II.2. Le poids de l'assimilation
Comme nous l'avons vu avec la langue d'expression, il s'agit
de montrer que l'assimilation est encore un de ses phénomènes
sociaux qui permettent de rendre compte, aussi bien aux Antilles qu'en Afrique,
de l'influence des valeurs de civilisation occidentales.
Nous avons déjà parlé de certains parmi
les premiers intellectuels négro-africains qui ont été
fascinés par ces valeurs, et des parents préoccupés de
voir leurs enfants rompre avec des comportements qui rappellent des formes
d'éducation non occidentales. C'est ce qui motive les réactions
de la mère de Damas. Son désir, son rêve, c'est de voir son
fils adopter des « manières »qui
1 Mouralis (Bernard), Littérature et
développement, op. cit., p. 442
2 Mouralis (Bernard), Littérature et
développement, op. cit., p. 443
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répondent aux aspirations sociales des
Mulâtres1 , ce qui l'éloignerait le plus possible de
tout ce qui peut rappeler le Nègre.
En effet le Nègre, pour elle, c'est
l'anti-modèle. Par conséquent les valeurs qu'il incarne sont
à combattre, à détruire, parce que négatives pour
une communauté qui a fini de trouver dans la culture occidentale un
idéal de vie, donc une vision du monde à nulle autre pareille.
C'est d'ailleurs une situation que Léon Laleau a
évoquée dans son poème « Trahison » que nous
avons déjà cité. Il a évoqué le fait
d'être assimilé comme une expérience
particulièrement vécue par l'intellectuel nègre. Parce
qu'il est formé par le Blanc dont il a souvent adopté la
façon de vivre, de s'habiller, donc les valeurs sociales, il vit parfois
l'assimilation comme un drame auquel il est souvent difficile
d'échapper. C'est cette impuissance vis-à-vis de ces valeurs
étrangères que le poète haïtien avoue. Il
reconnaît que sa personnalité profonde, exhibée par la
métonymie, se trouve atteinte par ces valeurs imposées par
l'histoire. Il s'en prend à « ce coeur »
étranger qui est venu se substituer, et à regret, à son
coeur authentique.
« Ce coeur obsédant, qui ne correspond Pas avec
mon langage ou mes coutumes, Et sur lequel mordent, comme un crampon, Des
sentiments d'emprunt et des coutumes D'Europe (...) »2
C'est un malaise vécu par nos poètes qui se
trouvent obligés, comme au théâtre, d'inhiber leur moi
authentique pour répondre, par le comportement, aux exigences de la
civilisation. Ce que souligne bien Damas dans son poème intitulé
« Solde » :
« j'ai l'impression d'être ridicule
dans leurs salons dans leurs manières
1 Comme catégorie sociale
intermédiaire, les Mulâtres pensent qu'ils sont beaucoup plus
proches des Blancs que des Nègres.
2 Laleau (Léon), Musique
nègre, op. cit., «Trahison », in Anthologie de L.
S. Senghor, op. cit. p.108
dans leurs courbettes dans leurs formules dans leur
multiple besoin de singeries »1
Il est affecté par la situation. A l'image
d'Aimé Césaire qui a souffert d'avoir fait preuve de
lâcheté avec le Nègre rencontré dans le
tramway2, le poète guyanais n'a pas aussi la conscience
tranquille. Il pense que l'adoption des valeurs de civilisation occidentales
pourrait amener les Nègres à voir en lui un « complice
» de la race des oppresseurs, celui qui a aidé, aux
côtés des Blancs, à la politique de la violence
instaurée, à l'époque, par l'administration coloniale.
«J'ai l'impression d'être (...)
parmi eux complice parmi eux souteneur
parmi eux égorgeur les mains effroyablement rouges du
sang de leur civilisation »3.
Il est vrai que la formation dont les intellectuels de
l'époque en général, des poètes en particulier, ont
bénéficié, a accordé une importance
particulière à la culture occidentale. En fait la civilisation
qui est considérée comme une trouvaille de
l'Occident4, est véhicule d'une vision du monde qui, dans les
enseignements, ne réservait aucune place aux cultures
négro-africaines traditionnelles.
40
1 Damas (L-G) , Pigments, 1937, « Solde
», in Anthologie de L. S. Senghor, op.cit., p.11
2 Césaire (Aimé), Cahier d'un retour
au pays natal, op.cit., pp. 40-41
3 Damas (L-G) , Pigments, 1937, « Solde
», in Anthologie de L. S. Senghor, op.cit., p.12
4 Pour le colonisateur, il n'y a de civilisation
qu'occidentale. Aussi sa politique dans les colonies, prétendait-il,
consistait fondamentalement à lutter contre la barbarie.
41
Nous avons ainsi situé la responsabilité qui a
été celle de nos poètes, les réactions qui ont
été les leurs par rapport à la situation coloniale et aux
valeurs de civilisation occidentales dont l'adoption a été un
obstacle pour les uns et les autres dans leur volonté de faire corps
avec le visage d'une Afrique authentique.
Pour cela, nous avons tout d'abord porté notre
attention sur le discours révolutionnaire mobilisé par les
oeuvres. Les auteurs ont procédé à la remise en cause des
injustices et violences de la situation coloniale, affronté un pouvoir,
comme l'a fait Orphée venu réclamer Eurydice, sa femme, à
Hadès.
Cet engagement, les poètes noirs de l'Anthologie
l'ont mis aussi au service de l'affirmation d'un certain nombre de valeurs qui
témoignent non seulement de leur enracinement, mais aussi de leur
ouverture à tout ce qui favorise l'amour entre les hommes.
Il est vrai que nos poètes, à l'image
d'Orphée qui n'a pas su répondre à la condition de
Hadès, ont rencontré des écueils dans leur projet de rejet
systématique des valeurs de civilisation occidentales. Ils ont
découvert assez tôt les limites de leur engagement, non seulement
dans le choix du français comme langue d'expression, mais aussi dans le
sentiment qu'ils ont de vivre l'assimilation comme un drame existentiel, donc
comme une épreuve.
Ce qui va nous permettre d'aborder, dans la dernière
partie de notre recherche, les problèmes psychologiques qui se sont
posés aux poètes noirs de l'Anthologie, en ce qu'ils sont
à l'origine de la réception que la critique a
réservée à la poésie négro - africaine dont
il est ici question.
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