CHAPITRE 4 : LA PRESSION SOCIALE DU DEFI
Dans la pratique de la Neknomination, s'exerce une double
pression sociale. D'une part, une pression hors ligne par laquelle le
Neknominé va devoir subir une souffrance pour montrer sa bravoure et
triompher du défi. Cette pression est d'autant plus forte dans ce groupe
de futurs ingénieurs où, on l'a vu, l'alcool et les
soirées ont une place de choix. D'autres part, une pression
numérique s'exerce par l'intermédiaire d'une
performativité technique sur Facebook.
Le Social Bragging participe de cette pression
réelle numérisée. Se rendre visible à tout prix et
attirer le plus de likes possible en faisant toujours plus,
voilà le but initial
48 Antonio A. Casilli, Les liaisons
numériques - Vers une nouvelle sociabilité ?,
Éditions du Seuil, coll. « La couleur des
idées », 2010, p. 20
49 Ibid.
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de cette tendance du web. Néanmoins, ce mouvement vise
aussi à une uniformisation des pratiques dont l'objectif principal est
de faire partie d'une communauté.
A/ La pression des pairs
Cette chaîne est un appel à perpétuer un
lien, à construire une chaîne ensemble, « nommer
quelqu'un c'est le provoquer en duel mais aussi l'exposer aux autres par
rapport aux regards des autres et faire jouer la pression des pairs »,
nous dit Olivier Glassey. Damien montre d'ailleurs, à quel point la
pression des pairs joue, une pression qui n'est pas forcément
exprimée par le Neknomineur mais ressenti par le Neknominé
à cause de l'amitié qui les relie :
- Et quand tu as vu la vidéo de la personne qui t'a
nominé, tu t'es tout de suite dit, je vais le faire ?
Damien : Ouais !
- Pourquoi ?
Damien : Je sais pas, je trouvais ça marrant et
cool, et puis c'était un pote de prépa, j'avais confiance en lui
donc il fait le jeu moi je fais le jeu tu vois, pour pas, je sais pas, pour
jouer le truc, jouer le délire. Pour continuer le délire.
- Tu te sentais obligé de le faire par rapport à
lui ?
Damien : Ouais mais c'est naturel, c'est mon pote tu vois,
pour lui faire plaisir de continuer la chaîne et puis moi je trouvais
ça marrant en plus.
Ces vidéos constituent une forme de rituel auxquels
ceux qui ont relevé le défi s'attèlent, ce rituel marque
« la transition d'un état à un autre en organisant un «
avant » et un « après ». Ensuite, ils se déroulent
selon un modèle stéréotypé qui associe souffrance,
bravoure et triomphe. Le rituel est douloureux, celui qui l'a traversé a
souffert, mais il est doublement récompensé : par le changement
de son statut bien sûr, mais surtout par la reconnaissance de son
mérite à avoir franchi les épreuves »50.
Ainsi, la Neknomination est ritualisée, stéréotypée
dans son schéma narratif. Le défi est relevé quand il y a
transition entre état de sobriété et
d'ébriété. La souffrance, associée à la
bravoure et au triomphe, est perçue et exagérée par la
50 Serge Tisseron, Virtuel, mon amour - Penser,
aimer, souffrir à l'ère des nouvelles technologies, Albin
Michel, 2008, pp 92-93
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grimace faite après avoir bu l'alcool d'une traite.
Damien a même parlé de « Nouvelle tradition ». Lui et
Louis ont tenté d'imposer la Neknomination dans la durée,
à l'instar du Grand Schelem, cette tradition ancienne de leur
école dont ils ont entendu parler et qu'ils ont souhaité relever.
Ce challenge consiste à se soûler tous les jours pendant une
semaine. Louis, Damien, et ceux qui les ont accompagné ont
résisté six soirs. Pour y arriver, ils avaient
décidé de nominer chacun au moins un membre de leur école
mais ils n'ont pas insisté par la suite pour que toutes les personnes le
relèvent.
Pression de la performativité sur
Facebook
La pression se ressent également dans la
performativité, notion développée par Austin dans son
ouvrage post-mortem de 1955 qui résume ses conférences Quand
dire c'est faire. Dans ce défi 2.0, lancé sur Facebook, la
nomination est illocutoire, dès qu'elle est prononcée dans la
vidéo, le nominé ne peut y échapper. De plus, cette
nomination est rappelée dans le message accompagnant la vidéo -
initié par le Neknomineur - qui refait la liste des trois personnes
défiées. Dans cette liste, les personnes sont marquées
sous forme de liens qui redirigent vers leur profil Facebook. On peut alors
parler d'une performativité technique dans la mesure où la
personne est notifiée par Facebook de sa nomination. Ce lien vers son
profil a pour conséquence que le Neknominé ne peut
échapper à ce défi, c'est comme une fatalité, il
est fiché (qu'il ait un homonyme sur le réseau social ou qu'il
ait un pseudo, on sait que c'est à lui, que le défi est
lancé car tout le monde peut cliquer sur ce lien). Enfin, il est
important de préciser que la vidéo de chaque Neknomineur
apparaît sur le journal de chaque Neknominé dans la mesure
où il identifie dans le partage la personne nominée. Les amis de
la personne nominée peuvent ainsi avoir accès à sa
vidéo, même s'ils ne sont pas en relation avec celui qui lance le
défi.
Ici, on fait face à un défi à deux
vitesses, la première étape est la mise en scène de la
vidéo et sa fabrication. La seconde, sa publication, si ces deux
conditions ne sont
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pas respectées, le défi n'est pas relevé.
L'étape de la nomination d'autres personnes entrent aussi en compte
sinon la chaîne est inachevée.
Sur la vidéo de Maxime, publié le 15
février 2014, on peut lire quelques commentaires intéressants qui
constituent la preuve d'une certaine pression :
Le 16 février, le prénommé Norb publiait
sa vidéo (le deuxième commentaire étant la personne qui
l'a nominé).
Lucas a confié ne pas avoir tenu compte de ces
commentaires, d'autant plus que les 24 heures accordées pour la
réalisation de la vidéo n'était pas terminées.
Cependant, ceci prouve malgré tout que ses amis attendaient Lucas au
tournant et comptaient sur lui pour relever le défi.
Ceci constitue une première école de
pensée, cependant, celle-ci s'oppose à une autre composée
des internautes ayant publié leur vidéo et nominé des
personnes et qui ne font plus attention aux suites. Elles sont « cool
» et n'attachent plus vraiment d'importance à ce défi une
fois qu'il a été relevé par eux. C'est notamment le cas de
la personne interrogée pour l'entretien, Louis, qui a confié :
- Et je pense surtout à ceux qui ne l'ont pas fait suite
à ta nomination, est-ce qu'ils t'ont
prévenu qu'ils ne relèveraient pas le défi
hors Facebook ?
Louis : Non je crois pas, en fait je l'ai posté et
après je m'en occupais plus du tout.
- Ah et il t'en a jamais reparlé en fait ?
Louis : Non il ne m'en a pas parlé et moi je m'en
foutais
En fait, cette deuxième école en dit long sur la
personnalité de ceux qui la composent, des personnes qui « ne se
prennent pas la tête », elles ont pris le défi plus comme un
jeu fait entre « potes » pour rire en soirée, cette
deuxième école illustre que la Neknomination n'est pas seulement
une pression exercée en ligne ou hors ligne mais aussi une
compétition de fêtards qui se mettent en scène pour boire
la plus grande quantité d'alcool (ou en tout cas faire mieux que le
précédent) et de manière la
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plus originale possible. Cette volonté de toujours
faire mieux que son prédécesseur s'inscrit dans la tendance du
Social Bragging.
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