Partie 2 - Le défi comme matière à
sociabiliser
La Neknomination s'inscrit dans cette tendance du «
toujours plus » désignée par le terme de Social
Bragging. Véritable jeu d'alcool physique, puis numérique,
elle est pratiquée par de vrais fêtards. Cette partie montrera
à quel point les soirées alcoolisées sont
routinières chez ces jeunes qui ont participé à la
chaîne. Les jeux d'alcool sont pratiqués très souvent lors
des fêtes entre amis. Pour eux, bien tenir l'alcool représente une
certaine fierté, plus on boit plus on est un héros aux yeux de
nos camarades. Ce défi prend forme autour d'un usage collectif qu'ils
ont choisi de valoriser. Une certaine pression s`exerce ainsi sur les
nominés dans la vie réelle qui les a motivé à
relever le défi. Plus encore, une pression numérique s'exerce,
montrés du doigt sur Facebook par l'intermédiaire du tag, tous
ceux présents sur le réseau savent qu'ils sont mis à
l'épreuve et qu'ils ont vingt-quatre heure, ils sauront aussi quand les
Neknominés l'auront relevé, s'ils le font, car, heureusement, ils
ne sont pas dépossédés de leur libre-arbitre.
CHAPITRE 3 : UN JEU D'ALCOOL EN CLAIR OBSCUR
Cette chaîne, pourtant virtuelle, est un
véritable jeu d'alcool en clair obscur40 (accessible qu'aux
seuls amis pour ceux qui ont modifié leurs paramètres de
confidentialité sur Facebook), ces vidéos sont une manière
de s'amuser en soirée pour la majorité d'entre elles. De se
désinhiber grâce à l'alcool. On s'amuse en la faisant, on
boit sur les réseaux sociaux mais il ne faut pas oublier que d'abord, on
a bu chez soi avec un ou des amis. Les enquêtés ont confié
qu'ils étaient assez adeptes des jeux d'alcool en tout genre lors des
soirées festives, à l'exception de Lucas alias Norby Zuman, qui
n'a d'ailleurs pas bu une goutte d'alcool dans sa vidéo.
40 Pour une typologie des modes d'expression sur
les réseaux sociaux, voir Dominique Cardon, « le design de la
visibilité », Réseaux, n°152, 2008
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Selon Olivier Glassey, « ces tendances [de défi]
ne se forment qu'autour des usages collectifs que l'ont choisi de valoriser
», ici, l'alcool est assez significatif dans la mesure où se sont
essentiellement des jeunes hommes, étudiants, assez adeptes de
soirées alcoolisées entre amis, qui, comme déjà
mentionné plus haut, pratiquent régulièrement des jeux
d'alcool. Pour eux, boire en grande quantité et bien tenir l'alcool est
quelque chose d'important dans leur groupe et participe d'une certaine
fierté. Ces vidéos sont des manières d'exposer à
leur réseau de connaissances, ce qui, pour eux, est une sorte de
talent.
A/ La culture de la fête et des fêtards
La fête : rituel de jeunesse et
échappatoire
Ces individus considèrent la fête comme un rituel
de leur jeunesse. Monique Dagnaud, chercheuse à l'EHESS, dresse dans son
ouvrage, La teuf - essai sur le désordre des
générations, trois schémas de fêtards. Le
premier concerne les moins fêtards, ceux qui préfèrent les
sorties cinéma ou les rencontres « cosy » entre petits groupes
d'amis, ils se défoulent quelques samedis soirs mais de manière
exceptionnelle. Le second profil comprend les jeunes qui sortent tous les
weekends, Monique Dagnaud parle de « rituels festifs de fin de semaine
». Ils savent néanmoins contrôler leur consommation d'alcool
ou de cannabis et restent plutôt raisonnables, « ils cadrent avec le
scénario de sociabilité juvénile gentille telle que la
conçoivent les adultes ». Le dernier schéma est celui de
ceux communément appelé « teuffeurs », des
soirées toujours dans l'excès où se mêlent avalanche
de décibels, renfort de l'alcool et de psychotropes, et ce, plusieurs
fois par semaine. Cette dernière catégorie inclue ces jeunes en
recherche d'adrénaline pour tenter de bousculer leurs limites, de se
mettre l'épreuve. Ce dernier profil est cependant assez minoritaire chez
les jeunes, ils ne représentent que 10 à 15% des 18-24
ans41.
Les enquêtés, qui ont pratiqué la
Neknomination, ne font pas parti du troisième schéma, le plus
extrême. Ils correspondent davantage au deuxième, même s'ils
peuvent dépasser leurs limites par des challenges, comme celui du Grand
Schelem,
41 Chiffres tirés d'une étude du CREDOC,
Le Risque routier chez les jeunes, conduite en 1999
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une tradition de l'Ecole d'ingénieur des quatre
premiers Neknominés de notre chaîne qui consiste à
être ivre tous les soirs pendant une semaine, ils restent
néanmoins assez raisonnables et connaissent leurs limites. Ce profil
entre donc dans une logique hédoniste qui fait l'apologie de la
fête.
Cette hédonisme est consolidé par Internet qui a
favorisé l'arrivée de l'homme du « tout et tout de suite
», habitué à accéder à tout, de manière
rapide et simple.
« Un individu dominé par le besoin de
satisfactions immédiates, un individu intolérant à la
frustration, un individu qui exige tout et tout de suite, dans un contexte
où la satisfaction de ce besoin est rendue possible non seulement par
l'hyperchoix permanent de la société de consommation, mais aussi
par la quasi-instantanéité avec laquelle ce besoin peut
être satisfait. »42
Ceci favorise la recherche du plaisir instantané,
surtout chez ces jeunes, Digital Natives, habitués, depuis leur
enfance, à cette manière de vivre. Un plaisir auquel la
fête peut répondre.
Néanmoins, c'est aussi à cause d'un
mal-être développé par notre société auquel
ces jeunes tentent d'échapper par ces fêtes alcoolisées.
William Lowenstein, médecin spécialiste des addictions, remarque
qu'« Aux jeunes, on ne parle pas d'existence mais de réussite
». C'est bien dans ce contexte que la fête trouve son
efficacité. Monique Dagnaud affirme qu'« Elle permet de
décompresser face à ces pressions, et donc de pouvoir les
assumer. Elle permet de s'en évader, et donc de les ignorer, de les
oublier »43. Effectivement, les enquêtés, Louis,
Damien, Antoine et Maxime, sont en Ecole d'ingénieur, des études
compliquées et longues où la pression est omniprésente.
Louis, par exemple, a des difficultés de compréhension, il n'est
pas rare qu'il obtienne de mauvaises notes lors des interrogations mais confie
ne pas avoir le droit au redoublement à cause de la quantité
d'argent qu'il a investi pour
42 Nicole Aubert, « L'individu
hypermoderne : un individu « dans l'excès » »,
in Joyce Aïn (dir.), Dépendances, paradoxes de notre
société, Paris, Érès, 2005
43 Monique Dagnaud, La teuf - essai sur le
désordre des générations, Éditions du Seuil,
2008, p. 23
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pouvoir étudier dans cette école. Alors, pour
lui, les soirées avec ses amis sont une sorte de libération
où il peut se défouler et l'alcool augmente ce sentiment.
D'abord, les virées nocturnes s'inscrivent dans un
rituel d'âge, celui du passage de l'adolescence au statut d'adulte,
période de transition qui configure ce que les spécialistes de la
jeunesse nomment la post-adolescence - caractérisée par
l'allongement des études et la désynchronisation entre le moment
de départ du foyer familial, l'installation dans l'indépendance
économique grâce à un métier et la formation d'un
nouveau couple. »44
Avec qui, où et quand fait-on les plus grosses
fêtes ?
Ce petit groupe de potes sort toujours ensembles
lorsqu'ils sont dans la ville où ils font leurs études. Ils ont
confié sortir en moyenne trois ou quatre fois par semaine. A l'occasion,
certaines nouvelles personnes sont accueillies avec plaisir, ils n'excluent
personne et sont plutôt sociables. Ils disent tous compartimentés
leurs groupes d'amis, celui de leur ville d'origine, là où ils
retrouvent leurs amis d'enfance et le groupe des camarades de leur promotion.
Ils sont un peu caméléons, s'adaptant à chacun de ces deux
groupes. Cependant, Lucas confie trouver que Maxime a changé depuis son
arrivée dans l'Ecole d'ingénieur. Tous deux sont amis depuis le
lycée et Lucas n'est pas adepte des grosses soirées où
l'alcool coule à flot, c'est aujourd'hui le contraire pour Maxime.
L'explication ressortie de l'enquête est double, il y a évidemment
un effet de groupe et de « promo » mais aussi l'effet d'une ville
inconnue, territoire vierge où Maxime confie ne pas avoir peur de
croiser ses parents ou un de leurs amis. Il se sent libre de toute critique qui
aurait pu lui être faite.
Non seulement ces jeunes compartimentent les groupes d'amis et
les villes où se produisent ces soirées, mais ils savent aussi
quand est-ce qu'il faut être sérieux. Ils « passent sans
difficulté d'un état à l'autre, de l'état
débridé à l'état concentré, de
l'ébriété à l'esprit clair »45. Ils
n'oublient pas qu'ils sont aussi là pour étudier, que c'est ici
que se joue leur avenir professionnel.
44 Monique Dagnaud, La teuf - essai sur le
désordre des générations, Éditions du Seuil,
2008, p. 78
45 Ibid., p. 105
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Souvenirs de fêtes comme péripéties
héroïques
Lorsque chacun des enquêtés de cette école
parlent de leurs souvenirs de fête, c'est comme s'ils racontaient des
« faits d'arme », leurs soirées sont faites de
péripéties héroïques comme lorsque Damien raconte
celles de Maxime qui se tient juste à côté de lui, le
visage épris d'une expression pleine de fierté d'avoir
saccagé son appartement qu'il appelle « terre d'accueil des
soirées ». Maxime décrit d'ailleurs son logement comme un
« no man's land » le jour de l'entretien, car il n'a pas eu le temps
de nettoyer, une semaine après une grande fête organisée
chez lui.
Damien (en s'adressant à Maxime) : Ah et c'est
cette semaine où tu as saccagé ton appart' !
Maxime : Ah oui c'est cette soirée là, la
plus folle que j'ai vécu !
- Donc racontez moi, Damien était là ?
Maxime : Oui il était là et il s'en souvient
d'ailleurs certainement mieux que moi (rires) Damien : En fait on était
en soirée, donc dans l'appart' de Maxime, vers minuit, il nous dit
« faudrait peut-être partir les gars » donc nous on commence
à s'habiller, on met nos manteaux, et là, on voit Maxime qui
arrive avec une bouteille de bière, il l'éclate au plafond, comme
si il avait remporté un grand prix tu vois, comme au podium ; et
après il commence à jeter des verres droite gauche sur les murs
(rires), c'était n'importe quoi (rires). Après on va dans la
cuisine, on voit un sac de café, il l'appelle Monsieur Café et il
lui parle, il fait une conversation après il le balance un grand coup
donc ça salit tout son appart'. Et donc pareil avec Monsieur
Bière, donc rebelote, conversation avec la bière, et puis
Monsieur Poubelle (Rires) avec le sac de poubelle. Après il a pris le
sac et il tapait dedans comme dans un punching ball avec l'autre main et le sac
s'est déchiré. C'est Louis qui a donné l'idée de
faire ça à Maxime donc Maxime ça a percuté.
Après d'ailleurs vous vous êtes chamaillés il me
semble.
Maxime : Ouais on s'est tombé dessus.
Damien : Et après y a eu la mayonnaise sur les murs
et il s'est douché habillé, ça c'était marrant
aussi, il s'est douché habillé le mec (rires).
Maxime : Il m'a fallu plus d'une semaine pour tout
nettoyé le saccage de cette soirée, y a encore des traces
d'ailleurs. J'ai totalement pété un câble.
On voit bien ici l'importance de la désinhibition que
provoque l'alcool, ces enquêtés ont tous confiés être
adeptes des jeux de boissons. Louis dit passer en moyenne 30% de la
soirée à pratiquer ce genre de jeux avec les autres personnes
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présentes. Ceci pour deux raisons, se motiver, se
lancer et pour faire participer tout le monde. Selon lui, l'alcool est un
« lien social », et favorise donc un être ensemble. La
Neknomination, d'une certaine manière, en est un.
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