B/ Un jeu d'alcool physique et numérique
Pour ce petit groupe de futurs ingénieurs, les jeux
d'alcool sont là pour motiver tout le monde mais surtout pour les
rapprocher et vivre la soirée ensemble, « partager un moment avec
d'autres personnes ». Maxime dit ne faire un jeu d'alcool seulement quand
tout le monde est autour de la table, si les gens sont
éparpillés, le jeu d'alcool ne peut être fait.
Maxime : Alors moi je considère vraiment ça
comme un amusement, parce que ces jeux, pour peu que tu sois un petit peu
bourré, tu commences à gueuler, tu rigoles, voilà, c'est
juste marrant, et puis, c'est vrai que ça soûle plus vite mais
c'est pas pour être bourré plus vite qu'on le fait, c'est juste
pour nous amuser. C'est pour partager un moment avec d'autres personnes.
Souvent, c'est quand les gens sont pas super motivés que ça
tombe, il y a toujours quelqu'un qui propose ça, parce qu'après,
une fois que les gens sont soit trop bourrés, soit trop motivés,
ils partent dans leur coin tatata, ils bougent tatata, et là, c'est
impossible de canaliser l'attention pour faire un jeu tous ensemble. Alors que
si on est autour d'une table, les jambes entrecroisées, qu'on s'allume
des clopes tout le temps, enfin qu'on sait pas trop comment faire
évoluer la soirée, Rim ! Jeu d'alcool, tout le monde rigole,
ça lance la soirée et puis ça part en cacahuètes
après quoi. Donc ouais ça peut lancer une soirée, et puis
même quand elle a bien démarré c'est aussi marrant, c'est
pas QUE pour lancer la soirée.
Rendre acceptable une transgression des
moeurs
« L'assouplissement de certains codes sociaux et la
réapparition à la surface de la vie sociale de comportements
jusque-là sous contrainte (par exemple en lien avec la nudité) ne
sont possibles, précise Elias, que si cette apparente transgression des
moeurs est cadrée par un réglage des conduites qui durcit par
ailleurs les permissivités allant de pair avec ces nouveaux
comportements plus relâchés. Autrement dit, leur
déprivatisation n'est possible que si, dans le même temps, on fait
en sorte que de plus grandes réserves et une plus importante
maîtrise des pulsions soient adoptées face à ces attitudes
de relâchement. On renforce ainsi le contingentement des économies
affectives par des
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CORDEAU Clémence| Mémoire de master 1 | juin
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formes d'autocontrainte. Ce qui, à première vue, se
présente comme une libéralisation des moeurs masquerait en fait
une limitation des libertés pulsionnelles individuelles. »46
La Neknomination répond également à cette
analyse de Norbert Elias, cette pratique, vue par certains, comme une
transgression des moeurs dans l'espace numérique, est cadrée par
le schéma narratif abordé précédemment.
Puisqu'elles sont réfléchies, ces vidéos ne sont pas
pulsionnelles et le schéma narratif le rappelle tout au long de la
réalisation, Fabien Granjon et Julie Denouël parleraient de «
contrôle du décontrôle »47. Une place
à l'improvisation est néanmoins laissée, mais par
l'existence et l'imposition de ce discours, les Neknominés sont
contraints d'être assez sobres pour pouvoir le prononcer. Cette narration
cadre la pratique et fixe ainsi des limites, elle la rend également plus
« digeste » pour ceux qui s'y opposent, autrement dit, moins
extrême. La mise en scène la plus originale possible participe
également d'une dédiabolisation de l'alcool, ce dernier ne
devient donc qu'un prétexte pourtant elle n'en reste pas moins un jeu
d'alcool partagé entre écrans interposés.
La Neknomination : jeu d'alcool dans son chez soi
numérique
Alors que la tradition voudrait que le virtuel sonne le glas
de nos corps physiques, il n'en est rien, la représentation du corps est
omniprésente dans les réseaux socionumériques.
Arrangé sur les photos via des filtres, ou en vidéo comme dans la
Neknomination et mis en scène, le corps est partout, rappelé
à chaque instant et il en dit long sur la personnalité des
internautes. Ne dit-on pas « profil perso » ? Les réseaux
sociaux n'ont rien d'impersonnel, c'est une sorte de « chez soi » que
chaque utilisateur a aménagé selon ses goûts et les
messages qu'il veut faire passer.
La Neknomination est un jeu d'alcool réalisé
dans ce « chez soi », cet espace extime qu'est Facebook. Un
jeu fait et réalisé entre copains mais visible à beaucoup
plus de personnes. C'est un peu comme faire une fête chez soi avec toutes
ses
46 Fabien Granjon, Julie Denouël, «
Exposition de soi et reconnaissance de singularités subjectives sur les
sites de réseaux
sociaux », Sociologie, 01/2010, p. 40
47 Ibid.
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fenêtres d'ouvertes, en en faisant profiter les voisins
sans même forcément s'en rendre compte. Un « chez soi »
dont les portes sont ouvertes au monde.
Selon Antonio Casilli, « les ordinateurs se font porteurs
d'un imaginaire domestique »48, le chercheur donne plusieurs
exemples de termes qui font de l'Internet une métaphore de nos maisons
et appartements, « accueil », « adresse » ou encore «
fenêtres ». Ce vocabulaire nourrit l'impression d'un chez soi
cloisonné et diminue ainsi le sentiment de risque que ces informations
soient vues par des personnes non ciblées par la publication sur un
réseau social. Antonio Casilli émet l'hypothèse que «
les représentations sociales du numérique seraient
partagées entre l'infiniment restreint et l'infiniment vaste,
tiraillées entre le clos des maisons de particulier et l'ouvert des
espaces à explorer en quête de connaissance et de rencontres
»49. Internet ne remplace en rien la sociabilité
physique, il s'y ajoute. C'est bien le cas de la Neknomination,
véritable jeu d'alcool à la fois physique et numérique,
plus précisément, physique puis numérique.
Ce n'est qu'une fois le jeu d'alcool devenu numérique
qu'il peut être, enfin validé par les pairs.
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