A.3 -- La création sans dessins.
L'absence de dessins est l'une des caractéristiques de
Jeanne Lanvin et de son travail89. Ce détail est parfois
présent chez les créateurs de mode. Si Jeanne Lanvin ne dessine
pas, comment crée-t-elle ses modèles ? Comment fait-elle pour
expliquer ses modèles à ses couturières ? Jeanne Lanvin
explique elle-même son processus de création dans cette citation
:
« Quand il me vient une idée de robe, j'appelle
tout de suite ma dessinatrice. J'aimerais bien exécuter le croquis
moi-même, mais j'enrage de n'avoir jamais su me servir assez bien d'un
crayon. J'explique donc le modèle. Et tandis qu'elle l'esquisse, je le
rectifie jusqu'à ce qu'il soit conforme à mon aspiration. Une
première vient chercher le croquis, taille la toile, l'épingle
sur le mannequin et descend me la montrer. Je critique, je corrige, je modifie.
Et quand le mannequin s'en va, plusieurs robes sont nées de ces
tâtonnements. »90.
À chaque fois, Jeanne Lanvin a une idée
très précise de ses modèles. C'est un processus de
création très personnelle, parfois difficile à comprendre
pour les modistes. Tout se passe dans l'esprit de Jeanne Lanvin, où sont
rassemblées des centaines d'images, d'impressions, de ressentis qu'elle
a pu accumuler. Les images choisies ont été la plupart du temps
puisées, découpées et recollées par Jeanne Lanvin
elle-même91. Elle tenait de grands cahiers remplis d'images en
tout genre92. La couturière pouvait passer des heures dans
son bureau à collecter ces images et les organiser à sa
façon (ill. 4 et 7). Et de tous ces souvenirs, ces images se forme un
modèle, elle explique elle-même ce processus dans ces deux
extraits :
« Je travaille sans arrêt... Toute ma vie est
dirigée vers un but unique : ma maison de couture... Quand j'ai un
instant de liberté, quand je n'ai pas de robe à examiner sur le
dos d'un mannequin, pas de conférences avec une vendeuse, avec une
dessinatrice, je prends au hasard, un de ces ouvrages, de ces albums que vous
voyez -- là... Je regarde des estampes, des photographies... L'image
s'enregistre dans mon cerveau et en rejoint beaucoup d'autres que j'ai
puisés au cours de mes voyages, au cours de mes promenades dans les
musées et dans les livres... Elle va vivre dans le subconscient d'une
vie indolente, végétative... Et puis au bon moment, quand il
s'agit de mettre la collection sur pied, il y a des souvenirs qui surgissent
impérieusement et qu'on croyait oubliés... »93
;
« Je vous dirais donc également que je crée
avec des ciseaux, des étoffes, mon imagination et aussi mon inspiration
»94.
89 PICON, Jérôme, Op. Cit., p.
97.
90 BIEZVILLE de, Gisèle, et BROMBERGER,
Merry, « La lady de la couture », 15 novembre 1938, coupure
de presse sans indication de source, Paris, Patrimoine Lanvin. PICON,
Jérôme, Op. Cit., p. 211.
91 PICON, Jérôme, Op. Cit., p.
97.
92 Ibid.
93 DARYS, Gaston, En devisant avec Madame Jeanne
Lanvin, Minerva, 1938, 16 janvier 1938. Pages inconnues.
94 BOUDET, Jacques, Le monde des affaires en
France de 1830 à nos jours, Paris, Société
d'Édition de Dictionnaire et Encyclopédies, 1952, p. 637.
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La couturière choisit un certain nombre d'idées
dans ses livres personnels et l'indique à son équipe de
dessinateur, dirigé par Monsieur Ochipenti95. Les dessins
sont ensuite soumis à Jeanne Lanvin et confiés à la
modéliste ainsi qu'à la première d'atelier. La
modéliste se charge de créer le patronage d'un vêtement
alors que la première d'atelier supervise la confection du
vêtement en atelier et le présente au couturier une fois
terminé. Chacune exécute une robe et un croquis, ce qui
amène parfois à deux interprétations totalement
différentes96. Malgré ce manque de dessins et parfois
de compréhensions des modistes, Jeanne Lanvin sait très
exactement ce qu'elle veut dans ses créations, ayant en tête un
modèle très précis. Comme le prouve cette citation :
« Elle est, nous dit-elle, guidée par une inspiration
extrêmement précise. Elle voit ses robes avant de les
réaliser... »97. La couturière est aussi
très attentive à la culture dans le choix de ses collaborateurs.
En 1925, elle recrute Odette Puigaudeau (1894-1991) pour s'occuper des dessins
colorés des modèles, mais cette femme n'est pas choisie au
hasard98. Elle est aussi reconnue pour être une savante des
fonds marins et avoir une grande connaissance de la peinture. Le goût de
l'art de Jeanne Lanvin va encore plus loin, car cette dernière se
compare très souvent à un artiste peintre. Ce qui n'est pas
anodin dans l'idée qu'elle se fait du processus créatif. Cette
citation le démontre bien :
« Si vous demandez à un peintre comment
peignez-vous ? Il serait fort embarrassé, il est possible qu'il vous
dise simplement, mais avec des pinceaux, de la couleur, une toile,
l'inspiration est cette force qui est en moi et qui m'oblige à
m'exprimer »99.
Cette citation est une réponse de Jeanne Lanvin
à un journaliste lui demandant de décrire, d'analyser son
processus créatif. Elle répond que, comme un peintre, elle peut
expliquer son inspiration en partie, mais qu'ensuite elle en est incapable. De
manière générale, Jeanne Lanvin se voit comme une artiste
peintre, pour elle une large jupe est comme une toile de peinture. Alors que
l'artiste peintre compose sa toile de couleurs, de reliefs ; la
créatrice compose son vêtement avec une coupe spéciale ou
des motifs brodés, perlés ou appliqués. La
couturière crée à partir d'images qu'elle collectionne, ou
qu'elle garde en tête. Ses sources d'inspirations sont nombreuses, mais
surtout variées. Ses collections se définissent au grès de
ses goûts et envies personnels. Par conséquent, l'idée d'un
style Lanvin est complexe à définir, bien que certaines
caractéristiques comme un grand travail de finition
95 DELPIERRE, Madeleine, L'atelier Nadar et la
mode : costumes, Cat. Expo, (Palais Galliera, Musée de la Mode de
la Ville de Paris, 15 mars 1977- 6 mai 1977, Paris), Paris, Palais Galliera,
Musée de la Mode de la Ville de Paris, 1977, réed, 1979. Propos
rapportés par Madame Buhler, p. 61.
96 DELPIERRE, Madeleine, Op. Cit., Propos
rapportés par Madame Buhler, p. 61.
97 Auteur inconnu, « Minerva vous parle
», Minerva, 16 Octobre 1938.
98 PICON, Jérôme, Op. Cit., p.
214.
99 BOUDET, Jacques, Op. Cit., p. 637.
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ou un goût pour les broderies permettent de
reconnaître la griffe Lanvin100. La couturière en a
totalement conscience, mais défend un style Lanvin qui se définit
selon elle par l'ensemble de ses créations, comme le démontre
cette citation :
« Depuis des années, le public de mes collections
s'est plu à reconnaître un style Lanvin. Je sais que l'on en a
beaucoup parlé, et cependant je ne me suis jamais attachée
à un genre et n'ai jamais cherché à accentuer un certain
style déterminé. Je m'efforce au contraire, chaque saison, de
saisir l'impondérable qui vogue dans l'air, influencée par les
événements, et d'en tirer d'après ma
conception personnelle, une réalisation traduisant mon idéal
passager. [...] Le style « Lanvin » est donc simplement l'ensemble
des grandes
lignes qui caractérisent mes modèles et que l'on
retrouve chaque saison, mais dissimulé
sous un rythme nouveau, sous un mode imprévu qui est
d'ailleurs simplement la mode dont la recherche et l'embellissement ont rempli
ma vie »101.
Jeanne Lanvin à la tête d'une maison de couture
influente, ose redéfinir son style en permanence. C'est une initiative,
mais aussi presque une obligation. La couturière n'arrive à
créer que dans une recherche d'inspiration constante. Ses inspirations
ne s'expriment pas par croquis, mais par sa voix et les descriptions qu'elle en
donne aux modistes. Ainsi, il est naturel que son processus de création
passe par des images. La créatrice éprise de culture puise son
inspiration de partout, et notamment dans des livres qu'elle collectionne de
manière abondante. La maison Lanvin fait la différence dans la
Haute Couture française par sa fondatrice, un personnage
énigmatique, qui suit ses propres goûts, dictés par des
inspirations variées.
B -- Les origines de ses
inspirations.
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