PARTIE 2 : ENQUÊTE DE TERRAIN
Méthodologie de l'enquête de terrain
1) Formulation des hypothèses de recherche
Pour répondre à notre objet d'étude,
à savoir la compréhension du processus d'engagement
écologique, nous essaierons à la fois de comprendre comment une
personne consciente mais bloquée en vient à s'engager, et
qu'est-ce que cet engagement implique. La revue de littérature nous a
déjà permis d'aborder des pistes de réponses, que nous
allons ici présenter, pour ensuite les tester et les explorer dans notre
enquête de terrain.
Nous avons vu que la connaissance était au coeur des
trois approches du processus de prise de conscience présentées.
Aujourd'hui, la grande majorité de la population française a
connaissance et conscience des changements climatiques, de l'extinction de la
biodiversité, de la pollution atmosphérique, des océans,
de la déforestation... Mais combien ont une connaissance approfondie des
mécanismes climatiques ? Des limites et barrières
planétaires, des effets de seuil, des boucles de rétroaction ?
Combien ont conscience de la complexité et des interconnexions entre ces
crises ? De leurs origines, de leurs implications ? Il n'existe pas
d'étude approfondie sur ces degrés de connaissance, mais une
étude de l'OFCE a révélé que le niveau de
connaissances factuelles sur les changements climatiques des français
était dans l'ensemble « faibles à passables ». Or, pour
s'engager, il est essentiel de saisir l'urgence et l'importance des changements
nécessaires, et donc pour cela d'appro-fondir les connaissances. Nous
postulons donc qu'une connaissance approfondie et systémique des
crises socio-écologiques, de leurs causes, de leurs implications et de
leur complexité est un levier clé d'engagement
écologique.
Mais la connaissance n'est pas suffisante seule. Nous l'avons
vu, les blocages sociaux sont extrêmement forts, et la puissance du
conformisme est telle que même avec une connaissance approfondie des
crises que nous traversons, une personne se plaçant dans un groupe
social très peu sensibilisé aura du mal à s'en extraire et
à agir et penser différemment. Mais ces mécanismes de
mimétisme et de conformisme peuvent devenir une force et des leviers
d'engagement s'ils fonctionnent dans l'autre sens. Nous posons donc que
le processus d'engagement écologique individuel passe
nécessairement par le groupe, le collectif.
En s'engageant individuellement et collectivement, les
personnes sont amenées, au fil du temps, à expérimenter
des actions, à les mettre en oeuvre, à en apprendre, et donc,
à changer et lever les blocages culturels à la prise de
conscience et à l'engagement. Les approches de Freire ainsi que de
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Joanna Macy via la courbe du deuil mettent en évidence
la transformation des personnes par ce processus, et la transformation
conséquence progressive des représentations sociales. En
s'enga-geant, les personnes se transforment progressivement dans leur rapport
à soi, aux autres, et au monde, ce qui mènerait, via les
mécanismes d'interaction spéculaire et de désir
mimétique étudiés précédemment, à une
transformation conséquente progressive des récits collectifs et
de la réalité imaginaire. Freire et Macy évoquent tous
deux l'aspect libérateur de ces transformations : la personne, peu
à peu, réduit les dissonances cognitives, comprend ses
déterminants, vient à s'en émanciper, comprend son pouvoir
d'action et construit de nouveaux modes de pensée et d'action. Ainsi,
le processus d'engagement écologique serait un processus de
transformation intérieure et extérieure
libérateur.
Ces transformations profondes peuvent être difficiles
à vivre, mais aussi source de bonheur et de joie. Comme l'a
étudié Joanna Macy, elles peuvent être vécues comme
un effondrement intérieur, comme une perte de sens, et mener à
des situations de stress, d'angoisse, de tristesse, voire de dépression
si le choc ou la dissonance cognitive sont trop grands, ou le contexte
personnel trop difficile. Mais ces émotions peuvent être
déclencheurs de prise de conscience et d'engagement, et celui-ci mener
à des émotions positives qui vont renforcer l'engagement dans un
cercle vertueux. Les émotions semblent donc centrales dans ce processus
: elles sont souvent refoulées, participant à l'inertie face
à la gravité et la complexité de la situation, mais
peuvent se révéler motrices de l'enga-gement lorsqu'elles sont
exprimées, acceptées et comprises. Ainsi, nous postulons que
l'accepta-tion, l'expression, la compréhension et l'utilisation
des émotions sont fondamentales et motrices dans le processus
d'engagement écologique.
Il convient de souligner l'aspect systémique
de ces hypothèses et la complexité du
processus d'engagement : la connaissance, le groupe, la transformation et les
émotions sont des éléments clés du processus, mais
ce ne sont pas les seuls, et ils sont complémentaires, fonctionnent
ensemble, et peuvent se renforcer les uns les autres en fonctionnant par
rétroaction. Il sera donc intéressant d'étu-dier ces liens
dans l'enquête de terrain.
2) Objectivation participante : expérience personnelle
d'engagement écologique Méthodologie
Le choix de ce sujet de mémoire a largement
été motivé et construit à partir de convictions
personnelles, et à partir de ma propre expérience de processus
d'engagement écologique. Ce rapport étroit au sujet peut
comporter le risque de vouloir imposer ma vision des choses et la projeter dans
ma recherche de terrain, interprétant la pratique des agents par ce
prisme. C'est pour réduire ce risque que le sociologue français
Pierre Bourdieu a développé la notion d'objectivation
participante,
un travail central consistant à objectiver le rapport
subjectif du sociologue à son objet. A noter que nous apportons une
nuance à cette notion d'objectivation participante, car nous
considérons qu'il n'est pas possible, ni même souhaitable
d'objectiver totalement son rapport à l'objet d'étude. Nous
pensons qu'il faut trouver un juste milieu entre l'utilisation de son propre
vécu et convictions, et la recherche de terrain. Autrement dit,
mon expérience et mon vécu peuvent et doivent être pris en
compte dans la recherche, mais il faut veiller à ce que cette recherche
et le terrain ne soient pas utilisés pour appuyer mes pensées,
mais pour les éclairer.
Pour mieux comprendre son rapport à l'objet et veiller
à ne pas déroger à cette règle, il est important
d'effectuer un travail de réflexivité. Pour Bourdieu, la
réflexivité est le travail par lequel la science sociale «
se prenant elle-même pour objet, se sert de ses propres armes pour se
comprendre et se contrôler ». Selon lui, la capacité pour le
sociologue de considérer la relation qu'il entretient avec son objet
constitue un moyen d'améliorer la qualité scientifique de ses
travaux. L'objectivation participante est donc un processus
d'auto-analyse du rapport à l'objet, de son propre parcours pour rendre
la recherche plus rigoureuse.
Ici, l'objectivation participante va un peu plus loin qu'une
compréhension de mon rapport à l'objet, puisque j'ai vécu
mon objet d'étude. Il s'agira donc d'analyser mon propre
vécu du processus d'engagement. Au-delà de l'objectif
d'objectivation, ce travail peut aussi constituer un cas d'étude
intéressant, ayant une vision assez complète de comment il s'est
déroulé et a été vécu. Cependant, ce travail
n'est pas inclus dans l'analyse du mémoire, puisqu'elle serait contraire
à la règle énoncée précédemment. Elle
pourra être mise en lien par le lecteur, mais pour cette recherche, ce
récit cherche essentiellement à comprendre le rapport du
chercheur à son objet d'étude. C'est un exercice délicat,
d'abord car il implique de se livrer personnellement, et aussi parce qu'il peut
y avoir un manque de recul sur l'analyse de son propre parcours, et une
subjectivité qui ne permet pas forcément de saisir tous ses
déterminants.
J'ai donc essayé de retracer mon processus
d'engagement, et ai ainsi distingué 5 grandes phases de ce processus,
que je décrirai en précisant pour chacune le niveau de
connaissance, le niveau d'engagement et les émotions liées. A
noter que ce travail a été fait et rédigé avant les
entretiens individuels et avant la revue de littérature, afin de ne pas
être influencée par le récit d'autres personnes.
Description du cheminement
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Phase 1 - Ignorance et blocages :
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Description : J'ai grandi dans un
milieu aisé et ai toujours connu un grand confort matériel,
financier et humain. Pendant la première partie de ma vie,
jusqu'à mes 18 ans environ, j'ai vécu dans une ignorance
écologique totale. En grandissant, et à partir de ma licence
d'économie-gestion, j'ai commencé à avoir quelques
informations sur ces enjeux, qui m'ont tout de suite paru importants, mais qui
pour autant ne m'ont pas fait changer dans mon comportement et mes actions. Je
portais de l'intérêt pour ces sujets, sans savoir comment m'en
emparer, et donc sans m'en emparer. Mon quotidien, ma routine et mes habitudes
étaient bien plus forts que cet intérêt et je ne me posais
pas même la question du rôle ou de l'impact que je pouvais avoir
à mon échelle.
Connaissance des enjeux :
très faible
Engagement : Pendant ces 18
années, j'ai été ultra-consommatrice : de vêtements,
de nourriture, de séries, d'énergie... j'étais dans une
attitude très passive et inactive.
Emotions : insouciance,
passivité, inconscience
Phase 2 - Déclic visuel et recherche de sens
:
Description : Pendant mon
échange universitaire de L3 que j'ai eu la chance d'effectuer en
Australie pendant 6 mois, j'ai pu voir des impacts des changements climatiques
de mes yeux, notamment lors d'une randonnée sur un glacier qui
était noir de terre. Il y avait un vieux panneau avec une photo du
même paysage que j'avais sous les yeux, mais sur cette photo le paysage
était blanc de glace. Cette expérience a été un
vrai déclic et m'a poussée à m'informer plus en profondeur
sur ces sujets. Ce processus a été long, ne s'est pas fait du
jour au lendemain, mais en rentrant en France et en reprenant des études
qui n'incluaient quasiment pas ces enjeux pourtant essentiels, j'ai
développé un besoin de trouver et de donner du sens à ce
que je faisais. Ce n'était pas le cas dans mes études, alors j'ai
décidé d'en changer, et de faire un master en
développement durable.
Connaissance des enjeux : faible,
informations dans les médias et sur internet
Engagement : Cette période en
licence s'est accompagnée de premières petites actions,
éco-gestes notamment, mais il y a globalement eu peu de changement dans
mes habitudes de vie quotidiennes. Emotions : pendant
l'expérience visuelle : choc, tristesse, incompréhension,
questionnements. Après : volonté de comprendre, de trouver du
sens et de se sentir utile. Insatisfaction, stress, dissonance
Phase 3 - Formation au développement durable et
découverte de sens :
Description : Ce master a
été un véritable changement et étape clé
dans mon cheminement. Il m'a fait découvrir de nombreuses
thématiques (gestion des déchets, de l'eau, de l'énergie,
biodiversité, RSE, politiques publiques...), m'a fait comprendre la
nécessité et surtout les possibilités d'actions pour la
transition écologique. J'étais convaincue de la pertinence du
développement durable et ne remettait pas fondamentalement en question
nos systèmes et modes de vie.
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Connaissance des enjeux : moyenne,
connaissance globale des enjeux mais superficielle, cours se focalisant plus
sur les actions que sur le constat, et ne comportant pas d'état des
lieux approfondi et de dimension systémique des problèmes.
Engagement : intégration dans
les études, éco-gestes, mode de vie plus écologique
(courses, déchets, consommation alimentaire, baisse globale de
consommation...)
Emotions : satisfaction,
cohérence, bien-être, positivité et optimisme
Phase 4 - Effondrement intérieur et remises en
question :
Description : Cette étape a
été la plus importante mais aussi la plus difficile. Par le biais
de mon engagement au sein de l'association Avenir Climatique, par le biais de
rencontres, de lectures, d'ap-profondissement et d'une meilleure
compréhension et expertise de ces sujets, j'ai pris toute la mesure de
la gravité de la situation dans laquelle nous sommes. J'ai pris
conscience que si nous ne changeons pas radicalement et très rapidement
nos façons de produire, de consommer, et plus globalement de penser et
de vivre, nous connaîtrons des catastrophes sans précédent
et un effondrement de nos civilisations. Comprendre et accepter cela a
été difficile car beaucoup de blocages sont entrés en jeu
(refus, déni, dissonance cognitive, conditionnement...) et que cela a
remis en question énormément de choses dans ma vie et ma vision
du monde. Ce constat a impliqué une remise en question du fondement et
du fonctionnement mêmes de notre système, de mon rôle et de
ma place dans celui-ci, et donc aussi un bouleversement et une remise en
question intérieurs.
Connaissance des enjeux : bonne,
lectures scientifiques, compréhension des origines, des
mécanismes et des conséquences des changements climatiques, des
rétroactions positives, effets de seuils, de l'interconnexion entre les
crises, du côté systémique des problèmes...
Engagement : début
d'engagement associatif, beaucoup plus de simplicité dans le mode de
vie, se recentrer sur l'essentiel, le social, l'humain, le savoir et la
créativité.
Émotions : dans le constat et
la compréhension des enjeux, je me suis sentie triste, impuissante,
dépassée, perdue pendant cette période. J'ai ressenti
beaucoup de réconfort en vivant ce cheminement en même temps que
deux de mes amies, ça a été d'une grande force.
Phase 5 - Reconstruction et engagement :
Description : Aujourd'hui, après cette
période de doutes, j'ai trouvé beaucoup de réponses et de
réconfort dans l'engagement associatif et militant, et dans les
relations humaines. J'ai compris que chacun avait un rôle à jouer
dans la construction de nouveaux récits et représentations via
notre façon d'être, nos valeurs, nos relations sociales, nos
discours et nos actions.
Connaissance des enjeux : je commence
à avoir une bonne connaissance globale et systémique, et essaie
maintenant d'approfondir les sujets. Je me rends compte aussi de
l'étendue de mon ignorance sur tant de choses, et de ma volonté
d'apprendre toujours plus.
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Engagement : ces enjeux sont la
priorité numéro 1 de tout ce que j'entreprends. Je m'engage de
plus en plus avec Avenir Climatique, participe à des actions militantes,
et continue à évoluer dans mon mode de vie, dans mes
représentations et croyances. Je suis aussi beaucoup plus engagée
via les discours que je porte auprès de mes proches notamment.
Émotions : Il m'arrive encore
de me sentir impuissante, triste et frustrée en voyant les catastrophes
se multiplier, la situation empirer sans que rien ne change fondamentalement.
Il y a par périodes de la fatigue voire de l'épuisement quand ces
enjeux sont omniprésents dans ma tête et dans mon quotidien. Il y
a aussi souvent un fort sentiment de frustration de ne pas toujours
réussir à convaincre ses proches. Mais dans l'engagement, dans le
collectif, et les échanges humains et sociaux, je ressens beaucoup de
réconfort, d'espoir, de bienveillance et d'optimisme, et finalement
beaucoup d'épanouis-sement et de bonheur. Je passe par des hauts et des
bas mais globalement, les émotions positives prennent largement le
dessus. Finalement, je n'ai jamais ressenti autant d'émotions et aussi
intensément, autant dans le positif que dans le négatif. Je
n'avais jamais été aussi malheureuse, et je n'avais jamais
été aussi heureuse dans le même temps. Et je ne me suis
jamais sentie aussi vivante.
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