Paragraphe 2 : L'approche bureaucratique
Contrairement au modèle classique, l'approche
bureaucratique (ou Modèle III) ne considère pas l'Etat comme un
acteur unitaire. L'examen de ses caractéristiques (A) et du type de
raisonnement qu'il suggère l'illustre (B).
A. Les particularités de l'approche
Dans le modèle III, l'unité de base de l'analyse
ne renvoie pas à la décision comme choix national, mais
plutôt à la ligne de conduite comme conséquence politique.
En d'autres termes, les décisions et les actions des gouvernements sont
essentiellement des conséquences politiques intra nationales :
« conséquences dans le sens où ce qui se passe n'est pas
choisi comme une solution à un problème mais résulte
plutôt du compromis, de la coalition, de la compétition et du
désarroi entre les membres du gouvernement qui examinent les
différents aspects d'une question »89 ;
88 Le modèle I demeure assez
désincarné. Il ne permet pas d'examiner le processus interne de
la prise de décision.
89 Traduit de «Conceptual Models and the Cuban
Missile Crisis», The American Political Science Review, vol.
LXIII, 1969, pp. 689-718 in Philippe BRAILLARD, op cit., pp.
190-191.
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politiques dans le sens où « l'activité
dont les conséquences sont issues est le mieux
caractérisée comme marchandage »90.
Ainsi, les responsables qui siègent au sommet des
organisations sont des joueurs dans un jeu compétitif central, dont le
nom est politique bureaucratique. La nature des problèmes de politique
étrangère permet un désaccord fondamental entre des hommes
raisonnables, au sujet de ce qui doit être fait. Les analyses produisent
des recommandations opposées. Les responsabilités distinctes qui
reposent sur les épaules des personnalités individuelles
encouragent les différences de perceptions et de priorité. Un
mauvais choix pouvant signifier un dommage irréparable, les hommes
responsables sont obligés de combattre pour ce qu'ils sont convaincus
être juste91. ALLISON relève à cet effet que, ce
que fait la nation est parfois le résultat du triomphe d'un groupe sur
les autres. Toutefois, différents groupes ne s'entendant pas, produisent
le plus souvent, un résultat distinct de ce que chacun avait en vue. Ce
qui permet à la balance de pencher en faveur d'un groupe est :
« le pouvoir et l'habileté des défenseurs de l'action en
question, et de ceux qui s'y opposent »92.
B. Les suggestions générales du
modèle III
Le modèle bureaucratique s'attache à identifier
les joueurs impliqués dans le processus décisionnel, à
faire ressortir ce qui détermine d'une part leur position et d'autre
part leur impact sur la décision finale. Il permet de mettre en exergue
les règles du jeu, mais aussi les relations qui existent entre chaque
joueur, et entre les joueurs et le décideur ultime. Il met en relief le
jeu de tractation, entre des individus et des groupes à
l'intérieur du gouvernement, qui conduit à la décision.
Les propositions centrales sur lesquelles est basé le modèle
bureaucratique sont les suivantes :
L'Action et l'intention : L'action
ne présuppose pas l'intention. Généralement, ce sont des
individus distincts avec différentes intentions qui ont contribué
aux diverses parties composant un résultat distinct de celui que
n'importe qui aurait choisi.
Votre opinion dépend de votre
position93 : Horizontalement, les diverses demandes
faites à chaque joueurs façonnent ses priorités, ses
perceptions et ses conclusions. Selon ALLISON, pour de larges catégories
de questions, la position d'un joueur particulier peut être
déterminée avec une grande sûreté à partir de
l'information concernant sa situation. Il privilégie ainsi le lien entre
la
90 Traduit de «Conceptual Models and the Cuban
Missile Crisis», The American Political Science Review, vol.
LXIII, 1969, pp. 689-718 in Philippe BRAILLARD, op cit., p. 191.
91 Ibid., p. 189.
92 Ibid., pp. 189-190.
93 « Where you stand depends on where you sit »,
lire à ce propos Graham T. ALLISON, 1971, op. cit., p.
176.
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fonction exercée par les acteurs et la position qu'ils
défendent94. Cette proposition correspond à la
variable de rôle de ROSENAU, analysée plus bas.
Les hauts responsables et les exécutants :
l'aphorisme « where you stand depends on where you sit
» s'applique aussi bien verticalement qu'horizontalement.
Verticalement, les demandes faites au Président, aux responsables, aux
conseillers et aux exécutants sont tout à fait distinctes. Le
principe général qui se dégage ici en ce qui concerne la
conception de la ligne politique, est le suivant : « le
problème des hauts responsables par rapport à leurs
inférieurs touche au choix . · comment préserver ma marge
de manoeuvre jusqu'à ce que le temps clarifie les incertitudes. Le
problème des fonctionnaires, vis-à-vis de ceux qui se trouvent au
même niveau qu'eux, est une affaire d'engagement . · comment
faire que les autres soient engagés envers ma coalition. Le
problème de ceux qui sont en bas de la hiérarchie, par rapport
à leur chef, est une question de confiance . · comment donner
confiance au patron pour qu'il fasse ce qui doit être fait
»95.
La présente étude tient compte du fait que le
modèle III d'ALLISON correspond aux variables gouvernementales et de
rôle de ROSENAU ; c'est pour cette raison que le titre de la seconde
partie privilégie, afin d'inclure les deux éléments
théoriques, le cadre conceptuel de ROSENAU. Il convient toutefois de
mentionner avec Samy COHEN que le modèle III donne aux bureaucraties un
pouvoir trop important sur la prise de décision. Il sous-estime
très largement l'influence du Chef de l'exécutif sur la
bureaucratie96. A travers sa variable idiosyncratique, ROSENAU a
tenu compte de cette influence.
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