B. Une option coûteuse et indésirable
Le règlement pacifique des différends est un
principe fondamental de la politique étrangère du Cameroun. Il a
pour corolaire l'interdiction du recours à la force dans les relations
internationales161. Yaoundé qui est particulièrement
attaché à ce principe et à sa politique de bon voisinage,
a préféré à la guerre, un règlement
judiciaire.
Toutefois, au-delà de ce fondement théorique, le
choix de la C.I.J. s'explique non seulement par les pertes probables qui
auraient pu découler d'un engagement militaire (1), mais aussi par la
perception que le Cameroun avait du rapport de force (2).
1. Les coûts de la guerre
A l'époque, le Cameroun faisait face à une
situation socio-économique et politique délicate ; entrer en
guerre revenait à supporter ses conséquences ruineuses, et
à détériorer davantage le contexte socio-économique
et politique de la nation.
La guerre est, en effet, un phénomène
incompatible avec le développement pourtant objectif premier des
autorités de Yaoundé. En matière économique,
l'effort de guerre162 et les dépenses militaires qui auraient
accompagné une guerre camerouno-nigériane, auraient influé
de manière
160 Thomas LOTHAR WEISS, « Le différend
Cameroun-Nigeria : au-delà de Bakassi », Relations
Internationales et Stratégiques, N°23, Automne 1996, p.
119.
161 Sur le caractère fondamental de ce principe dans la
politique étrangère du Cameroun, lire Narcisse MOUELLE KOMBI,
1996, op cit, pp. 58-61.
162 L'effort de guerre renvoie à une mobilisation
exceptionnelle de fonds, de matériel et d'hommes par un État
impliqué dans un conflit.
46
importante sur les grands indicateurs économiques que
sont l'investissement, la croissance, l'emploi, l'inflation, et la balance des
paiements (indices ou principes macro-économiques permettant de mesurer
le degré de développement d'un pays donné).
Pour un pays en développement comme le Cameroun,
l'effort de guerre se serait traduit sur le plan social, pour
l'éducation et la santé par exemple, par une insuffisance
galopante du personnel, un ralentissement du progrès infrastructurel,
une aggravation de la sous-scolarisation, une insuffisance des soins de
santé primaires, un manque d'eau potable163.
En outre, la guerre se serait accompagnée de
refugiés, de déplacés, de dégâts
matériels, de morts, etc. A titre illustratif, en 1990, du fait de la
multiplication des conflits armés sur le continent noir, plus de 2,5% de
toute la population africaine étaient des refugiés politiques,
4,7 millions d'Africains étaient en détresse dans un autre pays
africain que celui de leur naissance, 8,6 millions de personnes étaient
considérées par l'ONU comme déplacés164.
Entre 1960 et 1992, les conflits majeurs africains avaient provoqué la
mort de 6 millions de personnes, dont 69,2 % de militaires, et plus de 7 % de
disparus165. En plus de ces effets ruineux, la guerre aurait
compromis à long terme les relations de bon voisinage entre le Cameroun
et le Nigeria, pourtant liés par l'histoire, la géographie et la
culture166.
2. La perception du rapport de force
Avant un engagement militaire, Il est nécessaire de
procéder à une analyse des rapports de force. Dans le cas
d'espèce, une étude comparative des facteurs classiques de
puissance montre qu'il existait entre le Cameroun et le Nigeria des
déséquilibres d'ordre démographique, économique et
militaire.
Sur le plan démographique, le Nigeria était (et
reste) le pays le plus peuplé d'Afrique. Á la fin des
années 1990, sa population était estimée à 123
millions d'habitants167. Durant la même période, la
population camerounaise n'atteignait pas le tiers de celle nigériane,
son estimation variait entre 13 et 15 millions d'habitants. Dans la mesure
où la capacité d'un Etat à lever rapidement des
armées et à compenser les pertes, constitue un
élément déterminant de la puissance
163 Oumarou CHINMOUN, Désarmement et
développement en Afrique : Réflexion sur une politique
régionale, Thèse de Doctorat, Yaoundé, IRIC, 1995,
pp. 161-162.
164 U.S. Commitee for refugees, World Refugee Survey :
1989 in review, Washington D.C., 1990, pp. 30-32, cité par Michel
KOUNOU, «Les conflits armés post Guerre Froide en Afrique au Sud du
Sahara: un essai de caractérisation», Revue Africaine d'Etudes
Politiques et Stratégiques, N° 1, 2001, p. 224.
165 Ruth Leger SIVARD, World Military and Social
Expenditures 1993, Washington D.C., 1993, pp. 20-21, cite par
Idem.
166 Pour de plus amples informations sur les liens
historico-culturels, et géographiques qui unissent le Cameroun et le
Nigeria, voir ci-dessous la partie qui traite des « exigences d'une paix
obligée avec le Nigeria ».
167 Voir « Nigeria, des mots et des chiffres pour
comprendre », in Amand'la, mai, juin, 1999, p.12, cité par
Hamadou MGBALE MGBATOU, 2001, op cit, p. 220.
47
militaire et donc de la puissance tout court168, le
facteur démographique donnait un avantage non négligeable au
Nigeria. Face à 123 millions d'habitants, même la politique de
« Défense populaire » du Cameroun ne pouvait tenir. Cet
argument était davantage corroboré par le fait que le service
militaire avait été suspendu en raison de la conjoncture
économique.
Sur le plan économique, le Cameroun était
à l'époque plongé dans une crise depuis 1985. Economie de
rente, la faiblesse des campagnes coton et café, ainsi que la baisse des
activités pétrolières (l'exportation
notamment)169, avaient assombris l'avenir économique du pays.
Quant au Nigeria170, malgré la récession
économique, l'or noir restait un générateur important de
devises : 30 millions de dollars étaient quotidiennement recueillis par
le pays au début des années 1990, soit environ 15 milliards de
francs C.F.A, pour une production journalière évaluée
à 2 millions de barils171.
En termes de potentiel humain et matériel, le Nigeria
détenait l'une des armées les puissantes d'Afrique. Comme le
montre le Tableau 2 ci-dessous, en 1994, le déséquilibre
militaire entre l'armée camerounaise et celle nigériane
était flagrant et, explique sans doute le recul manifesté par le
Cameroun vis-à-vis d'un règlement militaire. A l'époque,
l'armée nigériane comptait 85 800 soldats répartis en : 62
000 hommes pour l'armée de terre, 7 300 dans l'armée marine, 9
500 dans l'armée de l'air, et 7 000 pour la garde nationale. Elle
était dotée d'un matériel, quand bien même
vieillissant, numériquement impressionnant : 257 chars d'assaut, 65
navires de guerre172 (contre 4 pour le Cameroun), des
véhicules blindés de transport des troupes, de l'artillerie
tractée et automotrice, des canons de défense aériennes et
64 missiles sol air. L'armée de l'air disposait de : 95 avions de combat
(contre 16 pour le Cameroun) de type Alpha jet, Mig 21, Jaguar et 15
hélicoptères173. Le Cameroun quant à lui, se
trouve dans une position inconfortable. Il n'était défendu que
par 12.100 soldats soit : 6.600 pour l'armée de terre, 300 pour
l'armée de l'air, 1.200 pour la marine, et 4.000 pour la gendarmerie. En
termes de bataille rangée, cela donnait un rapport de force de sept
soldats Nigérians contre un soldat Camerounais. Par ailleurs, l'accord
de défense qui le liait à la France ne lui assurait pas
entièrement l'intervention militaire de cette dernière en cas de
guerre.
168 Thierry de MONTBRIAL, L'action et le système
monde, Paris, Quadrige/PUF, 2ème éd., 2008, p.
60.
169 A titre illustratif, voir l'annexe 8 qui traite des
activités pétrolières du Cameroun (en tonne) entre
1987-1995 (page 137).
170 Le Nigeria est alors, et continu d'ailleurs de
l'être aujourd'hui, le premier exportateur africain de pétrole, et
le cinquième mondial au rang de l'OPEP.
171 Sylvie Françoise CARON, « Le Nigeria :
chronique d'une explosion annoncée », Afrique 2000,
n°23, Mai, 1996, pp. 99-100, cité par Hamadou MGBALE MGBATOU, 2001,
op. cit., p. 221.
172 Soit deux frégates, deux corvettes, six vedettes
lance-missiles, 53 garde-côtes, deux navires porteurs de mines.
173 Sur les capacités militaires de l'armée
nigériane à l'époque, lire Zacharie NGNIMAN, 1996, op.
cit., p. 74-75, MGBALE MGBATOU Hamadou, 2001, op. cit., pp.
222-224, et Jean Pierre FOGUI, 2010, op. cit., p. 24.
48
La force du Nigeria doit toutefois être nuancée,
car « la puissance d'une armée est liée d'une part, au
« système d'hommes » (formation et perfectionnement) et au
« système d'armes », c'est-à-dire la puissance de feu
disponible en quantité et en qualité, et d'autre part à un
environnement socio-politique propice »174. Or, le Nigeria
était, à l'époque de la prise de décision,
« une fédération politiquement et socialement instable,
minée par la corruption à tous les niveaux, y compris
l'institution militaire »175. Qui plus est, il existait
dans l'histoire des exemples où, une armée a priori plus
puissante que son adversaire, n'avait pas pu le faire plier. La guerre du
Vietnam (1959-1975) était à ce titre illustratif. Malgré
leur nombre et leur équipement technologique, les soldats
américains n'étaient pas parvenus à s'imposer au
Viêt Nam.
Néanmoins, cela n'enlève rien à
l'incertitude qui entourait le recours au règlement militaire ; d'autant
plus que, ces vulnérabilités ne remettaient pas en cause la force
militaire de l'armée nigériane, composée en partie
d'éléments aguerris par les guerres du Libéria et de la
Sierra Leone.
Tableau 2 : Effectifs et Armement des
armées nigérianes et camerounaises en 1994.
|
INDICATEURS
|
NIGERIA
|
CAMEROUN
|
EFFECTIFS
|
Armée de terre
|
62 000
|
6 600
|
Armée de l'air
|
9 500
|
300
|
Marine
|
7 300
|
1 200
|
Garde nationale (Nigeria) Gendarmerie (Cameroun)
|
7 000
|
4 000
|
TOTAL
|
85 800
|
12 100
|
EQUIPEMENTS TERRESTRES
|
Chars d'assaut
|
257
|
Non estimés
|
174 André-Hubert ONANA MFEGUE, 2002, op. cit., p.
146 175Idem.
49
EQUIPEMENTS AERIENS
|
Missiles Sol Air
|
64
|
Non estimés
|
Avions de combat
|
95
|
16
|
Hélicoptères
|
15
|
4
|
EQUIPEMENTS NAVALS
|
Navires de guerre
|
65
|
4
|
Source: Réalisé
par l'auteur à base de données tirées de Zacharie NGNIMAN,
1996, op. cit., p. 7475 ; Hamadou MGBALE MGBATOU, 2001, op.
cit., pp. 223-224 et 227-228 ; Jean Pierre FOGUI, 2010, op. cit.,
p. 24.
Face aux convoitises nigérianes sur la péninsule
de Bakassi, trois options s'offraient au Cameroun en vue de l'atteinte de
l'objectif fixé : la poursuite de la voie de règlement
diplomatique, le recours au règlement militaire et la solution
judiciaire. Après l'analyse des deux premières options il ressort
clairement que, poursuivre à travers la seule voie diplomatique aurait
pu à terme favoriser la consolidation de la présence
nigériane en territoire camerounais ; et que recourir au
règlement militaire auraient été désastreux
à tous les nivaux pour lesdits pays.
Dès lors, quels avantages offrait le recours au
règlement judiciaire au Cameroun ? Ces avantages maximisaient-ils les
chances de ce dernier d'atteindre son objectif ? Étaient-ils plus
importants que les risques possibles qui l'accompagnaient ?
Là se trouvent les questions traitées dans le
Chapitre II de la présente étude.
CHAPITRE II : LES ENJEUX DU RECOURS AU
REGLEMENT JUDICIAIRE
50
L'engagement judiciaire constitue l'obligation la plus «
parfaite » en matière de règlement des
conflits176. Par rapport aux procédures diplomatiques, le
recours au règlement judiciaire implique une plus grande renonciation au
pouvoir discrétionnaire des Etats. Une fois une procédure
judiciaire déclenchée, elle se poursuit normalement
jusqu'à l'adoption d'une décision, apportant une solution
définitive au conflit. Avant d'y recourir, un Etat doit scruter la
valeur juridique de ses prétentions, en vue d'apprécier si la
voie judiciaire est avantageuse ou dangereuse. Il doit évaluer ses
chances de gain et ses risques de perte dans une instance qui se terminera par
une décision obligatoire ; évaluation qui comporte toujours un
élément d'incertitude.
A cet égard, le choix du règlement judiciaire du
conflit de Bakassi, précisément le recours à la C.I.J.,
comportait des risques pour le Cameroun (Section I). Toutefois, ces risques ne
pesaient pas autant que les nombreux avantages liés au recours à
l'organe judiciaire principal des Nations Unies (Section II).
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