Section 2 : Les variables systémiques
La variable systémique se rapporte aux
éléments de l'environnement international qui ont pu influencer
par leurs avis, appuies ou par toute autre action, la prise de décision
du Cameroun.
En effet, comme le relève Pierre De SENARCLENS et Yohan
ARIFFIN, dans bon nombre de cas, l'Etat, entendu comme puissance publique
souveraine, parvient à revendiquer le monopole de la coercition
intérieure ; mais son pouvoir d'imposer des décisions, de
légiférer, d'administrer et de punir ne s'exerce pas de
façon entièrement autonome, à l'abri de toute contrainte
ou influence extérieure. Aucun Etat ne peut assumer seul la
défense de sa sécurité et de son
indépendance395. Pour ROSENAU, cette réalité
s'applique a fortiori pour les pays en développement, où
les variables idiosyncratique et systémique sont les plus
déterminantes dans l'analyse de la prise de décision. Toutefois,
le système international ne limite pas uniquement les capacités
d'action des Etats ; ses caractéristiques peuvent influencer leur
comportement en leur offrant des opportunités propres à
391 Lire à ce sujet Yves Alexandre CHOUALA, « La
crise diplomatique de mars 2004 entre le Cameroun et la Guinée
équatoriale : Fondements, enjeux et perspectives », Polis:
revue camerounaise de science politique. Volume 12, 2004, p. 155.
392 Ces variables complémentaires des IDE peuvent
être selon Marouane ALAYA, Dalila NICET-CHENAF et Eric ROUGIER, les
facteurs habituellement mobilisés pour expliquer la croissance, comme
« le travail, le capital et le progrès technique, et selon
l'expression de FONTAGNE et GUERIN (1997), des catalyseurs de la croissance,
comme l'insertion commerciale, le niveau du capital humain, les
infrastructures, la taille du secteur bancaire et financier ». (Voir
Marouane ALAYA, Dalila NICET-CHENAF et Eric ROUGIER, « A quelles
conditions les IDE stimulent-ils la croissance ? IDE, croissance et catalyseurs
dans les pays méditerranéens », in Mondes en
Développement, vol. 37, n°148, 2009, p. 120.)
393 Marouane ALAYA, Dalila NICET-CHENAF et Eric ROUGIER,
« A quelles conditions les IDE stimulent-ils la croissance ? IDE,
croissance et catalyseurs dans les pays méditerranéens », in
Mondes en Développement, vol. 37, n°148, 2009, p. 120.
394 Narcisse MOUELLE KOMBI, 1996, op. cit., p. 75.
395 Pierre de SENARCLENS et Yohan ARIFFIN, 2006, op.
cit. p. 1.
99
faire avancer leurs objectifs396. C'est dans ce
double sens que doit être analysé l'influence des acteurs
internationaux sur le choix des autorités de Yaoundé (Paragraphe
II).
Sans nier le statut d'acteur international du Nigeria, il
convient d'analyser son influence sur la prise de décision de
façon particulière ; car, s'agissant des variables
systémiques, la perception camerounaise de ce pays et la nature
multidimensionnelle de leurs relations ont constitué les
éléments les plus déterminants de la décision
camerounaise (Paragraphe I).
Paragraphe 1 : Le caractère particulier de
l'adversaire
Au-delà de l'intransigeance manifestée par le
Nigeria dans le cadre des tentatives de règlement diplomatique, d'autres
paramètres propres à ce pays (B), et à ses relations avec
le Cameroun (A), ont pesé sur la prise de décision.
A. Les exigences d'une paix obligée avec le
Nigeria
La paix entre le Cameroun et le Nigeria est «
obligée »397. C'est sans doute pour cette raison
qu'Abuja occupe une place cruciale dans la politique africaine de
Yaoundé. Dès leur accession à l'indépendance, les
deux pays ont échangé des Ambassadeurs sur une base
résidentielle. Première sortie africaine du second Chef de l'Etat
Camerounais (20 avril 1983), le Nigeria abrite l'une des Ambassades
camerounaises les plus importantes d'Afrique, qualitativement et
quantitativement398. Aujourd'hui, il est le seul pays africain
où le Cameroun détient deux Consulats (à Lagos et à
Calabar), et auquel est consacré tout un Service au MINREX. Les
dirigeants Camerounais, du Président Ahmadou AHIDJO au Président
Paul BIYA, ont toujours privilégié la voie pacifique dans le
règlement des incidents qui ont opposés les deux pays. En 1994,
face aux résultats peu satisfaisants des procédés de
règlement diplomatique engagés au plan bilatéral et
multilatéral, les autorités Camerounaises ont
préféré le procès à la guerre. L'importance
ainsi accordée par le Cameroun à son voisin occidental,
obéit à des considérations d'ordre sécuritaire (1),
historico-culturel (2), et économique (3).
396 Encyclopedia of the New American Nation, op. cit.,
[En ligne].
397 Voir Zacharie NGNIMAN, 1996, op. cit., p. 7 et p.
125.
398 En 1987, l'Ambassade du Cameroun à Lagos (ex
capitale nigériane) est celle qui compte en Afrique le plus grand nombre
de personnel diplomatique. En l'occurrence 13, avant Addis Abeba qui en compte
10. En 1997, le Nigeria reste en tête avec 30 personnes en service dans
la mission diplomatique suivit d'Addis Abeba avec 28 personnes. Fait
remarquable, l'Ambassade du Cameroun au Nigeria est celle parmi les rares qui
compte un personnel militaire (dont le nombre est d'ailleurs le plus
élevé). Pour plus de précisions, lire MGBALE MGBATOU
Hamadou, 2001, op. cit., p. 247-250.
1. Les exigences sécuritaires
Tout Etat définit son existence, ses attitudes, ses
interventions, son originalité par rapport à ceux qui
l'entourent399. IFTENE POP relève à cet effet que
« la sécurité de chaque Etat (...) a dépendu et
dépend encore dans une large mesure des relations existant entre pays
voisins »400. Paradoxalement, la
frontière, tout en étant un lieu de jonction, un instrument
d'intégration, est un vecteur de contagion d'insécurité et
de criminalité. Les zones frontalières401 sont souvent
des dépôts, des points de chargement et de déchargement des
caches pour contrebandiers, malfaiteurs et trafiquants d'origine
diverse402. Les pays frontaliers peuvent également
s'avérer être des zones arrières de déstabilisation
politique.
Carte 2 : La Frontière Terrestre
entre le Cameroun et le Nigeria.
|
Source : République du
Cameroun, Affaire de la frontière terrestre et maritime entre le
Cameroun et le Nigeria (Cameroun c. Nigeria : Guinée Equatoriale
(intervenant)), Aide Mémoire, Juillet 2002, p. 15.
|
100
Ces raisons figurent sans doute parmi les facteurs qui
expliquent la place de choix qu'occupe Abuja dans la politique africaine de
Yaoundé, et l'option résolue du Cameroun pour la paix par le
droit. En effet, comme l'illustre la carte ci-dessus, le Nigeria est le pays
avec lequel le Cameroun partage la plus longue ligne frontalière soit
1720 km403. Il est également le pays dont le
399 Alain PLANTEY, 2000 op. cit., p.41.
400 Iftene POP, Voisinage et bon voisinage en Droit
international, Paris, Pedone, 1980, p. 10, cité par Hamadou MGBALE
MGBATOU, 2001, op. cit., p. 155.
401 Les zones frontalières procèdent de la
frontière et les jouxtent. Elles se trouvent à la confluence de
deux territoires nationaux.
402 Janet ROITMAN, « La Garnison-entrepôt »,
Cahiers des Sciences Humaines, Nouvelle série n°6, 1998,
p. 41, cité par André-Hubert ONANA MFEGUE, 2002, op.
cit., p. 226.
403 Voir en annexe 2 la carte agrandit de la frontière
terrestre entre le Cameroun et le Nigeria (page 131).
101
voisinage est le plus difficile à assumer. En effet,
les phénomènes tels que la criminalité organisée,
la démographie galopante, l'instabilité politique, la
récurrence des conflits interethniques, les mouvements de
résistance armée, font de lui une réelle
préoccupation pour le Cameroun. En outre, la frontière lacustre,
terrestre et maritime en partage est touchée par des problèmes
tels que : la contrebande de marchandises, de denrées diverses, de
produits pétroliers, et des minerais ; le recel de biens et
matériels ; la fraude douanière et policière ; la
corruption ; et les échanges sexuels ou prostitution
transfrontalière404. La contrebande, qui demeure le
phénomène le plus répandu, a des conséquences
néfastes pour le Cameroun tant sur le tissu industriel, que sur la
fiscalité.
Sur le plan religieux, le Nigeria est un lieu d'impulsion de
dynamiques religieuses vers le Cameroun. Maud LASSEUR observe à cet
effet que dans la partie méridionale du pays, la myriade de «
nouvelles églises » qu'on observe aujourd'hui405,
s'était d'abord développée dans la zone anglophone
jouxtant le Nigeria (1950), avant de gagner le reste du Cameroun
francophone406. Ceci s'illustre également avec la religion
musulmane qui s'est introduit à partir du septentrion vers 1806, par le
biais des «Djihad »407 menées par Othman
DAN FODIO depuis le Nord du Nigeria.
Sur le plan démographique, la croissance
nigériane explosive est à l'origine de flux migratoires officiels
et clandestins. L'immigration nigériane est à ce titre
numériquement et historiquement l'une des plus importantes au
Cameroun408. A l'initiative de Yaoundé, un accord offrant le
cadre juridique nécessaire à la règlementation de la
circulation des personnes et des biens a été conclu avec le
Nigeria le 6 février 1963.
Ces phénomènes sont autant d'enjeux
sécuritaires qui obligent le Nigeria et le Cameroun à
coopérer et à entretenir un voisinage paisible, dans
l'intérêt de leurs populations respectives. Le Président
Paul BIYA déclare à ce propos que : « le Cameroun est un
pays pacifique, car il sait que la paix aux frontières est une condition
sine qua non de son développement »409. De
même, comme le rappel l'épisode de la guerre du Biafra, où
le soutien d'Ahmadou AHIDJO a évité une partition
404 Sur les phénomènes d'insécurité
transfrontalière entre le Cameroun et le Nigeria, lire Ibid.,
pp. 226-235.
405 En l'occurrence : Full Gospel Mission, Apostolic Church,
Vraie église de Dieu etc.
406 Maud LASSEUR, « Religions» Atlas, in
BEN YAHMED D. (dir), Atlas de l'Afrique : Cameroun, les
éditions J.A, 2006, pp.80-81, cité par Hubert WANDJI KABAO,
les échanges commerciaux entre le Cameroun et le Nigeria de 1960
à 2008, DEA, Yaoundé, Université de Yaoundé I,
2009, p. 79.
407 Djihad : propagation et défense de l'islam, Djihad
signifie en arabe : « exercer ses plus grands efforts pour atteindre le
règne de Dieu ».
408 Lire à ce sujet Jacques-Blaise NKENE, « Les
étrangers, acteurs de la vie politique camerounaise :
l'expérience des immigrés nigérians dans la ville de
Douala », Revue Africaine d'Etudes Politiques et
Stratégiques, n° 1, 2001, p. 85. A partir de chiffre
tiré du quotidien gouvernemental Cameroon Tribune du 4
février 1993 (p. 13), l'auteur estime à 3.000.000 le nombre de
Nigérians vivants au Cameroun. Parmi les cités à forte
implantation nigériane on retrouve entre autres : l'île de Manoka,
les villes de Tiko et de Mouanko, à Douala on peut par exemple citer les
quartiers « Yabassi » et « Lagos ».
409 Message de voeux du Président Paul BIYA, à la
nation, 31 Décembre 1998.
102
de la République Fédérale du Nigeria, la
sécurité des deux voisins dépend l'un de
l'autre410. La présence de la minorité anglophone
sécessionniste dans la région frontalière, était un
important élément de déstabilisation politique susceptible
d'être utilisée par Abuja contre Yaoundé ; d'où la
nécessité de conserver des relations de bon voisinage avec le
« géant occidental ». Ce d'autant plus qu'au-delà de la
proximité géographique, les deux pays étaient liés
par l'histoire et la culture.
2. Les exigences
historico-culturelles
Le Cameroun et le Nigeria ont d'importants liens historique et
culturel. Leur histoire a été caractérisée par une
succession de brassages humains qui a laissée aux deux pays de fortes
similitudes sociologiques, culturels et religieuses, une interdépendance
et une cohésion que les frontières n'ont pu
ébranler411. Les Djihad lancées par Othman
DAN FODIO, aidé par l'un de ses généraux l'Emir
Adama412, ont permis d'étendre dès le
19ème siècle, l'empire de Sokoto413 du
Nigeria actuel à l'Adamaoua (Nord Cameroun). Cela a contribué
à instaurer une tradition de commerce politique et économique
entre le sultanat de Sokoto au Nigeria, et ses vassaux dans la partie
septentrionale du Cameroun414. Les valeurs et les institutions
diffusées dans cet ancien Empire ont créé une unité
culturelle entre le Nigeria et le Cameroun dans leurs parties septentrionales.
Cette unité se manifeste dans la pratique de l'islam, la recrudescence
des mariages inter-régionaux (entre Haoussa par exemple), et dans
l'organisation des chefferies traditionnelles (le système des Lamidats).
Les liens entre les Lamidats du Cameroun, et ceux du Nigeria, sont
restés vivaces. Ainsi, en 1994, les autorités religieuses du Nord
avaient adressé une pétition au Général Sani ABACHA
lui demandant d'éviter de déclarer la guerre à
Yaoundé et menaçant de se désolidariser de toute
initiative belliqueuse vis-à-vis du Cameroun415. La
volonté des autorités religieuses nigérianes et du
Cameroun de préserver la paix, découlaient également de
l'existence de plusieurs familles et ethnies établies de part et d'autre
de la frontière. Il s'agissait notamment des Foulbés, des
Haoussas, des Kanuri, des Mambila etc. Ces liens étaient
également perceptibles au niveau de la zone frontalière
méridionale desdits pays.
410 Un territoire voisin est susceptible de servir de base de
repli à des citoyens mal intentionnés voulant déstabiliser
les institutions de leur pays. Pour éviter tout cela, les deux Etats
sont obligés de coopérer.
411 Lire Hamadou MGBALE MGBATOU, 2001, op. cit., pp.
242-251, qui procède à une analyse pertinente de la place du
Nigeria dans la politique africaine du Cameroun.
412 Adama a reçu l'étendard de guerre d'Othman
DAN FODIO en 1806. Sultan de Sokoto, il a marqué au 19e
siècle l'histoire des conquêtes des chefferies traditionnelles et
d'islamisation, dans la partie septentrionale du Cameroun et du Nigéria.
C'est de ce sultan que découle de la région camerounaise «
Adamaoua ».
413 L'empire Sokoto s'étendait de Masina dans le haut
Niger jusqu'à l'Adamaoua, incluant ainsi le Nord Cameroun actuel.
414 Après avoir conquit la partie septentrionale du
Cameroun, Adama a soumis les chefs coutumiers peulhs de cette région
à son autorité. Ils sont ainsi devenus des vassaux du sultan de
Sokoto, dont la capitale était basée à Yola au Nigeria.
415 Zacharie NGNIMAN, 1996, op. cit., p. 149.
103
Au Sud de la frontière, deux évènements
ont contribué au développement des liens entre le Cameroun et le
Nigeria : la colonisation britannique et le référendum de 1961.
En effet, les Camerounais (des régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest) et
les Nigérians, cultivent encore les liens nés des quarante
années (1919-1961) d'union administrative avec le Nigeria. Ces liens ont
été renforcés lorsqu'il a fallut qu'une partie du Cameroun
soit définitivement rattachée au Nigeria suite au
référendum de 1961. Du jour au lendemain, des familles, des amis
ont été séparés et se sont vus attribués des
nationalités différentes416. Ces liens se sont
diversifiés grâce aux flux migratoires au niveau des
frontières. Les Camerounais présents dans ces régions sont
liés aux Nigérians par toutes sortes d'affinités :
mariage, parenté, cohabitation, amitié ; certains enfants
reçoivent leur éducation dans des écoles
nigérianes417. Comme dans le Nord, on retrouve de part et
d'autre de la frontière méridionale les mêmes
ethnies418. A titre illustratif, les Isanguelé
présents au Cameroun dans l'Arrondissement d'Isanguelé se
retrouvent au Nigeria dans les localités d'Oron et Annoto ; les
Ejagham sont localisés près de Mamfe au Cameroun, et
à Ikom au Nigeria ; les Boki occupent certains
Départements de la Manyu au Cameroun, et sont situés à
Ikol et Obudu au Nigeria419.
Ces raisons figurent parmi les paramètres qui
expliquent le souci constant des autorités camerounaises d'entretenir
des relations de paix et de confiance avec le voisin occidental. Le
Président Paul BIYA affirme à ce propos que, «
voués par l'histoire et la géographie à vivre ensemble,
unis par des liens multiples ancrés dans une communauté de
culture, les peuples nigérian et camerounais ont toutes les raisons
possibles de promouvoir des rapports d'amitié et de coopération
mutuellement bénéfiques »420.
3. Les exigences économiques
Lors de la prise de décision, les autorités
Camerounaises étaient conscientes de la nécessité de
recourir à une solution à même de permettre l'atteinte de
l'objectif fixé, tout en minimisant le plus possible les risques de
détérioration des relations avec le Nigeria, important partenaire
économique du Cameroun. En effet, en tant que pays en
développement, le Cameroun et le Nigeria faisaient face à
l'époque421 à de nombreux défis422
qui rendaient leur coopération incontournable.
416 Jean Emmanuel PONDI, Laurent ZANG, « The
Cameroon-Nigeria border cooperation: presentation and analysis of bilateral
agreements and treaties », Revue Camerounaise des Relations
Internationales, Vol. V, 1998, N°1-2 mai, 2000, p. 171.
417 André-Hubert ONANA MFEGUE, 2002, op. cit., p.
229.
418 Comme c'est d'ailleurs le cas pour la majorité des
zones frontalières en Afrique. Pour ce cas précis, voir l'Annexe
6 relative aux ethnies présentes de part et d'autre de la
frontière méridionale entre le Cameroun et le Nigeria (page
135).
419 Sur le Peuplement de la zone frontalière, lire
André-Hubert ONANA MFEGUE, 2002, op. cit., pp. 134-139.
420 Message du Chef de l'Etat à la Nation à la
suite du retrait de l'administration et des forces nigérianes de la
presqu'île de Bakassi, le 14 Août 2008.
421 De même qu'à l'heure actuelle.
104
Le fait que la longue frontière en partage soit pour
eux à la fois une opportunité et une contrainte, les avaient
amenés dès le lendemain de leurs indépendances à
encadrer juridiquement les échanges multidimensionnels qui y
étaient déjà très dynamiques. Ainsi, il existait
depuis le 6 février 1963, un Protocole d'Accord sur le mouvement des
personnes et des biens. Par ce protocole, les Etats parties tenaient compte des
mouvements des personnes et de leurs biens personnels, des mouvements des biens
commerciaux, ainsi que de la collaboration pour la lutte contre la
contrebande423. Aux termes de l'article 3 de l'Accord commercial du
02 mars 1963 portant révision dudit Protocole, les Etats parties
s'engageaient à s'accorder « réciproquement dans la
limite de leurs règlementations respectives la liberté
d'établissement aux nationaux des deux pays pour l'installation des
organisations commerciales, professionnelles et culturelles, à condition
toutefois que cette liberté ne soit pas en opposition avec les
institutions des pays intéressés »424.
La collaboration contre la contrebande était
énoncée dans le titre III dudit Protocole. Elle était
articulée autour des patrouilles communes dans les eaux territoriales,
les solidarités en ravitaillement, en combustibles et provisions des
bateaux patrouilleurs, et l'examen des tarifs douaniers visant à
diminuer la contrebande425. En 1994, la contrebande à elle
seule constituait une importante raison de préservation des relations
pacifiques entre le Cameroun et le Nigeria. Ce phénomène, aux
conséquences néfastes sur l'économie, dominait fortement
les rapports commerciaux entre lesdits pays. A titre illustratif, durant la
campagne coton 94/95, le chiffre réel des exportations de coton graine
provenant de la contrebande vers le Nigeria se situait autour de 10 à 15
% de la production camerounaise426 ; ce qui représentait un
manque à gagner pour la SODECOTON et pour l'Etat en termes de pertes de
recettes fiscales427. Dans des villes camerounaises comme Bamenda,
Kumbo, Limbe, Tiko, ou Mamfe, près de 80 % des produits vendus
étaient issus de la contrebande ou de la fraude douanière. Des
produits camerounais investissaient également le marché
nigérian de façon illicite428.
En vue de réguler et de renforcer leurs échanges
commerciaux, le Nigeria et le Cameroun avaient signé le 13 janvier 1982
un Accord commercial (révisé le 17 décembre 1991) dont
l'article
422 En l'occurrence : l'auto suffisance alimentaire, la
pauvreté, l'emploi, le manque d'infrastructures, l'augmentation de la
capacité énergétique (le Nigeria par exemple manque
d'énergie électrique pour alimenter son tissu industriel et les
ménages), le renforcement de la qualité des soins de
santé, la promotion de la scolarisation, etc. Il convient de rappeler
que les deux pays n'avaient pas échappé à la crise
économique qui frappait les pays africains depuis les années
1980.
423 Oumar MOUSSA, l'intégration économique
entre le Cameroun et le Nigéria, Mémoire de MASTER,
Yaoundé, IRIC, 2011, p. 44.
424 Ibid.., p. 46.
425 Ibid., p. 45.
426 Javier HERRERA, « Vers un rééquilibrage
du commerce frontalier entre le Cameroun et le Nigeria ? », ORSTOM/DIAL,
Extraits (pp. 4-8 et pp. 9-14) de Rapport de mission au Cameroun du 13 au 28
mai 1995, p. 72.
427 Le manque à gagner en pertes de recettes fiscales
pour l'Etat peut être chiffré à environ 1 350 milliards de
franc CFA. Voir Ibid., p. 73.
428 Mais à une proportion moindre que les produits
nigérians vers le Cameroun.
105
2 stipulait : « pendant la période de
validité du présent accord, les parties contractantes feront tous
les efforts possibles, en vue d'accroître le volume du commerce entre
leurs pays et s'efforcerons d'établir entre elles, une balance
commerciale équilibrée en essayant par tous les moyens
d'éradiquer les phénomènes de contrebandes et fraudes qui
enfreignent le déroulement normal du commerce entre les deux Etats
»429. Par cet accord, lesdits pays s'octroyaient
mutuellement à l'article 1, les avantages propres à la clause de
la nation la plus favorisée430. Le Nigeria
représentait un grand marché pour le Cameroun. Il y exportait de
manière formelle, des produits alimentaires, vestimentaires, agricoles
(café, coton, etc.), industriels et agro-industriels431. Il y
importait du pétrole brut pour le compte de la SONARA, des
matériaux scolaire et électronique, des produits vestimentaires,
du matériel automobile, des cosmétiques, etc.432
Dès lors, compte tenu des possibilités et
potentialités productives qu'il pouvait y avoir dans une
coopération camerouno-nigériane soutenue, Yaoundé ne
pouvait que persévérer dans la voie du règlement
pacifique.
B. Le rôle de la culture politique
nigériane
La nature instable du système politique nigérian
a toujours été un frein aux efforts de règlement
diplomatique des problèmes frontaliers avec le Cameroun.
En effet, le Nigeria a une culture politique beaucoup plus
tumultueuse que celle du Cameroun. Depuis son accession à
l'indépendance, il a totalisé sept coups d'Etat militaires
réussis. En 2002, il faisait partie des pays africains où les
militaires avaient eu le règne le plus long, soit 26 ans sur quarante
deux433. Le premier régime militaire y a été
instauré, après le coup d'Etat du 15 janvier 1966, par le
Général Johnson AGUIYI-IRONSI. La même année,
c'est-à-dire le 29 juillet 1966, ce dernier a été
assassiné et remplacé par le Général Yakubu GOWON.
Durant la présidence de GOWON, la signature de l'Accord de Maroua avait
consacré de sérieuses avancées (relevées plus haut)
dans les négociations relatives à la frontière maritime
camerouno-nigériane. A titre illustratif, après la signature
dudit Accord, le Général GOWON avait manifesté son
optimisme par ces propos : « Le Nigeria et le Cameroun sont maintenant
parvenus à l'établissement concret de la frontière
séparant les provinces camerounaises du Nord-ouest et du Sud-ouest du
Nigeria, la zone
429 Oumar MOUSSA, 2011, op. cit., p. 47.
430 Par cette clause, chacun s'engage à étendre
à l'autre les avantages commerciaux qu'il viendrait à accorder
conventionnellement à l'avenir à d'autres Etats.
431 Lire, Ministère du développement industriel
et commercial, Rapport annuel sur les échanges commerciaux
Nigeria-Cameroun, Yaoundé, 1990, cité par Hamadou MGBALE
MGBATOU, 2001, op. cit., p. 255.
432 Sur les flux commerciaux entre les deux pays, lire Oumar
MOUSSA, 2011, op. cit., pp. 68-76.
433 André-Hubert ONANA MFEGUE, 2002, op cit, p.
150.
106
conflictuelle permanente entre les forces
frontalières de sécurité. Les deux Chefs d'Etat sont
d'accord sur les détails de la frontière maritime entre le
Cameroun et le Nigeria et réaffirment leur engagement pour la
liberté et la sécurité de la navigation dans le chenal de
la Calabar Cross River »434.
Toutefois, le 29 juillet 1975, la destitution du
Général GOWON et l'arrivée au pouvoir du
Général Murtala RAMAK MOHAMMED, ont mis à mal les
avancées susmentionnées. Murtala MOHAMMED, qui cherchait un moyen
afin de gagner en légitimité face au mécontentement
populaire dû aux clivages sociaux, et au renversement de GOWON, a recouru
à la technique du « red herring » ou « technique de
l'échappatoire »435, encore appelée par certains
analystes « théorie de l'exutoire externe »436, ou
« stratégie de la dérivation »437. En effet,
face à des difficultés d'ordre interne auxquelles ils ne trouvent
pas de réponse, il arrive que certains dirigeants suscitent un ennemi
extérieur, dans le but de « détourner et de canaliser
ailleurs la colère de leur peuple »438. Dans cet
esprit, le Général Murtala MOHAMMED a décidé
d'examiner les Accords maritimes de Yaoundé II et de Maroua.
L'idée qui en est ressortie a été celle selon laquelle
GOWON avait cédé la péninsule de Bakassi au
Cameroun439. A ce propos, une partie de l'opinion publique
nigériane reste encore persuadée du fait que Bakassi a
été cédée par GOWON à AHIDJO en remerciement
de l'aide apportée par le Cameroun lors du conflit du
Biafra440. Ce qui se révèle inexacte lorsqu'on analyse
l'histoire de la péninsule de Bakassi441.
Le Général Murtala MOHAMMED a ainsi
qualifié l'Accord de Maroua de « document scandaleux
»442 et remis en cause unilatéralement ses acquis.
Quelque temps après (1976), ce dernier a été
renversé par le Général OLUSEGUN OBASANJO sous qui, le
Nigeria a
434 Général Yakubu GOWON, Chef de l'Etat du
Nigeria cité par MGBALE MGBATOU Hamadou, 1999, op. cit., p.
68.
435 Il s'agit en négociation internationale, d'une
technique de diversion. La partie à la négociation qui l'utilise,
introduit un fait, une idée, un évènement qui
détourne l'attention sur le fait objet de la négociation, ceci
afin d'échapper à une difficulté.
436 C'est le cas de Jean-Pierre FOGUI, 2010, op cit, p.
21.
437 C'est le cas d'Hamadou MGBALE MGBATOU, 1999, op
cit., p. 75.
438 Jean-Pierre FOGUI, 2010, op cit, p. 21.
439 A propos de cela, Tamfuh Y.N Wilson affirme que, juste
quatre semaines après la prise de pouvoir, le Gouvernement de Murtala
Mohammed a commencé à formuler des revendications sur la
péninsule de Bakassi en déclarant l'Accord de Maroua
illégale. Lire Wilson Y.N. TAMFUH, « Effective international
dispute resolution : a case study of the Bakassi conflict between Cameroon and
Nigeria», in Revue Camerounaise d'Etudes
Internationales, N°2, 1er Semestre 2009, p. 88.
440 A titre illustratif, « The Vanguard », un
journal nigérian basé à Lagos, attribue la
responsabilité du conflit de Bakassi à l'ancien Président
Nigérian le Général Yacubu GOWON. Il affirme que le
problème de la cession de la péninsule de Bakassi au Cameroun
date des Accords de Yaoundé II (1971), et de Maroua (1975).
D'après lui, «The peninsula was handed to Cameroon by GOWON for
assistance to Nigeria during the civil war of 1967-1970, which led to the
defeat of the Biafran secessionists» (Voir The Vanguard,
n°415, Lagos, 18 October, 2002, p. 5, cité par Primus FONKENG,
2004, op. cit., p. 83).
441 Lire à ce propos, Nowa OMOIGUI, op. cit. [En
ligne].
442 Rapport du groupe d'experts nigérians publié
en 1988, sous la direction de Monsieur Bassey E. ATE, cité par
André-Hubert ONANA MFEGUE, 2002, op cit, p. 150.
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officiellement dénoncé ledit Accord lors de la
réunion de la Commission mixte camerouno-nigériane à Jos
du 1er au 4 novembre 1978. OLUSEGUN OBASANJO a permis en 1979, le
retour du pays à un régime civil dirigé par Alhadji Shehu
SHAGARI. Néanmoins, ce dernier a été destitué en
août 1983 par le Général Mohammed BUHARI, qui a
été à son tour évincé du pouvoir en 1985,
par le Général BABAGINDA. L'élection présidentielle
organisée en juin 1993, a permis la victoire de Moshood ABIOLA.
Néanmoins, elles ont été annulées ; ce qui a
causé une crise politique et amené le Général
BABAGINDA à démissionner en août 1993. Ernest SHONEKAN qui
a pris la tête du Gouvernement intérimaire est mis à
l'écart trois mois plus tard par le Général Sani
ABACHA.
Les négociations frontalières entre le Cameroun
et le Nigeria se sont faites au gré des différents régimes
nigérians, parfois très sommaires et putschistes443
(le cas GOWON et Murtala MOHAMMED est à ce titre illustratif). Elles ont
également été mises à mal par le tempérament
des hommes politiques Nigérians de l'époque. Militaires pour la
plupart, ces derniers, par soucis de légitimation populaire,
d'unité intérieure et de consolidation de l'autorité de
leur régime, ont parfois eu recours à la stratégie de la
dérivation444. Au vue de la culture politique
nigériane, les autorités de Yaoundé recherchaient une voie
pacifique de règlement du conflit, dont les résultats auraient
été définitifs et insusceptibles de toute remise en cause
par Abuja. La saisine de la C.I.J. s'est dès lors imposée comme
le meilleur choix possible.
Par ailleurs, la faveur de la communauté internationale
pour un règlement pacifique du conflit de Bakassi a été
une ressource non négligeable dans la prise de la décision
camerounaise.
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