B -- La couleur et les broderies
B.1 -- Le mariage des couleurs et leurs origines
artistiques
La couleur est l'une des caractéristiques principales
des modèles de Jeanne Lanvin. Tout d'abord, la couturière ouvre
une usine de teinture pour son entreprise en 1923 à Nanterre. Là
encore, sa bibliothèque prouve ce goût et cette attention
portée aux couleurs avec deux ouvrages : Les couleurs d'aniline de
la Badische Anilin & Soda-Fabrik Ludwigshafen s/Rhin et leur application
sur laine, coton, soie et autres fibres textiles212 ; et
l'autre ouvrage est Le Répertoire de couleurs pour aider à la
détermination des couleurs des fleurs, des feuillages et des fruits
publiés par la société française des
chrysanthémistes en 1905213.
Jeanne Lanvin est reconnue pour l'emploi subtil des couleurs
dans ses modèles214. Elle joue avec comme un peintre jouerait
avec sa palette de couleurs. Même si elle utilise le noir de
manière conséquente dans ses modèles, la plupart sont
rehaussés de tons chauds, « fauvistes » allant du vert
chartreux, à la rouille ou à l'orange ocre. Un assombrissement du
coloris des modèles est à noter pendant les deux guerres
mondiales215. Le goût pour les couleurs se retrouve
évidemment dans les tenues, mais aussi dans le nom des modèles
comme Coquelicot, Satan, Rubis,
Émeraude, Fuschia, Pistache,
Épinard, Jonquille. C'est avec Albert-Armand Rateau
qu'elle définit les couleurs emblématiques de la maison Lanvin
qui sont le blanc, le
211 Ouvrage de passementerie de forme ovoïde, souvent
orné de houppes ou de franges.
212 Les couleurs d'aniline de la Badische Anilin &
Soda-Fabrik Ludwigshafen s/Rhin et leur application sur laine, coton, soie et
autres fibres textiles, Ludwigshafen, Badische Anilin & Soda-Fabrik,
1901.
213 DAUTHENAY, Henri ; OBERTHR, René,
Répertoire de couleurs pour aider à la détermination
des couleurs des fleurs, des feuillages et des fruits, Paris, Librairie
horticole, 1905.
214 MERCERON, Dean L., Op. Cit., p. 272.
215 PICON, Jérôme, Op. Cit., p. 136.
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noir et le bleu, et de manière générale
les coloris délicats. Jeanne Lanvin est reconnue comme une coloriste
sensitive, créant ses propres couleurs à l'aide de son atelier de
teinture et développe une palette de couleurs harmonieuse. Une citation
de Mary Pickford216 dans un entretien à Vogue le
montre :
« Paris, Lanvin !! Deux noms que j'aime parce qu'ils
évoquent pour moi tant de belles choses. Ce que j'ai trouvé ici ?
Des modèles très jeunes comme je les préfère et une
harmonieuse compréhension des couleurs »217.
Cette harmonie des couleurs et ce goût pour les tons
chauds dans ses modèles sont intéressants, voire même
ironiques, quand on sait que Jeanne Lanvin s'habille quasiment toujours en
tailleurs blanc et noir et aborde peu souvent de la couleur sur ses tenues
personnelles. Les couleurs que Jeanne Lanvin utilise sont le fruit d'une
étude intense sur les couleurs, et reflètent dans la plupart des
cas ses artistes et ses amis préférés comme Édouard
Vuillard, Auguste Renoir ou encore Odilon Redon218. Elle aime aussi
utiliser des couleurs tranchées inspirées de l'art italien de la
Renaissance et notamment de l'artiste Fra Angelico. Son sens de la couleur
prend naissance dans une appréciation active des arts visuels comme le
montre cette citation :
« Un lambeau de fresque délavé au fond
d'une église, le balcon d'une maison, un portrait dans un musée :
elle s'approchait, fixait le détail ornemental, la nuance de coloris -
et cela
devenait, l'année suivante, un motif de broderie, ou le
« Rose Polignac » ou le « vert Vélasquez
»219.
Deux noms de couleurs créées par la maison
Lanvin portent le nom d'artistes. Tout d'abord le « rose Polignac »
faisant référence au nouveau nom de sa fille220.
Depuis son second mariage avec le comte Jean de Polignac, Marguerite s'est
rebaptisée Marie-Blanche de Polignac. Ce rose est créé
pour rendre hommage à sa fille qui portait très souvent une
nuance de rose corail, un peu atténué. Le « rose Polignac
» est peut-être légèrement inspiré du rose
présent dans les oeuvres de Pierre Bonnard (1867-1947). C'est un rose
pâle allant vers le beige.
L'autre couleur portant un nom d'artiste est le « vert
Vélasquez », qui s'avère être un vert amande dans les
modèles de Jeanne Lanvin221. Diego Vélasquez est un
artiste assurément
216 Mary Pickford est une actrice canadienne née en 1892
et morte en 1979 à la renommée internationale.
217 Citation de Mary Pickford. PICON, Jérôme,
Op. Cit., p. 138.
218 GROSSIORD, Sophie (dir.), Op. Cit., p. 162.
219 SCHLUMBERGER, Éveline, Art. Cit., p. 62-70.
220 Texte Interne de la maison Lanvin sur le « bleu Lanvin
» écrit en 2013 et 2014.
221 MERCERON, Dean L., Op. Cit., p. 83.
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apprécié par la couturière pour qu'elle
donne son nom à l'une de ses couleurs. Le peintre est un artiste
espagnol né en 1599 et mort en 1660 qui réalise de nombreux
portraits d'une grande finesse, et souvent en pied permettant donc de voir la
tenue en entière. Il voyage en Italie et en revient avec de grandes
inventions chromatiques qui vont sûrement séduire Jeanne Lanvin,
cette amoureuse de l'art italien. Diego Vélasquez est un peintre qui
utilise une technique visible chez les peintres flamands. Il utilise un fond
clair sur lequel s'ajoutent des couleurs transparentes. Cette technique permet
d'apporter une grande luminosité au tableau. Néanmoins, le
peintre n'utilise pas des couleurs criardes ou tranchées, sa palette
chromatique est restreinte et se tourne principalement vers des tons terreux.
Il utilise bien du vert dans ses oeuvres, mais il s'agit d'un vert sombre
tourné vers le marron. L'une des oeuvres où le vert est le plus
frappant est le portrait de Sebastiàn de Morra, peint en
1645222 (ill. 21). Dans cette oeuvre, l'artiste représente un
nain assis, les poings sur les jambes. Il est vêtu d'une tenue verte avec
des manchettes blanches sûrement en dentelle et surmonté d'une
cape rouge avec, encore, de la dentelle au niveau du col. Dans cette oeuvre, le
vert est présent, il est franc et plus lumineux que dans les autres
oeuvres de Diego Vélasquez. Cependant, le vert ne peut être
défini comme une couleur caractéristique de l'artiste. De plus,
celui utilisé par Jeanne Lanvin est différent, le vert est
plutôt vert-amande ou vert-absinthe, donc avec des nuances
claires223. Au contraire, le vert utilisé par Diego
Vélasquez est plutôt un vert foncé, un vert dit «
sapin » de nos jours. Jeanne Lanvin utilise le vert absinthe dans la robe
Lesbos de l'année 1925 (ill. 21) présentée
à l'Exposition internationale des Arts décoratifs. Ce
modèle est une robe de soie et satin de couleur vert absinthe,
composée de deux bandes libres lamées et perlées
accrochées aux épaules, et de deux autres accrochées au
début du décolleté. Ce vert est aussi repris dans la robe
la Duse de 1925 (ill. 21), une robe en soie de couleur verte absinthe,
accompagnée d'un tulle vert absinthe. La tenue est décorée
de broderies de perles, de strass et de tubes argentés. Cependant, au vu
des rapprochements des oeuvres du peintre et des modèles de la
couturière, le vert nommé Vélasquez par Jeanne Lanvin n'a
rien à voir avec le vert utilisé par l'artiste dans ses oeuvres.
Néanmoins, une influence de la peinture de Vélasquez est
présente dans les créations de Jeanne Lanvin au niveau de la
coupe des vêtements224. En effet, la plupart des robes
présentes dans les compositions de Vélasquez sont des robes
à la silhouette infante avec de très larges jupes comme dans
l'Infante Marguerite en bleu de
222 Diego Vélasquez, Portrait de Sebastian de
Morra, 1645, Huile sur toile, 106,5 x 81 cm, Musée du Prado.
Madrid.
223 MERCERON, Dean L., Op. Cit., p. 83.
224 Ibid.
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1659225 (ill. 22). Jeanne Lanvin étudie les
oeuvres de l'artiste grâce à un ouvrage de sa bibliothèque,
un tome sur Vélasquez dans la collection Les Classiques de l'art
édité par Hachette en 1911. Le terme « infante » est un
titre donné aux enfants nés après l'aîné
parmi les héritiers des rois d'Espagne et du Portugal. Les robes
infantes sont donc les robes que les petites filles héritières
portent. Il s'agit d'une reprise avec leurs larges jupes de la robe à
paniers et de la robe crinoline. Comme le montre cette citation :
« Les demoiselles d'honneur qui porteront ces robes et
l'élite des jeunes et jolies femmes qui se sont inlassablement
vouées « au style » nous feront rêver tour à tour
de Winterhalter, des Infantes de Vélasquez et des Vénitiennes de
Longhi, tout en demeurant - par le miracle de Lanvin - de fines silhouettes
bien modernes »226.
Il y a deux modèles de Jeanne Lanvin reprenant cette
ligne infante. La première, une robe de style de 1920 (ill. 22), en
faille de soie noire rebrodée de perles de verre et de cristal. L'ourlet
de la jupe est rebrodé de bandes de fils métallisés
dorés et de petits miroirs ronds. La jupe est très large,
à la manière d'une robe infante, des paniers de largeurs sont
placés sous la jupe. Puis, un autre modèle reprend
également la ligne infante, il s'agit de la robe Minerve de
1928 (ill. 22). C'est une robe en dentelle lamée et en tulle diaphane.
Le bas de la robe est large. Le bas de la jupe forme une pointe
asymétrique.
Jeanne Lanvin apporte un grand soin aux couleurs dans ses
créations, à tel point qu'elle invente ses propres nuances avec
ses ateliers de teinture. Le nom de ses couleurs est parfois inspiré de
peintre, comme Diego Vélasquez. Cependant, la couturière emprunte
plus une ligne de jupe précise à Vélasquez, que son vert.
Son goût pour les couleurs fortes lui vient certainement plus des
artistes italiens et de leurs palettes chromatiques. La couturière
apporte aussi un grand soin aux détails de ses tenues, dont les
broderies.
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