PARTIE 2 : HYPOTHESES
J'ai ainsi eu l'opportunité de rencontrer trois
adolescents présentés dans le tableau ci-dessous, que j'ai
interrogé pendant près d'une demi-heure chacun :
La construction des hypothèses
A partir de la problématique exposée ci-dessus,
et en mêlant le cadre théorique aux entretiens exploratoires que
j'ai effectué, émanent mes hypothèses.
Pour la réalisation de mes entretiens exploratoires,
j'ai souhaité m'entretenir avec les individus de ma population cible qui
sont les adolescents. Je me suis entretenue avec des jeunes que j'ai
recruté en tenant compte de leur :
? Sexe ? Âge
? Situation professionnelle
? Cadre de vie
La période de l'adolescence comprenant des individus
d'une fourchette d'âge assez espacée, je me suis plutôt
concentrée sur des jeunes se situant dans la fourchette haute, pour
constater l'évolution de la perception du lait et des produits laitiers
à un stade avancé de l'adolescence.
J'ai élaboré mon guide d'entretien exploratoire
autour de thèmes larges de l'alimentation tels que les normes,
représentations et cadre alimentaire ainsi que sur les comportements
alimentaires. Puis j'ai voulu aborder la thématique de la perception
physique. En effet, lors de la réalisation de mon cadrage
théorique, cette notion m'a semblée pertinente à analyser
car elle préoccupe les adolescents et pour tenter d'identifier si elle
influence leur consommation de lait et de produits laitiers. Enfin, j'ai
concentré la suite de mes questions sur le coeur du sujet : le lait et
les produits laitiers, en interrogeant les jeunes sur leur consommation et
perception vis-à-vis de ces aliments.
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Enquêté
|
Sexe
|
Age
|
Situation professionnelle
|
Cadre de vie
|
Entretien exploratoire
|
KM
|
Masculin
|
18 ans
|
Etudiant en psychologie
|
Habite seul, à Toulouse
|
n°1
|
LG
|
Féminin
|
21 ans
|
Etudiante en L3 Biologie
|
Habite chez ses parents, à Muret
|
n°2
|
CH
|
Féminin
|
23 ans
|
Comptable
|
Habite seule, à Toulouse
|
n°3
|
Les retranscriptions de ces trois entretiens exploratoires sont
présentées en
Annexe B, C et D.
« Avec les amis ça va être kebabs ou
pizzas » (CH, entretien exploratoire n°3).
Hypothèse n°1 : L'influence des pairs et
de la famille redistribue l'évolution des goûts pour le lait et
les produits laitiers
? Une qualité alimentaire
différente
Nous pouvons faire l'hypothèse que la qualité
que l'on associe à un repas ou à la prise alimentaire d'une
substance en particulier peut faire varier notre appréciation pour ces
derniers. L'environnement social est notamment un paramètre qui peut
influencer cette qualité. La commensalité, les personnes avec
lesquelles on partage le repas, qu'elles soient de l'ordre du cercle familial
ou amical peuvent impacter sur la qualité du repas.
Tout d'abord elles déterminent la convivialité du
repas :
« ça met une bonne ambiance donc ça
influence [la qualité] » (KM, entretien exploratoire
n°1).
Par ailleurs elles influencent la qualité des produits
:
« [Avec ma famille] Souvent ce sont des repas que
l'on a rarement l'occasion de manger, comme du foie gras, voilà des
aliments qui coûtent chers, qui sont onéreux » (CH,
entretien exploratoire n°3).
Et si la famille influence positivement la qualité, les
groupes de pairs, eux, l'influence plutôt négativement, surtout
sur le plan nutritionnel. Lorsque l'on évoque aux jeunes un repas entre
amis, il en ressort en premier une consommation accrue de malbouffe et de
fast-food :
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Bien qu'ils aient conscience qu'il s'agisse d'aliments de
moins bonne qualité, on a l'impression qu'ils doivent le faire pour
entretenir leur vie sociale :
« du moins sacrifier la qualité des aliments
parce que je veux garder un bon équilibre social » (CH,
entretien exploratoire n°3).
Manger ensemble est un acte qui permet de montrer son
appartenance à un groupe, et nous pouvons faire l'hypothèse que
ces prises alimentaires collectives participent à la solidification de
la cohésion de ce groupe (Simmel, 1910; Durkheim, 1912; De Garine, 1976;
Appadurai, 1981). Manger ensemble est en cela un temps de socialisation aux
valeurs et aux normes qui sont partagées par le groupe (Mauss, 1950;
Mars, 1997; Ochs et Shohet, 2006). Cela est valable au sein d'une culture,
d'une société, d'une famille
? Des choix alimentaires différents
Nos choix alimentaires peuvent être guidés par
des influences extérieures. De ce fait, l'entourage social des jeunes en
fait partie et peut nous amener à repenser nos choix alimentaires en
fonction des personnes qui nous entourent lors de la prise alimentaire. Les
groupes de pairs ont une grande influence sur les adolescents, qui, rappelons
le, jouent un rôle déterminant dans la construction identitaire et
sociale de ces derniers.
Par exemple KM (entretien exploratoire n°1) nous dit
manger des plats particuliers en présence de ses amis étrangers
:
« j'aime bien découvrir de nouveaux plats et
donc quand mes amis étrangers me font leurs plats, après chez moi
j'essaye de les refaire. Je les cuisine. ».
L'identité culturelle des amis des adolescents,
lorsqu'elle est différente de la leur, les amène à la
découverte de nouvelles saveurs. De la même manière, LG
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(entretien exploratoire n°2) le week-end lorsqu'elle
retrouve ses amis de Muret pourra :
« se faire des kebabs tout le week-end » mais avec
ses copines de la fac, ce sera « un truc comme ça dans la semaine
mais pas plus ». CH quant à elle nous dit « qu'avec
les amis c'est kebabs ou pizzas ».
Le mangeur ne consomme donc pas les mêmes aliments et cela
dépend de
la situation.
En effet, en fonction du contexte, les adolescents s'adaptent
aux personnes qui les entourent pour partager le repas :
« Ca dépend avec qui je traîne. Quand je
suis avec des africains, je mange
sénégalais. Après là par
exemple cette année c'est un peu bizarre. J'ai du me faire des nouveaux
potes donc j'essaye de manger un peu comme eux » (KM, entretien
exploratoire n°1),
quitte à modifier leurs habitudes alimentaires les plus
courantes :
« Quand je mange avec un ami, il va pas
forcément suivre mes habitudes alimentaires donc je vais essayer de
m'adapter à lui, il y aura une différence » (CH,
entretien exploratoire n°3).
Il s'agit également de faire preuve de complaisance
lorsque l'on est entouré d'autres personnes et de tenir compte de leur
plaisir alimentaire :
« Selon que je sois avec mon copain ou pas, ça
peut y jouer. Je veux lui faire plaisir donc je lui achète une glace
pour le dessert par exemple. Du coup je mange une glace » (CH,
entretien exploratoire n°3).
Ainsi, ces constatations nous orientent vers le «
triangle du manger » exposé par Jean-Pierre CORBEAU.
Indépendamment de l'âge, du sexe, de la catégorie
socioprofessionnelle et de la nationalité, le
sociologue rapporte que tous mangeurs s'inscrit dans ce triangle et que
l'alimentation dépend de trois facteurs : du mangeur, de l'aliment et
d'une situation particulière, à appréhender de
façon plurielle. L'aliment en présence de pairs proviendra
généralement des enseignes de restauration rapide, sans pour
autant que l'adolescent déprécie la cuisine traditionnelle
familiale ou équilibrée à la maison. Mais ainsi, « La
situation, nouvelle ou insatisfaisante, focalise l'attention du mangeur sur
l'aliment : celui-ci peut alors fournir un moyen de se rassurer, soit parce
qu'il exprime - de façon plus ou moins mythifiée - une
identité que l'on souhaite fortifier, soit parce qu'à travers sa
consommation on cherche une inclusion dans un groupe de référence
que l'on souhaite intégrer. Mais, dans ce contexte de méfiance
engendré par la situation insécurisante, l'aliment risque aussi
d'entraîner la méfiance, de se transformer en crainte... »
(CORBEAU J-P, 2007).
Pouvons-nous alors supposer que la consommation de lait en
présence de pairs entraîne une méfiance de la part des
adolescents qui pourraient se sentir rejetés du groupe s'ils en
consomment ? Comme nous avons pu le voir en cadrage théorique, la
consommation de lait revêt une ambiguïté entre la
sphère privée et de la sphère publique. Boire du lait
« en public » chez les jeunes entraîne un sentiment de honte
car c'est une boisson connotée enfantine. Ce serait « trop la loose
» d'en boire devant les copains. Le lait porte aussi le statut de boisson
domestique qui ne se partage pas avec les pairs et qui se boit en
intimité, en privé :
« Je ne vais pas emmener mon lait [...] le
lait se boit plus à la maison. Dans
ma tête c'est comme ça. Le lait c'est quelque
chose que tu bois chez toi. Même dans les pubs ils le montrent. Genre la
pub Nutella t'as ton petit goûter avec ton verre de lait à la
maison. Toutes les pubs qui parlent de lait c'est toujours à la
maison
» nous dit KM (entretien exploratoire n°1)
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ou encore :
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« je pense que moi si je me ramène avec une
bouteille de lait au travail, je
pense qu'on me regarderait bizarrement [...] Une bouteille
d'eau c'est courant, mais le lait ça peut être vu d'une
manière assez étrange. Le lait ça se partage beaucoup
moins souvent que l'eau par exemple. Si on va à un pique-nique on va
pouvoir ramener de l'eau pour faire boire tout le monde mais on ne va pas
ramener une bouteille de lait pour en offrir à tout le monde »
(CH, entretien exploratoire n°3).
De ce fait, la crainte de ne pas être
intégré à un groupe social désorienterait le choix
alimentaire des adolescents pour le lait.
? L'imitation
Au travers des entretiens, on remarque que la consommation de
fromage a été motivée par un effet d'imitation. Les jeunes
commenceraient à manger du fromage pour « faire comme » :
« Mon père surtout aimait bien le fromage
[...] Je voyais tout le temps mon père en manger » (KM,
entretien exploratoire n°1).
Mais il s'agit également d'une recherche d'imitation des
plus grands :
« Et puis au repas de famille tu vois toujours les
grands manger du fromage et boire du vin » (KM, entretien
exploratoire n°1)
LG (entretien exploratoire n°2) a augmenté sa
consommation de fromage entre autre car :
« Quand on va au restaurant avec des amis de mes parents,
des français, ils prennent souvent du vin et du fromage. C'est
très français, ça fait classe je trouve. Puis à 21
ans j'suis censée être plus ou moins adulte et manger comme eux
».
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L'imitation permet l'insertion au sein d'un groupe
donné. Pour favoriser cette insertion, les jeunes doivent se calquer sur
les normes du groupe, sur leurs pratiques alimentaires et sur leurs coutumes
pour ne pas désorganiser l'harmonie alimentaire du groupe :
« J'ai du me faire de nouveaux potes donc j'essaye de
manger comme eux » (KM, entretien exploratoire n°1).
De la même façon, les choix alimentaires
étudiés ci-dessus peuvent-être guidés par un effet
d'imitation :
« c'est sûr que quand ils [les amis] me disent
« on va manger kebab », bah on va manger kebab, faut bien faire des
concessions » (LG, entretien exploratoire n°2).
Ainsi pour créer ou maintenir le lien social, LG
emploie le mot de « concessions » et se résigne à
manger comme ces amis. CH (entretien exploratoire n°3) également et
utilise les termes :
« sacrifier la qualité des aliments parce que
je veux garder quand même un bon équilibre social ».
Quant à KM (entretien exploratoire n°1), il
souligne ne pas être « influençable » mais «
ça nous permet de manger ensemble ».
Il s'agit également de s'adapter aux manières de
table des personnes qui nous entourent :
« Bah en fait avant je m'en foutais. Genre de manger
avec les doigts et tout. Mes copains aussi le faisaient chez moi. Ici je fais
plus attention. On dirait que c'est sale pour les gens. » (KM,
entretien exploratoire n°1).
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Ou encore il est question de faire attention à
l'importance qu'accorde le groupe aux valeurs santé :
« Quand on va s'acheter à manger le midi, si
elles [les copines] me voient racheter un truc gras, elles vont me dire «
ouais t'abuses » (rires) [...] j'ai pas de problèmes de poids donc
voilà, mais j'évite. » (LG, entretien exploratoire
n°2).
De la sorte, il paraît évident pour les jeunes
d'imiter leurs semblables. Cela limite la déviance et évite de
nuire à leur réputation. Le degré de popularité est
un élément important pour eux dans leur système social
(Cf, Partie1, Chapitre 1 : Domaine de l'adolescence, 2.3) Influence du groupe
de pairs).
Outre ce rôle socialisateur, l'imitation intervient
aussi dans les mécanismes de formation et d'acquisition du goût.
Claude FISCHLER (2001, p.101) évoque dans L'Homnivore que cet
apprentissage par observation ou imitation, « semble jouer un rôle
tout à fait décisif dans la formation et l'évolution des
goûts alimentaires chez l'enfant ». Peut-on supposer que ceci
s'applique aussi encore chez les adolescents ? Il poursuit en mettant en avant
le fait que cela est d'autant plus efficace lorsque l'imitation est
intra-générationnelle qu'intergénérationnelle.
Comme l'ont conclu FORTIN B. ET YAZBECK M. (2011) « un jeune augmente sa
consommation de tels aliments lorsque ses amis augmentent leur propre
consommation moyenne ». Par effet d'imitation des pairs, nous pouvons
supposer que la diminution de la consommation de lait chez les adolescents, et
l'augmentation de la consommation de fromage résultent d'une influence
sociale générale, qui les conduit à revoir leurs
préférences gustatives.
D'autre part, les expériences menées chez les
animaux montrent que l'apprentissage par imitation à de bons
résultats. C'est ainsi que l'on a pu observer une femelle macaque
tremper sa patate douce dans un ruisseau pour la laver avant de la consommer,
et elle fut très vite copiées par des jeunes qui eux même
ont été
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imités par des membres de leur famille plus
âgés. La technique a ensuite été transmise de
génération en génération et a fini par se
généraliser. Force est de constater que l'imitation joue un
rôle dans les modifications culturelles liées à
l'alimentation et dans les pratiques alimentaires, Claude FISCHLER rattache une
transmission similaire possible chez l'Homme. De telle sorte, la socialisation
des plus jeunes « a des effets en retour sur les pratiques alimentaires de
sa famille ». Ceci peut nous conduire à envisager une piste de
réflexion autour de l'influence de ses effets retours sur la fratrie
plus jeune. La diminution de la consommation de lait chez les
aînés pourrait-elle impacter de la sorte celle des cadets ?
? Le partage familial
La famille est une instance de socialisation primaire. De ce
fait, elle exerce des effets sur les individus qui permettent de la
catégoriser comme fait social (BELORGEY Nicolas, 2012, p.558). La
famille peut être vue comme le lieu des apprentissages alimentaires des
plus jeunes. Les parents sont « pourvoyeurs de nourriture » (MARQUIS
Marie, 2012, p.568) et permettent aux jeunes de s'adonner à
l'expérimentation des aliments, par l'observation et les essais. Ils
influencent l'alimentation de toute la famille et lui soumet leurs goûts
et dégoûts, ce qui contribue à constituer l'alimentation
générale du foyer.
Lorsque l'on pose la question aux adolescents quant à
leur préférence pour manger avec leurs parents ou avec leurs
amis, ils sont tous unanimes sur le sujet et répondent la famille.
Contrairement à ce que l'on pourrait penser, bien qu'ils aient soif
d'indépendance et d'autonomie et qu'ils aiment se restaurer hors du
foyer, ils apprécient d'avantage l'idée sécurisante du
repas en famille, et le partage familial qui s'y rapporte :
« Je mange avec eux depuis que je suis tout petit,
donc papa maman
ensemble, c'est convivial, c'est le partage en famille. Ca
permet de se retrouver. J'apprécies plus ces moments » (KM,
entretien exploratoire n°1).
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C'est également l'occasion de retrouver les dimensions
familiales et familières du repas comme notamment son identité
culturelle et son mode de préhension :
« on peut manger indien et avec les doigts, sans
qu'on te regarde comme ça là... et qu'on te dise « oh tu
manges avec les doigts » » (LG, entretien exploratoire
n°2).
Les repas en famille sont aussi un retour aux sources qui
permettent de manger des produits plus onéreux, dont les jeunes n'ont
pas les moyens de se les acheter lorsqu'ils ont quitté le domicile
familial :
« Souvent ce sont des repas que l'on a rarement
l'occasion de manger, comme du foie gras, voilà des aliments qui
coûtent chers » (CH, entretien exploratoire n°3).
Par ailleurs, comme nous l'avons abordé ci-dessus, la
consommation de fromage chez les adolescents a été induite par un
effet d'imitation. Et ce sont souvent les parents qui sont à l'origine
de cette socialisation alimentaire :
« J'ai suivi mes parents pour le fromage en fait
» (KM, entretien exploratoire n°1),
« Dès petite j'en ai consommé parce que
mes parents en consommaient donc forcément ça m'a amenée
à en manger et que forcément ça découle vraiment de
ses parents. Si nos parents en consomment pas on va pas en consommer. Mais si
nos parents en consomment, on va en consommer à moins qu'ils ne veulent
pas nous en donner » (CH, entretien exploratoire n°3).
Ainsi le partage familial qui s'instaure autour du fromage
semble avoir considérablement influencé l'attrait des jeunes pour
les fromages.
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Sommes-nous génétiquement programmés pour
se conformer aux préférences gustatives retrouvées dans le
lait maternel ? C'est ce qu'avance GALEF (1988) suite à des
expériences menées sur des rats. Toutefois la transmission
intergénérationnelle qui s'effectue confronte les choix
alimentaires des jeunes avec celle des adultes. Claude FISCHLER (2001, p.98)
expose néanmoins une théorie de « l'effet pochoir » qui
peut se définir comme une présélection d'aliments
déterminés et appropriés à des individus d'une
certaine catégorie d'âge (enfants, adolescents, personnes
âgées), qui délimiterait leur répertoire
alimentaire. Ainsi la transmission gustative en dépend, mais elle semble
dans notre cas être bénéfique pour l'appréciation
des fromages.
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