Section 1 : Les variables gouvernementales et de
rôle
De prime abord, il convient de rappeler que les variables
gouvernementales et de rôle (du paradigme de ROSENAU) prennent toute leur
ampleur dans l'approche dite « bureaucratique » de la décision
(d'ALLISON)256. Les variables gouvernementales renvoient à
toutes les institutions administratives, ayant été
impliquées dans la prise de décision, hormis le Chef de l'Etat
(Paragraphe
I). Les variables de rôle, quant à elles,
privilégient l'influence sur la prise de décision, du statut et
des attentes professionnelles des fonctionnaires représentants ces
administrations (Paragraphe II).
Paragraphe 1 : L'apport des institutions
administratives
La décision de régler le conflit frontalier
camerouno-nigérian par voie judiciaire n'a pas été prise
ex nihilo. En effet, diverses administrations ont
procédé à une analyse de la situation (A) et, des
concertations entre elles ont permis au Chef de l'Etat de se décider
(B).
A. Les institutions intéressées
En cas de crise ou de conflit, l'urgence de la situation et le
caractère court des délais amènent
généralement les décideurs à s'entourer de leurs
plus proches collaborateurs. Ces derniers sont généralement
chargés du fait de leur expertise, de réfléchir sur la
meilleure solution à adopter. Ce fut le cas comme l'a
démontré Graham ALLISON, des membres de l'Executive Commitee
of National Security Council, en abrégé ExCom, mis en place
par John F. KENNEDY, lors de la crise des missiles de Cuba257.
Dans le cas d'espèce, l'expertise nécessaire
à la prise de décision du Chef de l'Etat est venue de trois
institutions : le Ministère des Relations Extérieures (1), le
Ministère de la Défense (2), et le Secrétariat
Général de la Présidence de la République du
Cameroun (PRESICAM) (3).
1. La position du Ministère des Relations
Extérieures
Il existe dans chaque secteur des spécialistes ou
professionnels jouant un rôle important dans la définition des
contours et caractéristiques de leur domaine. Dans le Gouvernement,
c'est le cas du
256 Jean BARREA, 1981, op. cit., p.260.
257 Ce comité était chargé de
réfléchir sur le meilleur moyen pouvant garantir le
démantèlement des missiles soviétiques de Cuba. Il
était composé des hommes de confiance du Chef de l'Etat à
savoir entre autres : le Ministre de la justice (Robert KENNEDY, frère
du Président), les Secrétaires d'Etat (Dean RUSK), et de la
Défense (Robert McNamara), le Directeur de la CIA (John McCone), le
Secrétaire au Trésor (Douglas DILLON), l'Assistant spécial
pour les affaires de sécurité national (McGeorge BUNDY), le
Conseiller spécial (Theodore SORENSON) etc. Lire pour de plus amples
informations sur la composition de l'ExCom et les débats en son sein :
Graham T. ALLISON, 1971, op cit.
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Ministère des Relations Extérieures (MINREX) en
matière de politique étrangère. En ce domaine, le MINREX
est l'organe ministériel investi d'une spécialisation
fonctionnelle. Il a pour principale mission d'assurer la mise en oeuvre de la
politique extérieure arrêtée par le Président de la
République258. En tant qu'organe de conception, il contribue
également à l'élaboration de la politique
étrangère du Cameroun.
En qualité d'organe statutairement chargé des
relations avec les Etats étrangers, les Organisations Internationales et
les autres sujets de la Communauté internationale259, il a
une vue d'ensemble de la scène internationale. Ainsi, le Ministre des
Relations Extérieures est, selon Samy COHEN, le seul Ministre capable de
fournir une vue synthétique de la situation internationale, de
réfléchir en termes globaux, de mesurer toutes les incidences
externes des décisions prises260. Ces atouts ont permis au
MINREX d'intervenir dans le processus qui a conduit le Cameroun à
l'adoption de la décision qui fait l'objet de la présente
étude.
Lorsque ce Département ministériel a
été instruit du dossier Bakassi, il s'est prononcé pour un
règlement diplomatique du conflit frontalier. Selon lui, le Cameroun ne
pouvait atteindre ses objectifs de manière satisfaisante que par la
poursuite de la voie diplomatique. Graham ALLISON à travers le
modèle bureaucratique explique le penchant du MINREX pour une solution
négociée par la place qu'il occupe dans l'appareil
gouvernemental. Pour ALLISON, en tant qu'organe investi de questions
diplomatiques et composé essentiellement de diplomates, il était
logique pour le MINREX de privilégier cette voie261. En
revanche, l'avis du MINREX n'était pas partagé par les militaires
du Ministère de la Défense (MINDEF).
2. L'avis du Ministère de la
Défense
Le MINDEF est responsable : de l'exécution de la
politique militaire de défense et en particulier de l'organisation, de
la gestion, de la mise en condition, d'emploi et de mobilisation de l'ensemble
des forces régulières, supplétives, ou auxiliaires, ainsi
que de l'infrastructure qui leur est nécessaire ; de la formation
appropriée des fonctionnaires et des catégories de citoyens qui
ont un
258 Article 5 (23) du Décret N° 92/245 du 26
novembre 1992 portant organisation du Gouvernement. (Ce Décret n'est
plus en vigueur aujourd'hui. L'actuel texte portant organisation du
Gouvernement est le Décret N°2004/320 du 8 Décembre
2004).
259 Article 5 (23) du Décret N°92/245 du 26 novembre
1992 précité.
260 Samy COHEN, La monarchie nucléaire. Les
coulisses de la politique étrangère sous la Vème
République, Paris, Hachette, 1986, p. 46, cité par Alain
Titus BILOA TANG, 2000, op. cit., pp. 39-40.
261 Graham T. ALLISON, 1971, op. cit., pp. 166-167.
Selon ALLISON, le point de vue des administrations impliquées dans le
processus dépend prioritairement de la position qu'ils occupent dans le
système décisionnel. D'où la formule: « Where you
stand depends on where you sit ». Cette formule a été
attribuée par Graham ALLISON à Don Price. Pour une lecture
critique du modèle Bureaucratique d'ALLISON, lire Samy COHEN, 1998,
op. cit., pp. 83-88.
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rôle à jouer dans la
défense262. Il est également chargé de
l'étude du plan de défense ; de la coordination et du
contrôle des forces de défense263. Si le MINREX est
l'organe spécialisé en matière de diplomatie, la
défense constitue le domaine d'action du MINDEF. Selon Raymond ARON, ces
secteurs sont des domaines cruciaux, qui constituent les principales
composantes, de la politique étrangère d'un Etat, car les
relations interétatiques comportent, par essence, l'alternative de la
guerre et de la paix264.
A ces titres, le MINDEF a compté parmi les institutions
intervenues pour trouver la solution la mieux à même de
régler définitivement le conflit de Bakassi. S'agissant de l'avis
de cette institution, ses experts se sont prononcés à
l'époque en faveur d'un règlement militaire du conflit de
Bakassi265.
3. La position du Secrétariat
Général de PRESICAM
Le Secrétariat Général de PRESICAM fait
partie des structures qui secondent le Président de la République
dans la conception, la direction et l'orientation de la politique
extérieure. Il est chargé, d'une manière
générale, du suivi de l'exécution des instructions
données par le Président de la République, et de la
supervision de l'organisation du travail gouvernemental par le biais de
conseils ministériels, et de réunions
interministérielles266.
La majorité des dossiers de politique
étrangère (y compris ceux venant du MINREX) sont confiés
au Secrétariat Général267 pour étude et
avis à la haute hiérarchie. Le Secrétariat
Général est très imbriqué dans le circuit
décisionnel268. En France où la tradition du «
domaine réservé » est également très
ancrée, le Secrétariat Général est
considéré comme un « super-gouvernement ». Selon le
Général Charles De Gaulle, il est « au centre et au
courant de tout »269. « Il est le collaborateur
du Président, l'organisateur des sommets élyséens, le
surveillant, l'homme des
262 Article 12 de la Loi N°67/LF/9 du 12 Juin 1967
portant organisation générale de la défense, cité
par Emmanuel ELA ELA, 2001, op. cit., pp. 166-167.
263 Article 5 (1) du Décret N° 92/245 du 26 Novembre
1992 portant organisation du Gouvernement.
264 Raymond ARON, 1962, op. cit., p. 18.
265 Entretien avec le Professeur Joseph OWONA, op.
cit.
266 Article 2 (2) du Décret N°90/951 du 29 mai 1990
portant organisation de la Présidence de la République.
267 Au niveau du Secrétariat Général de
PRESICAM, le Secrétaire Général et le Conseiller Technique
chargé des problèmes diplomatiques - appelé au MINREX
Conseiller Diplomatique du Président - interviennent dans
l'élaboration de la politique étrangère. Autour du
Conseiller Diplomatique, se forme ce que l'on appel au MINREX la « cellule
diplomatique de la Présidence ». Pour une analyse des
compétences et capacités d'influence, en la matière, de
l'entourage administratif du Chef de l'Etat au niveau de PRESICAM, lire
Simplice ATANGA, 1991, op. cit., pp. 67-70 et 74-78.
268 Il lui est souvent reproché d'empiéter sur des
domaines relevant de la compétence du MINREX.
269 Pierre BIRNBAUM, Les sommets de l'Etat. Essai sur
l'élite du pouvoir en France, Paris, Seuil, 1977, p. 98,
cité par Simplice ATANGA, 1991, op. cit., p. 64.
contacts officiels et des réseaux officieux,
l'inspirateur »270. Cette image, selon Simplice ATANGA,
n'est pas très éloignée de celle du Secrétaire
Général du Palais de l'unité271. Il convient de
relever en outre qu'en matière de politique publique, parmi les quatre
« cercles fondamentaux de la décision »272, le
cabinet du Président (en particulier le Secrétariat
Général) fait partie du premier cercle.
Ces atouts ont permis au Secrétariat
Général, dirigé à l'époque par le Professeur
Joseph OWONA, juriste de formation et enseignant de droit international,
d'intervenir et d'influencer le processus de prise de décision. A ce
titre, contrairement aux autres institutions impliquées dans le
processus, le Secrétariat Général était
persuadé que le conflit de Bakassi ne pouvait être
réglé de manière efficace que par un recours à
l'organe judiciaire principal des Nations Unies273. Toutefois, il a
fallu que chaque administration instruite de l'affaire par le Chef de l'Etat
arrive à le convaincre à travers ses arguments de la pertinence
de son option.
B. Les concertations entre institutions
Le Chef de l'Etat a affirmé que l'affaire Bakassi a
été le plus gros dossier qu'il ait eu à traiter en
l'espace de trente ans274. A l'époque, le Cameroun faisait
face à une violation manifeste de son intégrité
territoriale, et les négociations n'avançaient plus du fait de
malentendus persistants. Il fallait vite réagir afin d'empêcher
que la situation ne se consolident en faveur du voisin nigérian, dont la
volonté d'appropriation de la péninsule de Bakassi allait
crescendo.
C'est dans ce contexte que l'étude de ce dossier a
été confiée au MINREX. Du fait de la
confidentialité qui l'entourait, son traitement n'a été
attribué à aucun Service du MINREX. En raison de sa
spécialisation technique en matières internationales, le MINREX a
souhaité à l'époque avoir l'entière gestion du
dossier Bakassi. Toutefois, la délicatesse de l'affaire, la
nécessité pour le Chef de l'Etat d'avoir un éventail large
d'analyses et de propositions en provenance de toutes les administrations
expertes sur la question, et l'importance d'une gestion coordonnée du
dossier, ont fait en sorte que sa gestion remonte à PRESICAM. Ainsi, de
nombreuses réunions de concertations ont été
convoquées à PRESICAM. Ces réunions avaient pour objet la
recherche de la meilleure solution à adopter en vue d'un
règlement définitif du conflit frontalier et étaient
coordonnées par le
270 Samy COHEN, Les conseillers du Président. De
Charles De GAULLE à Valéry Giscard d'ESTAING, Paris, PUF,
1980, pp. 61-77, cité par Simplice ATANGA, 1991, op. cit., p.
65.
271 Simplice ATANGA, Idem.
272 Pierre MULLER, Les politiques publiques, Paris,
PUF, 1990, p. 72, cité par Alain Titus BILOA TANG, 2000, op. cit.,
p. 34.
273 Entretien avec le Professeur Joseph OWONA,
op. cit.
274 Entretien avec Maître Douala MOUTOME, Ministre de la
Justice et Garde des sceaux à l'époque de la prise de
décision, op. cit.
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Secrétaire Général de PRESICAM qui
servait de liaison avec le Chef de l'Etat. Elles regroupaient les
représentants du MINDEF, ceux du MINREX et du Secrétariat
Général de PRESICAM.
A ce niveau, chaque administration a essayé de faire
accepter sa logique ou vision comme relevant de l'intérêt
général. Le MINREX dont le Chef de Département
était Diplomate de carrière, était pour une solution
négociée. Il refusait d'envisager toute option qui reviendrait
à attaquer frontalement le « grand voisin » Nigérian.
Pour lui, il était plus propice de poursuivre avec la diplomatie car le
règlement militaire et le recours à la voie juridictionnelle
étaient propres à détériorer les relations
diplomatiques entre les deux pays et n'offraient aucunes garanties de victoire.
Les militaires du MINDEF étaient convaincus que l'on ne pouvait plus
rien attendre des négociations avec le Nigeria. La seule voie capable de
régler définitivement le conflit de Bakassi, selon eux,
était la guerre. Ils avançaient comme argument le fait que, sur
le terrain, les forces armées camerounaises avaient jusque là
repoussé toutes les attaques nigérianes, et que les bilans en
termes de perte en vies humaines par exemple étaient plus favorables au
Cameroun qu'à l'adversaire. De l'avis des officiers
généraux de l'armée, en matière de stratégie
militaire, les forces camerounaises n'avaient pas grand-chose à redouter
du Nigeria. Pour eux, en matière de rapport de force, le tout
n'était pas d'être les plus nombreux ou les mieux
équipés, encore fallait-il savoir se servir de son arsenal et de
son potentiel275. Le Cameroun, à leur avis, avait les
capacités nécessaires pour faire face à l'armée
nigériane.
Le Secrétariat Général, dont le
Secrétaire de l'époque Joseph OWONA était un Professeur
agrégé en Droit international, était contre l'idée
d'un affrontement armé. Pour lui, gagner une bataille ne signifiait pas
que l'on pouvait gagner une guerre contre le Nigeria. En termes de rapport de
force démographique, économique et militaire276, le
voisin occidental battait le Cameroun. Bien que le Secrétaire
Général ait marqué à l'époque une
réticence vis-à-vis de la solution militaire, il n'était
pas pour autant en faveur du statu quo, ou de la poursuite de l'unique voie
diplomatique comme le préconisait le MINREX. Selon lui, on ne pouvait
faire valoir les droits du Cameroun sur la péninsule de Bakassi qu'en
protestant contre l'occupation nigériane277. Et cela ne
pouvait se faire valablement que par le recours à la C.I.J. Il se servit
de deux arguments pour faire prévaloir cette option : la souscription
nigériane sans réserve à la clause facultative de
juridiction obligatoire et la pertinence des arguments juridiques du Cameroun.
Qui plus est, la solution rendue par la Cour avait l'avantage d'être
définitive et, prenait le monde entier à témoin en cas
d'inexécution d'une des parties. Afin de se rassurer de la
capacité du Cameroun à pouvoir soutenir valablement un dossier
275 Zacharie NGNIMAN, op. cit., p. 97.
276 A titre illustratif, confère Tableau 2
(présenté plus haut) qui ressort les effectifs et armement des
armées nigérianes et camerounaises en 1994.
277 Entretien avec le Professeur Joseph OWONA, op.
cit.
devant la C.I.J., permettant de prouver la «
camerounité » de Bakassi, il a également été
fait appel à un expert en la matière en l'occurrence le
Professeur Maurice KAMTO.
Ces concertations ont permis au Chef de l'Etat d'avoir une
vision large de la situation et de se décider pour le règlement
judiciaire du conflit de Bakassi, une semaine avant le dépôt de la
requête du Cameroun auprès de la C.I.J. La décision ainsi
prise, sa mise en application a été confiée au
Ministère de la Justice (MINJUSTICE), qui s'est chargé de la
préparation et de la défense du dossier du Cameroun devant la
C.I.J.278
Au regard de la décision finale, il ressort que le
SG/PRESICAM est l'institution administrative qui avait le plus influencé
la prise de décision.
La variable rôle fait partie des facteurs qui ont permis
à la balance de pencher en faveur du règlement judiciaire.
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