I.2. Par l'affirmation des valeurs de civilisation
négro-africaines
Il est important de souligner la part que les poètes
noirs de l'Anthologie ont réservée au thème de la
révolte. En effet, c'est un thème que la critique a l'habitude de
privilégier dans l'appréciation des oeuvres poétiques
négro-africaines. Ce que regrette Pius Ngandu Nkashama qui pense que
cela n'est qu'une façon de « rétréci(r) le
concept même d'une lecture poétique2 ».
« ...si, écrit-il, le thème de
la révolte et de la violence, dans la contestation des conditions
nouvelles créées en Afrique par la colonisation, a réussi
à donner quelques textes littéraires importants, il ne faudra pas
pour autant négliger les autres thèmes qui apparaissent dans la
même poésie et qui, eux aussi, ont inspiré de nombreux
ouvrages et méritent d'être commentés, tout comme la
révolte»3 .
Il est vrai que ce constat est loin d'avoir influencé
l'orientation que nous donnons, à ce niveau, à notre analyse.
Seulement il nous a semblé intéressant de voir le traitement que
les poètes noirs ont fait des thèmes de l'enracinement et de
l'ouverture, parce que, avons-nous considéré, ils s'inscrivent
comme le thème de la révolte, dans ce mouvement de la descente
aux Enfers-Sources, d'autant plus que celui-ci exige de la part des uns et des
autres un engagement, une responsabilité, mais aussi une attitude par
rapport à des valeurs à défendre ou à proposer aux
hommes, compte non tenu de leur appartenance raciale.
Remarquons qu'une des tendances de l'inspiration
poétique dont nos textes rendent compte, c'est cette fierté que
les auteurs trouvent dans la revendication de leur identité, de leur
histoire, de leurs traditions. Jamais le contexte politique qui a vu
l'émergence, à l'époque, d'une certaine population
fortement assimilée, n'a eu raison de la passion qu'ils ont de
s'identifier au passé de la race noire, aux valeurs de civilisation
négro-africaines originelles.
1 Sartre (J.P.), « Orphée noir »,
p.XVII, in Anthologie de L.S Senghor, op. cit.
2 Nkashama (Pius Ngandu), La Littérature
africaine écrite, op. cit., p.11
3 Nkashama (Pius Ngandu), La Littérature
africaine écrite, op. cit., p.12
33
Dans un poème de Pigments, Léon - Gontran
Damas se plaint d'avoir
perdu « ses poupées noires ». A travers
elles, il réclame ainsi sa personnalité
authentique dissipée par des valeurs
étrangères :
«Rendez-les moi mes poupées noires que je joue
avec elles
les jeux naïfs de mon instinct
rester à l'ombre de ses bois
recouvrer mon courage
mon audace
me sentir moi-même
nouveau moi-même de ce que hier j'étais
hier
sans complexité
hier
quand est venu l'heure du déracinement
»1.
C'est une situation présentée par le
poète guyanais comme « un désastre
»2 dans « Hoquet », poème où il
met en évidence le complexe entretenu par certains hommes de couleur,
à l'image de sa mère désireuse de le voir rompre avec
certains comportements. En effet elle avait l'habitude de lui dire :
« les mulâtres ne font pas ça
laissez donc ça aux nègres
»3.
Si Damas s'identifie, effectivement, à un monde, c'est
à celui des valeurs nègres, un monde malheureusement mis à
mort par les hommes de race blanche :
« ils ont cambriolé l'espace qui était le
mien
la coutume les jours la vie
la chanson le rythme l'effort
1 Damas (L.-G), Pigments, 1937, « Limbe
», poème cité in Anthologie de L.S. Senghor, op.cit,
p-9
2 Damas (L.-G), Pigments, 1937, « Hoquet
», in Anthologie de L.S. Senghor, op. cit., p.15
3 Damas (L.-G), Pigments, 1937, op. cit.,
« Hoquet » », in Anthologie p.17
34
le sentier l'eau la case
la terre enfumée grise
la sagesse les mots les palabres »1.
Guy Tirolien, de même, dans « Prière d'un
petit enfant nègre » dit qu'il ne veut plus aller à
l'école parce qu'il veut vivre comme son père et non imiter ces
« messieurs de la ville » :
« qui ne savent plus danser au clair de lune
qui ne savent plus marcher sur la chair de leurs pieds qui
ne savent plus conter les contes aux veillées
»2.
En fait les poètes, dans cette revendication de la
vision du monde négro-africaine, ont développé des
attitudes critiques vis-à-vis des valeurs de civilisation occidentales,
des préjugés entretenus à propos de l'Afrique et des
Nègres d'une manière générale .
C'est donc à ce titre que Senghor, dans «
Prière aux masques » récuse l'identité des Noirs
inventée par les Blancs en rapport avec l'idéologie qui
accompagne et motive la politique métropolitaine dans les colonies.
« Ils nous disent les hommes du coton du café de
l'huile
Ils nous disent les hommes de la mort
Nous sommes les hommes de la danse dont les pieds reprennent
vigueur en frappant le sol dur »3.
Cette affirmation des valeurs originelles par nos
poètes n'a pas été non plus un obstacle à leur
désir de rencontrer les autres races. Ce qu'Aimé Césaire
dans le Cahier d'un retour au pays natal, précise en prenant son
coeur à témoin.
« ...mon coeur, préservez- moi de toute
haine
ne faites point de moi cet homme de haine pour qui je n'ai
que haine car pour me cantonner en cette unique race
1 Damas (L.-G), Pigments, 1937, « Limbes
», in Anthologie de L.S. Senghor, op. cit., p.9
2 Tirolien (Guy), Balles d'or, 1943, «
Prière d'un petit enfant nègre », in Anthologie de L.
S. Senghor, op.cit, p.86
3 Senghor (L.S.), Chants d'Ombre, 1945, «
Prière aux masques », in La Poésie négro-africaine
d'expression française de Marc Rombaut, op.cit, p.166
35
vous savez pourtant mon amour tyrannique
vous savez que ce n'est point par haine des autres races que
je m'exige bêcheur de cette unique race»1.
C'est cette ouverture à l'autre, qui va permettre tous
les espoirs, en ce qu'elle est pour l'humanité, annonciatrice d'un jour,
le jour tant attendu, le jour qui mettra fin aux misères de l'histoire,
à tout ce qui n'est pas amour entre les hommes.
« un jour pour nos pieds fraternels
un jour pour nos mains sans rancunes
un jour sans nos souffles sans méfiance
un jour pour nos faces sans vergogne
»2.
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