la
justification de la notion de participation observante (PO) en sciences
sociales, Bastien Soulé résume ainsi les enjeux du terme de PO :
« Très fortement
54
impliqués sur leur terrain, voire
enchâssés dans celui-ci, les chercheurs recourant au terme de PO
revendiquent un rapport singulier au terrain, qui les place en décalage
avec « la bonne pratique méthodologique » relatée dans
les manuels : observer et participer à parts égales, en veillant
à ne pas sacrifier l'un au bénéfice de l'autre. » En
effet, mon rôle de recherche et d'observation est resté au second
plan, étant avant tout participante et partie prenante des
événements. Mais Soulé souligne les avantages de ce
positionnement, qui permet d'enrichir considérablement l'analyse par
l'expé-rience et le vécu des éléments
étudiés, à condition que le travail de
réflexivité soit effectué.
J'ai donc essayé d'effectuer ce travail de
réflexivité et d'observation via un journal de bord, sur le
moment si cela était possible, ou sur mon temps personnel, lorsque je
privilégiais la participation. Enfin, j'ai également
réalisé un entretien avec Guillaume Martin, membre actif de
l'association, au cours duquel nous avons évoqué les facteurs
clés d'engagement d'AC. La méthodologie de cet entretien est la
même que pour les autres ; le guide et la synthèse de l'entretien
sont en annexe. Annexe 9 : Guide d'entretien - Guillaume Martin
|
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