Chapitre II
Les écueils d'une épreuve initiatique
II.1 La langue d'expression
Il n'est pas moins important, avant d'aborder cette question
de la langue d'expression, de relever la tendance qui consiste à signer
la naissance de la littérature négro-africaine avec des auteurs
qui ont fait de la revendication des Noirs, le thème principal de leurs
oeuvres3. Pourtant avant la fulgurante parution du seul
numéro de Légitime défense4 le
1er juin 1932, il a existé des textes poétiques et
surtout romanesques5, qui ont annoncé les débuts de
cette littérature.
1 Césaire (Aimé), Cahier d'un
retour au pays natal, 1939, in La Poésie négro-africaine
d'expression française de Marc Rombaut, op.cit., pp 301 - 302
2 Césaire (Aimé), Soleil Cou
coupé, op. cit., « Couteau, midi », in Anthologie
de L.S. Senghor, op. cit., p.78
3 Les poètes de la Négro - Renaissance
américaine, puis les poètes de la Négritude. Sur le plan
romanesque, René Maran avec Batouala (1921) est
considéré comme l'auteur « qui le premier, a
exprimé "l'âme noire" avec le style nègre, en
français » (L.S. Senghor, Liberté I,
Négritude et humanisme, Paris, Seuil, 1964, p.410)
4 Ses auteurs, une équipe de jeunes
intellectuels antillais, invitaient les Nègres à accorder dans
leurs oeuvres une importance particulière à l'histoire de la
race, aux idéologies qui permettent de libérer l'homme noir.
5 Nous pensons à des textes romanesques
comme Les Trois volontés de Malic (1920) de Mapaté Diagne,
Force-Bonté (1926) de Bakary Diallo, à l'oeuvre de Massyla
Diop, Le Réprouvé (1926)
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Nous pensons, en ce qui concerne la poésie, à
certains textes des « Poèmes perdus » de L.S.Senghor et de
Leurres et lueurs de Birago Diop où les réminiscences de
la poésie française du XIXe siècle sont
réelles. C'est une poésie en langue française comme celle
présentée par l'auteur de Chants d'ombre dans son
Anthologie. Mais il s'agit d'une part d'une poésie d'imitation
qui se plait à développer des thèmes universels comme par
exemple l'amour et la mort, et d'autre part d'une poésie de rupture
aussi bien dans l'écriture des textes que dans l'inspiration.
C'est ainsi que l'amour et la mort dans cette poésie de
rupture n'apparaissent plus seulement comme l'expression de la condition
humaine, mais comme des thèmes qui n'ont de sens et de valeur que par
rapport aux situations que l'histoire, dans la douleur, a imposées
à l'humanité nègre, à travers, nous l'avons
montré déjà, des réalités historiques que
sont l'esclavage et la colonisation.
Il convient de rappeler, pour ce qui est de la colonisation,
que c'est une période qui a vu l'implantation dans les colonies de
l'école étrangère et la formation des premiers
intellectuels qui vont constituer, dans les Antilles comme en Afrique
l'élite noire, à laquelle d'ailleurs, appartiennent les
poètes noirs de l'Anthologie.
En indiquant cela, nous ne cherchons pas à
évaluer la fascination exercée par les valeurs de civilisation
occidentales sur certains intellectuels négro-africains. Il nous a paru
seulement intéressant de constater que ces valeurs, dans la
période que nous avons considérée, ont été
dénoncées, condamnées par nos auteurs , à travers
non des langues locales, mais dans la langue du colonisateur, donc dans ce que
ces valeurs ont de non authentique, et par conséquent
d'aliénant.
Cette situation est à l'origine d'un malaise qui est
exprimé par le poète haïtien, Léon Laleau, dans son
poème, « Trahison ».
« ... sentez-vous cette souffrance Et ce
désespoir à nul autre égal
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D'apprivoiser avec des mots de France Ce coeur qui m'est venu
du Sénégal ? ».1
En fait rejeter l'Occident et ses valeurs, c'est aussi, pour les
poètes, vivre
ce malaise d'user d'une langue véhicule de ces
mêmes valeurs. Dans les familles qui ont fait de l'assimilation leur
cheval de bataille, la situation est souvent des plus tendues, comme le
montrent les injonctions de la mère de Damas, quand le fils se donne
dans la maison la liberté de parler une langue autre que le
français.
« Taisez-vous
Vous ai-je dit qu'il vous fallait parler
français
Le français de France
Le français du français
Le français français
»2.
C'est ce désir même de se révolter contre
la langue de l'oppresseur, qui a amené les poètes noirs à
poser le « problème de la recherche d'une authentique
expression nationale »3.
Il ne s'agit pas pour nous de revenir sur les débats
suscités par ce problème et les considérations qui ont
porté sur l'intérêt d'une poésie nationale qui
ferait corps avec les sentiments et préoccupations de tous les
frères de race, donc avec leur vision du monde4. Mais compte
tenu de la réaction des uns et des autres, nous avons jugé
important de relever le point de vue de David Diop. En effet, l'auteur de
Coups de pilon a reconnu les limites expressives d'une poésie
négro-africaine en langue étrangère, en ce que celle-ci
« rend plus
1 Laleau (Léon), Musique nègre,
1931, « Trahison », in Anthologie de L.S. Senghor, op. cit.,
p.108
2 Damas (L-G), Pigments, 1937, « Hoquet
», in Anthologie de L.S. Senghor, op., p.16
3 Wauthier (Claude), l'Afrique des Africains,
Paris, Seuil, Coll. « L'histoire immédiate », 1977, p27
4 On peut lire avec profit Mouralis (Bernard),
Littérature et développement, op. cit., pp 432 - 444, et
Wauthier, l'Afrique des Africains, op. cit, pp 27 - 29
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difficile le contact du poète avec son peuple
»1. Cependant, considère-t-il, pour éviter
les piéges d'une négritude superficielle, il urge de se servir de
la langue du colonisateur pour se faire comprendre et mieux combattre la
politique et la situation imposée aux Nègres dans les
colonies.
Le poète, écrit-il, « sait qu'en
écrivant dans une langue qui n'est pas celle de ses frères, il ne
peut véritablement traduire le chant profond de son pays. Mais en
affirmant la présence de l'Afrique avec toutes ses contradictions et sa
foi en l'avenir, en luttant par ses écrits pour la fin du régime
colonial, le créateur noir d'expression française contribue
à la renaissance de nos cultures nationales »2.
Obligés alors de recourir à la langue
française, de l'utiliser comme moyen d'expression, les poètes
noirs de l'Anthologie se trouvent ainsi limités dans leur projet
de remise en cause totale et systématique des valeurs de civilisation
occidentales, dans la mesure où l'obstacle linguistique qu'ils veulent
franchir, et qu'ils ne franchiront pas, est révélateur de la
difficulté qu'il y a pour ces « Orphées noirs »
à retrouver cette Afrique- Eurydice dans son visage le plus
authentique.
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