A.3 -- L'art déco, une source d'inspiration pour la
Haute Couture des années 1920.
Jeanne Lanvin côtoie des artistes du style Art
déco, l'influence de ce mouvement sur ses modèles est
spontanée. Tout d'abord, la couturière s'associe avec le
décorateur Armand-Albert Rateau, artiste important de ce mouvement
même s'il garde son propre style inspiré d'oeuvres antiquisantes.
Surtout, la couturière souhaite un logo pour sa maison de haute couture.
C'est un fait novateur pour cette époque, où la plupart des
couturiers signent seulement de leur nom195. C'est l'illustrateur et
le décorateur Paul Iribe, né en 1883 et mort en 1935, qui s'en
chargent. L'artiste est souvent considéré comme l'un des
précurseurs du style Art déco en France196. Il
travaille aussi comme illustrateur de mode collaborant avec Paul Poiret,
Jacques Doucet et Coco Chanel. Pour la couturière Jeanne Lanvin, il
réalise le logo de la maison en 1923 en reprenant une photographie
personnelle de Jeanne Lanvin et de sa fille lors d'un bal costumé
donné en 1907197. Il retravaille la photographie en stylisant
les tenues enflées, suggérant une ronde entre les tenues et les
mains jointes de la fille et de la mère. Aujourd'hui le logo est
toujours celui de la maison Lanvin.
194 GROSSIORD, Sophie (dir.), Op. Cit., p. 109-112.
195 Ibid., p. 19.
196 Ibid.
197 Ibid.
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L'Art déco est un style artistique présent entre
les années 1920 et 1930, en place aussi bien dans les arts
appliqués que l'architecture et l'art graphique. Il se pose en
héritier de l'Art Nouveau mais rejette tout surcharge ornementale ou
motifs floraux. L'Art déco se caractérise davantage par des
figures animales ou féminines. Les lignes sont plus
épurées, les couleurs plus vives, les lignes sobres et surtout
géométriques. L'Art déco est à son apogée
lors de l'Exposition Universelle des Arts décoratifs de
1925198. Lors de cette exposition, des ponts importants sont faits
entre les arts décoratifs et la mode. L'objectif étant d'abolir
les frontières entre ces deux domaines artistiques199.
L'artiste Sonia Delaunay (1885-1979) le prouve avec la création de
tissus simultanés en 1923, puis en 1924 avec des robes illustrant un
poème de Joseph Delteil200. Elle ira jusqu'à ouvrir
une boutique de vêtements lors de l'Exposition internationale des Arts
décoratifs de 1925201. Les liens entre les deux domaines
artistiques sont aussi présents chez la couturière Elsa
Schiaparelli. Cette dernière collabore souvent avec des artistes
surréalistes comme Salvador Dalí (1904-1989) et aime
particulièrement détourner la fonction des vêtements pour
leur donner une dimension symbolique, comme en détournant un escarpin en
chapeau en 1937202. La mode ne s'est certainement jamais autant
inspirée de l'art plastique que dans les années 1920, en
utilisant des créations qui leur sont contemporaines. Avant 1925, il
s'agit d'un style reprenant des motifs géométriques, alors
qu'à partir des années 1920 ce sont des motifs se tournant vers
l'abstraction. De manière générale, l'Art déco est
une source d'inspiration pour de nombreuses maisons de couture de
l'époque comme Paul Poiret ou Jacques Doucet, notamment pour les
accessoires203. Jeanne Lanvin puise dans l'Art déco et
s'inspire de motifs géométriques comme le décrit Dean
Merceron :
« Jeanne Lanvin, et avec elle toute la communauté
de la mode, fit de l'association noir-blanc-argenté le comble du chic.
Au plus fort de l'ère Arts-déco, ce furent les couleurs de
prédilection de la haute couture. Le noir, en particulier, rappelait la
couleur des laques tant prisées par les arts décoratifs et
l'ébénisterie du temps »204.
La couturière reprend principalement ce style pour
l'ornementation de ces tenues. Certains modèles sont explicitement de
style Art déco par leurs motifs géométriques
répétés qui imposent un rythme. Deux modèles de
Jeanne Lanvin montrent cette influence de l'Art
198 CARL, Klaus H. ; CHARLES, Victoria, Art Déco,
New-York, Parkstone Press International, 2013.
199 PICON, Jérôme, Op. Cit., p. 192-195.
200 DELTEIL, Joseph, La mode qui vient, illustrée
par des modèles de Sonia Delaunay le 24 mai 1924.
201 GROSSIORD, Sophie (dir.), Op. Cit., p. 257-258.
202 DESLANDRES, Yvonne ; MLLER, Florence, Histoire
de la mode au XXème siècle, Paris, Somogy, 1986,
p. 168.
203 GROSSIORD, Sophie (dir.), Op. Cit., p. 257-258.
204 MERCERON, Dean L., Op. Cit., p. 278.
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déco : les modèles Boulogne et
Guilheim (ill. 15). La robe Boulogne de la collection hiver
de 1920 est en crêpe de couleur beige avec des surpiqures rouges. Les
motifs géométriques sont des applications de velours bleu marine.
La tenue est aussi composée de broderies de perles blanches. Le second
modèle, nommé Guilhem ou Ali Baba date aussi de
la collection hiver de l'année 1920. C'est une robe en crêpe
georgette de couleur beige clair avec des surpiqures rouges. Les motifs
géométriques sont ici noirs et posés en application. La
tenue est aussi composée de perles blanches brodées. Cette tenue
propose un fond de robe en crêpe et pongé noir avec un plastron
brodé de corail, d'or et de perles blanches. Les deux modèles ont
le point commun d'être de couleur crème pour le fond et de
créer un contraste avec les couleurs rouge ou bleu marine. Les motifs
sont en formes de triangle et se répètent. La série des
sweaters de 1929, cité au-dessus est aussi un rappel de l'Art
déco par ses motifs d'art géométrique, voir même
abstrait avec des couleurs fortes. Ces pulls sont de couleurs neutres : bleu
marine, beige ou blanc et décorés de motifs
géométriques sur le devant. Ce sont des motifs de couleurs
rouges, bleus, noirs créant un contraste avec le reste du pull. Ces
pulls sont d'une modernité remarquable pour l'époque, et,
même, encore de nos jours. L'inspiration géométrique est
aussi présente dans le modèle Pénombre de 1929
(ill. 16). C'est une robe faite en mousseline de soie blanc et noir. La coupe
et le perlage sont asymétriques. Le décor de la tenue est
réalisé par une juxtaposition de triangles de perles tubulaires
noires en jais et blanc satiné. Ce mélange crée un
contraste avec le noir scintillant et le blanc mat. Le décor par ses
triangles est géométrique sur tout le long de la robe.
Jeanne Lanvin s'inspire du style Art déco dans ses
modèles par différents biais, cela passe aussi par l'harmonie
bicolore et surtout de noir et blanc qu'on observe dans ses chapeaux dès
1909205. L'un des modèles les plus représentatifs de
cette combinaison de noir et de blanc est le modèle : les
Éclairs de la collection été de 1933 (ill. 17). Cette
robe est en mousseline de soie blanche imprimée noire. Le modèle
reprend les caractéristiques des robes du soir. Elle est près du
corps, les manches sont de dimensions et de formes conséquentes,
l'addition de volumes est judicieusement placée. Les rayures obliques
permettent d'affiner la silhouette au niveau de la taille. Les manches en
mousseline effeuillées donnent l'impression d'un modèle
léger. La couturière cherche avant tout à magnifier les
femmes qui portent ses tenues. Deux autres modèles correspondent
à cette combinaison de blanc et de noir, mais aussi à cette
idée de géométrie et de symétrie. Il s'agit des
robes Concerto et Sèvres réalisées entre
1934-1936. (ill. 18). Le modèle Concerto, est une robe en
crêpe de couleur ivoire, dont le col cabochon
205 PICON, Jérôme, Op. Cit., p. 43.
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est en rhodoïd, fait en pointes-de-diamant cousues sur du
tulle ivoire. La robe Sèvres en est le parfait opposé.
La robe est en crêpe de couleur noire, et agrémentée au col
du même plastron mais couleurs ivoires. Cependant, des manchettes ivoire
dans la même matière sont rajoutées sur ce modèle.
Deux modèles présentent aussi cette même opposition. Les
modèles Orphée et Passionnata de la collection
hiver de 1928 (ill. 19). La robe Orphée est une robe blanche
avec un détail noir à la ceinture et un pan de la jupe noire. La
robe Passionnata offre le parfait opposé. C'est une robe noire
avec les détails blancs. Ces modèles reprennent l'harmonie
bicolore présente dans l'Art déco au début du
XXème siècle. Le contraste entre les deux couleurs est
parfois associé à des couleurs acidulées, couleurs dites
« fauves » ou au « bleu Lanvin »206. Mais le
noir et le blanc s'accordent avec des lignes claires qui soulignent leur
tracé ou suscitent une illusion de mouvement et d'espace dans le
vêtement. Cette association de couleurs est réellement
appréciée par la créatrice, qui l'utilise parfois dans son
décor privé, mais aussi dans ses vêtements. Le sol de sa
salle de bain au seize rue Barbet-de-Jouy, est fait d'un motif
géométrique à bases de triangles composées de
marbre de couleurs noir, blanc et ocre207 (ill. 2). La
créatrice utilise aussi cette opposition binaire dans ses tenues
personnelles. Elle est généralement habillée en tailleur
noir et blanc208.
L'inspiration pour l'Art déco est aussi présente
dans l'utilisation de la couleur argentée. Celle-ci rappelle celles des
laques prisées par les arts décoratifs et
l'ébénisterie au début du XXème
siècle209. On la retrouve dans la plupart des collections de
l'époque comme le démontre cette citation :
« La folie actuelle pour l'argenté, qui a
déjà balayé tous les aspects de la décoration
d'intérieur, se porte aussi sur la mode et les accessoires. Apparue en
1922, elle a duré quelques années. Inexplicable, comme la plupart
des engouements. Cet enthousiasme pour l'argent de préférence
à l'or s'est manifesté par la multiplication des brocarts
lamés, des
gazes argentées, des broderies de fil argenté,
du lamé argent, des franges argentées, souvent associés
à des fonds noirs, corail ou vert jade »210.
L'argenté est souvent combiné avec le noir, ou
une palette de couleurs qui comprend des roses tendres, du vert, des bleus,
dont le fameux « bleu Lanvin ». Un modèle de 1936 non
nommé et composé d'une veste de soirée en lamé
argent en est un parfait exemple. La silhouette reprend une coupe de type
chinoise, mais la veste en argent ressort sur le reste de l'ensemble en noir.
Jeanne Lanvin utilise aussi de nombreuses fois l'argent dans les motifs et
206 MERCERON, Dean L., Op. Cit., p. 272.
207 Ibid., p. 292.
208 Ibid., p. 272.
209 Ibid., p. 278.
210 Citation Vogue, 1926, MERCERON, Dean L., Op.
Cit., p. 278.
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les décors de ses créations, notamment pour les
paillettes ou les fils de broderie. C'est le cas avec le modèle de 1925,
Clair de Lune (ill. 20) qui est une cape monacale en lamé
argent. Le capuchon surdimensionné est composé de motifs
géométriques et se termine par un pendentif avec un
gland211.
La couturière s'inspire de l'Art déco dans le
choix de motifs géométriques ou de couleurs argentées dans
ses collections. Ce mouvement est le seul mouvement artistique contemporain
dont la créatrice s'inspire, préférant davantage se
tourner vers des oeuvres plus anciennes et classiques pour le choix des
couleurs ou des broderies.
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