B.1 -- Une couturière « historienne ».
Jeanne Lanvin est un personnage primordial et avant-gardiste
de la Haute Couture française. Cependant, son nom est peu connu du grand
public aujourd'hui, contrairement à une Coco Chanel. Cela est
certainement dû à sa personnalité
énigmatique102. Elle est d'une grande modestie et peu
bavarde, n'utilisant pas la parole pour asseoir son autorité comme le
montre cette citation : « Lorsque je ne dis rien, cela signifie que
j'approuve »103. Elle est acharnée et
dévouée à son entreprise, refusant de se contenter de son
talent et de sa réussite. Elle n'a jamais considéré le
succès de son travail comme acquis. C'est une femme issue d'un milieu
100 PICON, Jérôme, Op. Cit., p. 322-323.
101 « Le style » par Jeanne Lanvin. Vogue,
1945. Ibid., p. 322.
102 PICON, Jérôme, Op. Cit., p. 13.
103 Anecdote rapportée, entre autres, par Michael
Edwards, Parfums de légende, Op. Cit., p. 63, PICON,
Jérôme, Op. Cit., p. 239.
28
modeste qui a réussi grâce à son
ambition104. Elle est souvent citée comme, étant un
exemple de réussite spectaculaire au début du
XXème siècle.
La créatrice se définit comme une
couturière « historienne »105. Une créatrice
puisant son inspiration dans les époques du passé, mais aussi
dans les arts en général. Ainsi, elle met en place de nombreuses
gravures de costumes du XIXème siècle sur les murs de
sa boutique s'inscrivant dans la lignée d'une tradition du
métier. La couturière reconnaît un goût pour le
passé qui l'inspire106. À ses yeux, il est
inconcevable de ne pas intégrer le passé dans ses
créations. Cette idée est souvent présente dans les
processus créatifs, notamment chez des peintres ou des architectes. Une
bonne connaissance du passé permet de « mieux » créer.
C'est donc naturellement que la couturière fait appel aux connaissances
du passé. Elle en parle dans une interview de 1938 :
« Comment négliger les documents du passé,
reprends Mme Lanvin ? Ils représentent tout le travail, l'art et la
pensée des siècles qui nous ont précédés.
Cependant, ils doivent simplement servir à aimer notre imagination. Nous
devons les adapter à notre goût
moderne et donner un visage constamment nouveau aux choses qui
sont éternellement belles »107.
Une telle connaissance sur les époques passées
notamment sur l'histoire du vêtement est le fruit d'une documentation
assidue de la part de Jeanne Lanvin. La couturière est une
passionnée de musées et de bibliothèques108.
Cela lui a donc permis d'observer de nombreuses gravures représentant
des vêtements d'époques, que ce soit des robes de style Louis XIV,
mais surtout des robes de l'époque Empire. Cette documentation assidue
pour la création de ses modèles est citée par les
journalistes de l'époque :
« On sent que la ligne et l'ornement ne sont pas
seulement dus à l'imagination d'un dessinateur et à
l'habileté de l'ouvrière, mais que chaque modèle a
nécessité des recherches dans des gravures historiques, des
visites aux musées du costume et des notes prises à la
Bibliothèque nationale »109.
Au début du XXème siècle, la
plupart des couturiers font appel à des sources antérieures,
notamment Paul Poiret110. Mais ces derniers ont plus tendance
à copier des tissus ou des modèles qu'à les
réinterpréter ou les moderniser. Jeanne Lanvin est très
certainement la
104 PICON, Jérôme, Op. Cit., p. 13.
105 Ibid., p. 97.
106 Ibid., p. 323.
107 Minerva, Op. Cit., 1938.
108 PICON, Jérôme, Op. Cit., p. 97.
109 M.H « Lanvin et la mode à travers l'histoire
», Vogue, édition française, 15 novembre 1920, p.
11. PICON, Jérôme, Op. Cit., p. 97.
110 PICON, Jérôme, Op. Cit., p. 103.
29
couturière la plus documentée sur l'histoire du
vêtement, pouvant largement se revendiquer « historienne » de
la mode. Elle collectionne de nombreuses gravures de mode comme celles
d'Alfredo Edel111. Mais aussi de multiples livres sur le sujet, et
certainement de nombreux modèles de robes qu'elle a pu acquérir
lors de ventes aux enchères. Dans sa bibliothèque personnelle se
trouve un nombre important de journaux sur l'histoire de la mode, anciens ou
modernes dont : La Mode artistique, Le Magasin des Demoiselles,
La Mode illustrée éditée par Didot, le
Journal des Modes, Le conseiller des Dames, Le Journal
des Dames et des Demoiselles, le Journal des Demoiselles, le
Journal de la Bonne Compagnie112. Il y a aussi des
livres sur les vêtements de styles régionaux ou d'époques,
comme sur les costumes antiques, russes ou sur les vêtements de la
Provence.
Ces connaissances sur les styles de vêtements
antérieurs lui permettent de créer « la robe de style »
qui s'inspirent de la silhouette à panier du XVIIIème
siècle113. Mais aussi de réaliser une
interprétation de la crinoline du Second Empire se caractérisant
par différents éléments : un haut étroit, une
taille basse et une jupe bouffante. La robe de style connaît au fil des
années des évolutions comme la partie jupe, parfois
relevée sur le devant ou encore fendue. Dans les années 1920,
cette robe est une opposition à la « robe tubulaire
»114. Jeanne Lanvin revisite les codes d'une robe
d'époque de manière moderne, comme l'explique ce passage :
« Comment ne pas songer aux grâces des menuets et
des révérences alanguies devant les toilettes de style, cependant
si modernes, de Mme Lanvin ? [...] Mme Lanvin a compris
que ces belles robes élargies s'harmonisent à la
femme de toutes les époques, et que leur charme est éternel comme
celui d'une véritable oeuvre d'art »115.
L'un des modèles les plus représentatifs de
cette « robe de style » est la robe Colombine (ill. 5), de
la collection hiver 1924-1925116. C'est une robe en taffetas de soie
couleur ivoire avec des applications de velours de soie noir sur le bas de la
robe. Le modèle est accompagné de broderies de grosses perles
fines et de fils métalliques or réalisés au point de
chaînette. La jupe est en large corolle. Un noeud en velours de soie
rouge est présent au niveau de la taille. Ce modèle est
inspiré des bergeries du XVIIIème siècle. Le
choix de ses étoffes apporte un
111 Alfredo Edel né en 1856 et mort en 1912, est l'un
des principaux peintres de costumes de l'époque. Ses aquarelles sont un
témoignage unique de la mode et des costumes des années
1890-1910. Vente aux enchères publiques, Libert Etienne, Castor Alain,
Exceptionnel ensemble de mille neuf cent quatre-vingt-quatre aquarelles de
la « belle époque » ayant appartenu à Jeanne
Lanvin, Paris, 9 février 1994, p. 3.
112 PICON, Jérôme, Op. Cit., p. 98-99.
113 Ibid., p. 139.
114 Ibid., p. 141.
115 Auteur Inconnu, Gazette du Bon Ton, n° 9
1924-1925, p. 421-422. GROSSIORD, Sophie (dir.), Op. Cit., p. 84.
116 GROSSIORD, Sophie (dir.), Op. Cit., p. 90.
30
raffinement à la tenue, et les couleurs rouge et noir
sont en contraste avec la couleur ivoire qui apporte de la lumière
à la robe.
Jeanne Lanvin est une créatrice qui est en recherche
d'inspiration constante ; tout l'inspire même les détails du
quotidien. Elle extrait des éléments décoratifs de son
quotidien pour les intégrer à ses créations. Son esprit
est toujours en éveil, avec un très grand sens de l'observation.
Ainsi, tout élément est susceptible de se retrouver dans ses
collections117. La couturière connaît un
véritable amour de la beauté, mais aussi de l'art en
général. Elle absorbe les musées, achètent des
livres, des objets, des tissus et cela se ressent dans ses collections, comme
le montre aussi cette citation sur le style Lanvin :
« Lanvin fait son miel de toutes belles choses, de
l'harmonie antique et des colifichets du Second Empire, de la pureté des
Primitifs et des magnificences vénitiennes, des
coquetteries de la Pompadour et du charme vieillot de 1830,
pour fondre en son creuset ces mille éléments divers et
renouveler « le style »118.
À l'époque, elle est l'une des rares
couturières à se laisser influencer par l'art dans ses
créations. Cependant, la distinction doit bien être faite. La
créatrice ne retranscrit pas littéralement ses sources
d'inspiration. Elle est juste « inspirée par », de ce fait
elle comprend, capte l'essence d'une image, d'un objet ou encore d'un tissu et
le retranscrit à sa manière119. L'idée est de
produire une oeuvre originale pour Jeanne Lanvin. Tous ces
éléments d'inspirations ne sont pas retranscrits tels quels. Ils
mûrissent d'abord dans son esprit et sont réinventés dans
ses créations. Elle épure ses références et propose
ensuite un ensemble moderne et cohérent, se définissant de cette
façon comme une couturière « historienne ».
|