2-La question de l'alimentation dans la pensée
géographique
Pour un géographe, il est légitime de
s'étonner qu'il n'existe pas une Géographie de
l'alimentation vu le caractère «carrefour »
de la discipline et la fertilité des déclinaisons
auxquelles elle conduit en matière de recherche. Si tel
n'est pas le cas, nous pouvons néanmoins nous contenter de quelques
brillantes contributions. Ainsi, l'alimentation des hommes n'a jamais
été un grand sujet de réflexion pour les
géographes. L'alimentation ou plutôt les produits agricoles, ont
été appréhendés par la géostatistique depuis
près de cinquante ans. La faim dans le monde, a été
exploitée par le biais de la géopolitique (Brunel, 2002) donnant
un sens particulier aux chiffres fournis par les organisations internationales
tentées par le comparatisme. En effet, lorsque nous parcourons
l'évolution de la science géographique, nous remarquons que la
question de l'alimentation n'a pas été aussi absente qu'on ne le
croirait (Fumey, 2008). Quelques géographes ont saisi assez tôt
l'enjeu que représentait la question. Cette prise de conscience se
retrouve distillée dans les différents courants de la
Géographie (Régionale, Rurale, Géopolitique, Economique,
etc.) qui ont intégré le sujet dans leur objet d'étude,
que ce soit à l'échelle mondiale, régionale ou nationale.
Les plus connus à ce jour se sont entre autres, Santos De Castro et
Sorre. Considérés comme des précurseurs de la «
géographie alimentaire », ces auteurs ont développé
des points de vue assez différents. Par exemple, Sorre (1943) a mis
l'accent sur les conditions de la vie humaine et les facteurs qui participent
à l'influence de la vie de sur la terre. Partant de là, il a
considéré que la géographie se doit, dans son analyse des
phénomènes (humains) de « prendre en compte la dimension
écologique humaine et le problème de l'alimentation» qu'elle
étudie. Mieux, il dit que: « notre discipline, la géographie
est en possession de méthodes souples et fécondes pour prendre
une vue d'ensemble des rapports complexes et mouvants». Sans qu'il ne le
dise explicitement, nous ressentons chez Sorre cette idée selon laquelle
la Géographie doit appréhender les phénomènes de
façon systémique, dans leur « complexité ».
C'est dans ce sens qu'il est, dans le domaine alimentaire, un des
précurseurs de l'approche par système dans l'étude de
l'alimentation. Une approche qui sera remise au goût du jour par la
Banque Mondiale au début des années 1990 quand elle
préconise une prise en charge de la question alimentaire non plus par la
seule production de céréales mais par l'approche de la «
sécurité alimentaire ». Toutefois, en préconisant une
approche systémique en géographie, Sorre (opcit) se rapproche et
diverge en même temps de Castro. Dans son ouvrages intitulé
``Géographie de la faim'' reconnaît la dimension globale
(dimension écologique) de la question alimentaire mais suggère
une lecture politique d'inspiration socialiste, de rapport de classes. Ce
faisant, Castro récuse les analyses géographiques qui ont
privilégié les rapports «homme-nature » dans le domaine
de l'alimentation. Classé le plus souvent dans la catégorie des
auteurs de la Géographie du Développement, Castro tire son
originalité par une analyse fondée sur les impacts (la
surexploitation des ressources naturelles, la famine, l'exode) d'une forme
d'alimentation dominante et ne néglige aucun facteur qu'il soit
politique, économique, physique ou social.
A partir des années 1950 et 1960, l'alimentation se
retrouve au coeur des préoccupations des
responsables politiques notamment en Europe et en Chine. A
leur tour, les géographes s'emparent de plus en plus du sujet et
élaborent différentes approches pour mieux le connaître.
Successivement, seront développées trois approches en fonction
des courantes dominantes de la pensée géographique : l'approche
tropicaliste développée par l'école de la
géographie rurale, l'approche culturelle par l'école de la
géographie humaine et l'approche par filière par l'école
économique. Ces différentes approches montrent simplement que les
géographes ont compris l'importance de la place de l'alimentation dans
la société moderne industrielle. Dans le fond, si l'on observe
les régions de déploiement et les thématiques
abordées, on se rend compte qu'elles reflètent aussi les
méthodes et les stratégies mises en oeuvre ici et là pour
répondre à la demande alimentaire. De ce point de vue, elles
renseignent sur la perception et la représentation qui ne sont pas les
mêmes selon les continents et les pays que les populations ont avec
l'alimentation. La géographie rurale en soumettant l'approche
tropicaliste pour comprendre les problèmes alimentaires dans les pays du
Sud, appelle à l'analyse du milieu, des rapports entre les hommes et
leur milieu naturel. Il s'agit d'une approche assez déterministe qui
fait du milieu naturel (sols, climat, hydrographie, etc.) une contrainte ou une
potentialité selon les aptitudes de la population et que l'agriculture
représente l'activité dominante du système alimentaire.
Dans les pays où encore cette forme d'agriculture est en vigueur, on
considère que l'autosuffisance alimentaire est la condition mère
du développement économique et social. Développée
dans les années 1960, l'approche tropicaliste a véhiculé
l'idée des limites qui existeraient et contraindraient l'utilisation de
ces mêmes ressources (cette idée est intensément reprise
dans les milieux écologistes). Poussée plus loin, cette
idée contiendrait la fin de l'agriculture celle de l'alimentation. Mais,
Raffestin (1980) nous éloigne d'un tel scénario lorsqu'il dit que
ces ressources qui sont supposées «finies» un jour sont en
fait des « ressources renouvelables qui nécessitent de la part de
l'homme une gestion précise et correctement régulée pour
que fonctionnent les écosystèmes agricoles ». La
complexification de l'alimentation et des modes de consommation conduit donc la
science géographique à s'intéresser non plus aux produits
alimentaires mais au «comment » et au « pourquoi » qui
sous-tendent les formes d'alimentation rencontrées dans le monde. En
agissant ainsi, la géographie pose l'alimentation comme un
«objet» socio-spatial d'étude, relié à un
territoire et qui se transforme en fonction des dynamiques sociales. Dans cette
perspective, la pratique agricole et alimentaire devient le produit des
rapports socio-économiques qui se déroulent dans un espace. Donc,
pour l'étudier, la géographie s'est affranchie de ses outils
classiques et les éléments sociaux, culturels et historiques qui
influent sur une population donnée. Cette façon
d'appréhender l'alimentation s'appelle la géographie de la
représentation et de la perception. C'est une approche culturaliste de
l'alimentation qui a utilisé des méthodes quantitative et
qualitative de recherches, méthodes empruntées à d'autres
disciplines comme les statistiques, la sociologie et la psychologie. Autre
vision géographique de l'alimentation, c'est l'approche par
filière. Développée par la Géographie
économique, elle s'intéresse davantage à l'accroissement
de la production agricole et à l'efficacité de la production de
l'agro-industrie. Elle dépasse ou réduit (c'est selon) les
approches initiées par la Géographie Rurale et par la
Géographie Humaine. Elle considère l'alimentation comme un
objectif économique, un marché qu'il faut atteindre grâce
au développement d'une ou de plusieurs filières du secteur
agricole en s'appuyant sur les avancées technico-scientifiques. C'est
une vision spécialisante de l'agriculture dont le développement a
abouti dans beaucoup de pays à l'uniformisation de l'alimentation et des
modes de consommation. Les tenants de cette approche perçoivent le monde
comme un grand territoire qui est fait d'échanges et de commerces, et au
sein duquel l'agriculture représente un secteur économique avec
ses filières et sous-filières au même titre que l'industrie
et les services. Dans tous les cas, de nos jours, quelle que soit l'approche
préconisée, il est extrêmement difficile de réduire
l'étude de la question alimentaire et ses rapports à
l'agriculture à une seule grille de lecture. Les différents
angles d'analyse que la géographie propose sans compter celles d'autres
disciplines comme la sociologie, le droit, l'économie et l'anthropologie
témoignent le caractère complexe et global du sujet.
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