B.3 -- L'exotisme dans les broderies.
Jeanne Lanvin s'inspire beaucoup de l'Orient dans la
réalisation de ses broderies247. C'est une région
d'une grande ressource pour le textile avec notamment, des tissus comme le
coton ou encore la laine. Cette influence est aussi due à un contexte
historique différent, les voyages des Européens vers l'Orient se
développent au tournant du XXème siècle. De
plus, la France est un pays colonial important avec des colonies se trouvant en
Afrique du Nord, Afrique
241 Gazette du Bon Ton, n°2, 1924, p. 52-53.
GUÉNÉ, Hélène, Décoration et haute
couture : Armand Albert Rateau pour Jeanne Lanvin, Paris, Éditions
Les Arts Décoratifs, 2006, p. 167-169.
242 PICON, Jérôme, Op. Cit., p. 133.
243 MERCERON, Dean L., Op. Cit., p. 230.
244 PICON, Jérôme, Op. Cit., p. 133.
245 Ibid.
246 Ibid.
247 MERCERON, Dean L., Op. Cit., p. 146.
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subsaharienne et en Asie du Sud-Est. Cette influence se
retrouve dans les broderies, mais aussi simplement dans le nom de ses
modèles comme avec Ramsès (1931), Maharanée
(1925), Istamboul (1929-1930) ou encore Ali Baba
(1925).
L'influence de l'Orient en Occident est aussi amenée
par des raisons politiques comme la révolution de Téhéran
vers 1925, marquant le passage alors d'un état souverain à une
constitution, le peuple réclame une assemblée, le pays se tourne
alors vers la modernité. La révolution met en lumière la
Perse à cette époque peu connue en Occident, et cela se ressent
dans les broderies de l'époque. Jeanne Lanvin s'inspire des broderies de
style persanes dans le modèle Sigurd ou Lohengrin, de
la collection été de 1927 (ill. 26). C'est un manteau dalmatique
du soir en taffetas de soie noir. Sur ce manteau sont présentes des
broderies de paillettes et de fils métalliques or et cuivre. Ces
broderies s'inspirent de la broderie Perse, qui reprend souvent des motifs
floraux et entremêlés248. Ici les paillettes tentent de
créer des motifs floraux en bas du manteau, avec des tiges et l'arrondi
des feuilles. Jeanne Lanvin possède plusieurs ouvrages dans sa
bibliothèque sur l'art Perse dont un sur les miniatures persanes.
Cet orientalisme constant à l'époque se ressent
dans la peinture avec des artistes comme Eugène Delacroix (1798-1863) ou
encore Jean-Auguste-Dominique Ingres (1780-1867). Dans le mobilier, il y a des
oeuvres faisant référence à la Chine, la Turquie ou encore
le Japon. Cette tendance s'observe aussi dans les vêtements avec
l'apparition de broderies orientales, de manches kimono, ou de plumes.
L'exotisme est une source d'inspiration constante et inévitable pour la
mode dans les années 1920. Jeanne Lanvin le prouve avec deux
modèles. Tout d'abord, le modèle Ermite daté vers
1910-1914 est un modèle de manteau à capuche d'inspiration
orientale, qui rappelle les manteaux d'hommes orientaux du nom de burnous,
visible principalement en Afrique du Nord. Une photographie disponible à
la bibliothèque Forney présente un modèle de 1945 (ill.
27). Le modèle est d'inspiration orientale. La jupe est de couleur vert
jade et accompagnée d'un haut bleu turquoise, brodé de paillettes
et de cabochons verts. Un large pan du haut bleu se prolonge devant la jambe
droite, cela accentue l'effet d'ampleur vers le bas de la tenue. Le
modèle est aussi accompagné d'un bandeau turquoise dans les
cheveux. Ainsi, de manière générale Jeanne Lanvin se
laisse influencer comme les autres maisons de couture, par le style oriental
qui touche les pays occidentaux au début du XXème
siècle. En effet, des maisons de couture comme celle de Paul Poiret sont
aussi touchées par cette vague d'exotisme249. Cependant, la
couturière de la maison Lanvin va au-
248 GROSSIORD, Sophie (dir.), Op. Cit., p. 132.
249 GROSSIORD, Sophie (dir.), Op. Cit., p. 123-125.
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delà d'une simple reprise des codes vestimentaires
orientaux, et s'inspire aussi de l'art oriental et ses motifs.
Les mosaïques byzantines sont une source d'inspiration
pour la couturière par ses détails précis et nombreux
malgré des périodes stylistiques abstraites, vers le
Xème siècle250. Janine Alaux l'exprime
ainsi dans son ouvrage : « [É] l'or des mosaïques byzantines
transposé en brocart »251. C'est un art décoratif
abstrait qui permet de puiser dans ces motifs. Jeanne Lanvin utilise aussi
cette influence dans le nom de ses modèles avec la tenue nommée
Bysantin de 1929, dont robe en tulle noir avec un gilet sans manches
décoré de quadrilatères n'offre peu de relation avec
Byzance, si ce n'est le choix de la couleur doré pour le
décor.
Les broderies sont surtout influencées par l'art
graphique islamique, comme sur le modèle In Salah au niveau de
la broderie (ill. 28). C'est un modèle de 1929. Il s'agit d'une veste en
crêpe de couleur bleu marine, avec un col vert céladon. Les
manches sont longues et évasées au niveau des poignets. La veste
est décorée de broderies faites de fils beiges et de perles
blanches. Les motifs sont présents sur les manches et le devant de la
veste. Ce motif évoque ceux de l'art islamique par leurs arrondies et
leurs arabesques végétales252. La veste peut
même être rapprochée précisément d'une plaque
de revêtement en céramique présentant une calligraphie,
provenant d'Iran, daté de 1350-1400. Cette plaque offre des motifs aux
lignes sinueuses faites d'arabesques. Le modèle Jupiter de 1920
(ill. 29) est aussi un bon exemple de ses inspirations orientales multiples. Le
vêtement est un manteau en velours de couleur violine, avec un
décor en lamé or. Le manteau est composé de piqûres
et de broderies de fils d'or. La coupe est simple et ample, ce qui s'oppose
à la richesse du décor. Celui-ci se trouve dans le dos en haut du
manteau. Et à l'avant sur les parements du col châle, les poches
et le bas des manches. L'utilisation du velours permet de créer des jeux
de lumière avec le décor doré. Le décor est fait de
motifs géométriques s'inspirant de l'art égyptien,
byzantin et de l'Art déco. Comme toujours la couturière s'inspire
de motifs anciens ou ici orientaux, en les réinterprétant de la
manière moderne, et ici en les stylisant dans un esprit Art
déco.
Jeanne Lanvin dépasse les arts orientaux et s'inspirent
parfois des arts précolombiens. En effet, des motifs reprenant des
formes aztèques sont aussi présents dans les créations de
la couturière253, comme sur ce modèle de 1920-1924
(ill. 30), non nommé : c'est une robe en taffetas de soie noire avec de
la dentelle et de la mousseline noire. La jupe est à huit pans. La
250 ALAUX, Janine (dir.), Op. Cit., p. 27.
251 Ibid.
252 MERCERON, Dean L., Op. Cit., p. 148-149.
253 O'HARA, Georgina, The Encyclopaedia of Fashion,
Londres, Thames & Hudson, 1986, p. 158.
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robe est accompagnée de broderies en perles d'argent au
niveau du col et du devant de la robe. Les broderies sont aussi faites de
strass, sequins et fausses émeraudes. Les motifs sont placés sur
le devant de la jupe, les broderies rappellent des motifs
géométriques aztèques. Ce sont des motifs circulaires et
géométriques composés de petits symboles. Ce modèle
provient très certainement de la collection Riviera
réalisée en 1921. Il est attesté que cette collection
fait appel à des motifs aztèques pour les
broderies254. Il existe aussi un modèle Maya (ill.
31), non daté. C'est une longue robe bleue, agrémentée de
bretelles pailletées argentées. La robe est accompagnée
d'une ceinture du même bleu que la robe. Des losanges sont
dessinés en surpiqure sur le devant de la tenue. Ainsi, le nom de la
robe Maya ne s'inspire pas de l'art Maya. Jeanne Lanvin possède
dans sa bibliothèque un ouvrage rédigé par Ernest Brumer
et Adolphe Basler sur l'art Précolombien, publié en 1928, qui a
certainement dû lui servir pour étudier certains motifs.
La qualité des broderies de Jeanne Lanvin est reconnue,
ce sont toujours des détails d'une technicité remarquable,
réalisée majoritairement à la main. La couturière
apporte un soin particulier dans l'ensemble de ses collections, comme en
témoigne l'ouverture de trois ateliers de broderie. Ce sont souvent ses
broderies s'apparentant parfois à de somptueux bijoux, qui magnifient
les créations de la couturière. Jeanne Lanvin aime sublimer ses
créations de tissus par ses broderies. De la même manière,
la couturière s'inspire de nombreux arts. Pour ses broderies elle puise
dans les motifs ethniques comme les arts orientaux ou
aztèques255. La couturière n'en reste pas là et
trouve également son inspiration dans la peinture italienne pour nourrir
ses créations.
C -- Une réinterprétation des
vêtements du Quatroccento.
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