Chapitre I
La descente aux Enfers - sources
I.1. Par l'acte révolutionnaire
Il ne s'agit pas, dans cette partie de la recherche, de
revenir sur les considérations qui ont permis à Jean-Paul Sartre
de relever le caractère révolutionnaire de la poésie
noire. Cela est perceptible tout au début du texte de sa préface
où le philosophe français a pris le soin d'indiquer au lecteur
européen ce qu'il est en droit d'attendre de cette poésie.
« Qu'est-ce que donc vous espériez, quand vous
ôtiez le bâillon qui fermait ces bouches noires ? Qu'elles allaient
entonner vos louanges ? Ces têtes que nos pères avaient
courbées jusqu'à terre par la force, pensiez-vous, quand elles se
relèveraient, lire l'adoration dans leurs yeux ? Voici des hommes debout
qui nous regardent et je vous souhaite de ressentir comme moi le saisissement
d'être vu. Car le blanc a joui trois mille ans du privilège de
voir sans qu'on ne le voie (...) (Il) éclairait la création comme
une torche, dévoilait l'essence secrète et blanche des
êtres. Aujourd'hui ces hommes noirs nous regardent et notre regard rentre
dans nos yeux ; des torches noires, à leur tour, éclairent le
monde... »3.
En effet, pour pouvoir manifester leur présence dans le
monde, les poètes noirs ont d'abord volé « les armes
miraculeuses »4 au Blanc, des armes miraculeuses dont ils
se sont servi pour dénoncer et critiquer l'Europe et sa vision du
monde.
1 L'expression est de Lilyan Kesteloot,
Négritude et situation coloniale, op.cit., p.11
2 Kesteloot (Lilyan), Négritude et situation
coloniale, op.cit., p.48
3 Sartre (J.P.), « Orphée noir »,
p.IX, in Anthologie de L.S Senghor, op.cit.
4 Titre d'un recueil de poèmes de Aimé
Césaire.
A travers cette expression, on peut comprendre tous les moyens,
linguistiques en particulier, que l'éducation occidentale a su mettre
à la disposition des gens qui ont choisi d'être « la
bouche des malheurs qui n'ont point de bouche » (Cahier d'un
retour au pays natal, 1939)
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En fait les poètes de l'Anthologie luttent,
comme l'a montré Jean-Pierre Makouta Mboukou, pour « la
libération totale de l'homme noir dans son milieu d'origine, ou
"exilé", libération du corps, de l'âme, de la conscience et
de son intelligence »1.
Leur poésie est une poésie de combat ; elle
développe un discours qui se veut une condamnation de la colonisation,
de la politique de l'administration coloniale, donc une volonté, comme
dit Jean-Paul Sartre, de « briser les murailles de la culture- prison
»2.
Pour ce faire, les auteurs, comme Orphée allant
réclamer Eurydice à
Pluton3, opèrent une descente aux Sources, mais
aussi une descente en eux-
mêmes, en exprimant, « en chantant,
écrit Sartre, (leurs) colères, (leurs) regrets
ou (leurs) détestations, en exhibant (leurs) plaies
»4. Autant de misères de
l'histoire que nos poètes noirs ne pardonnent pas à
ceux qui ont favorisé une
telle situation. Jacques Roumain, d'ailleurs, s'en fait
l'écho dans son recueil,
Bois d'ébène :
« Nous ne leur pardonnerons pas, car ils savent ce
qu'ils font
Ils ont lynché John qui organisait le syndicat
Ils l'ont chassé comme un loup hagard avec des chiens
à travers bois
Ils l'ont pendu en riant au tronc du vieux sycomore
Non, frères, camarades
Nous ne prierons plus
Notre révolte s'élève comme le cri de
l'oiseau de tempête, au dessus du
clapotement pourri des marécages
Nous ne chanterons plus les tristes spirituals
désespérés
Un autre chant jaillit de nos gorges
Nous déployons nos rouges drapeaux
Tachés du sang de nos justes
1 Mboukou (J-P. Makouta), Les Grands traits de la
poésie négro-africaine, op. cit. , p.55
2 Sartre (J.P.), « Orphée noir », in
Anthologie de L.S Senghor, op. cit. , p.XVII
3 Il s'agit du même dieu, appelé Pluton
par les Latins et Hadès par les Grecs
4 Sartre (J.P.), « Orphée noir », in
Anthologie de L.S Senghor, op. cit. , p.XVII
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Sous ce signe nous marchons Debout les damnés de la
terre Debout les forçats de la faim. »1
Cet appel à la révolte est très
présent dans Coups de pilon2 de David Diop. L'auteur,
dans un poème intitulé « Défi à la force
», interpelle un frère de race, à qui il demande de refuser
la situation qui lui est imposée.
«Toi qui meurs un jour comme ça sans savoir
pourquoi
Toi qui luttes qui veilles pour le repos de
l'autre
Relève-toi et crie : Non ! »3.
En fait la révolte, dans les oeuvres de nos poètes,
est perçue comme un
passage obligé pour les Noirs qui posent le
problème de la colonisation.
Décisive pour leur avenir, cette révolte scelle le
rejet de l'Occident et de ses
valeurs. Elle va se manifester, promet Léon-Gontran Damas,
le jour où :
« Alors je vous mettrai les pieds dans le plat
ou bien tout simplement la main au collet
de tout ce qui m'emmerde
en gros caractères
colonisation
civilisation
assimilation et la suite
En attendant vous m'entendrez souvent
claquer la porte »4.
Il s'agit d'une remise en cause systématique de l'ordre
colonial, et pour parler comme Sartre, d'une entreprise de dénonciation
de tout ce qui concourt à ternir l'image de l'Afrique, à
compromettre la dignité des Nègres, donc d'une entreprise de
démolition de tout ce qui fait obstacle à leur liberté.
1 Roumain (Jacques), Bois
d'ébène, 1945, « Nouveau sermon nègre », in
Anthologie de L. S. Senghor, op. cit, p.120
2 Diop (David), Coups de pilon, Paris,
Présence Africaine, 1956
3 Diop (David), Coups de pilon, 1956, «
Défi à la force », poème cité par J.P Makouta
Mboukou, Les Grands traits de traits de la poésie
négro-africaine, op. cit. p.33
4 Damas (L.-G), Pigments, 1937, « Pour
sûr », poème cité in Anthologie de L.S.
Senghor, op.cit, p-12
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« ... cette démolition en esprit,
écrit Jean-Paul Sartre, symbolise la grande prise d'armes
future par quoi les noirs détruiront leurs chaînes
»1.
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