TROISIEME PARTIE
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Misères et splendeurs d'une quête
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«La situation du noir, sa "déchirure "
originelle, l'aliénation qu'une pensée étrangère
lui impose, sous le nom d'assimilation le mettent dans l'obligation de
reconquérir son unité existentielle. »
Jean - Paul Sartre, « Orphée noir
»
« Dans le moment que les Orphées noirs embrassent
le plus étroitement cette Eurydice, ils sentent qu'elle
s'évanouit entre leurs bras. »
Id. ibid.
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Il est vrai que la situation imposée par la
colonisation a, d'une manière décisive, influencé la
première génération des intellectuels négro
-africains. Les oeuvres, en effet, rendent compte du malaise dans lequel
l'adoption des valeurs de civilisation occidentales a installé les
poètes noirs de l'Anthologie, en particulier ceux de la
diaspora.
En fait l'assimilation dont nous avons déjà
parlé a fait de nos poètes des êtres hybrides, des
êtres dont la situation , parce que douloureuse, est insupportable
puisqu'elle oblige les auteurs à trouver dans la Civilisation de
l'Universel une alternative à leur drame existentiel.
Comme Orphée, dont la femme est « noyée
» par les Ombres infernales, les poètes de l'Anthologie
voient, à travers les valeurs étrangères, l' «
Ombre » qui est venue envahir le continent noir, compromettre les
valeurs de civilisation négro-africaines traditionnelles, par
conséquent cette image authentique de l'Afrique dont la
préservation, et non seulement la découverte ou la revendication,
semble motiver le discours présent dans leurs textes.
Malgré les mutations qu'elle a connues, cette Afrique
n'a pas complètement disparu, d'autant plus qu'elle continue plus ou
moins à se manifester à travers certaines traditions qui rendent
compte des valeurs de civilisation nègres originelles
Chapitre I
Conscience d'être(s) divisé(s) ou
l'impossible reconquête d'une unité existentielle
C'est une conscience qui est née de l'influence de
l'Occident et de ses valeurs de civilisation, donc d'une situation que
l'Histoire, en Afrique et aux Antilles, a rendu irréversible en ce
qu'elle ne permet plus à nos poètes de circonscrire leur avenir
et l'avenir de leur peuple dans la seule convocation des valeurs de
civilisation originelles.
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I.1. La condition de métis culturels
En abordant, à ce niveau, le problème du
métissage culturel, il ne s'agit pas pour nous, de dire que les
poètes noirs dans leurs oeuvres ont fini de renier leur civilisation
originelle. Dans les analyses que nous avons faites jusque là, nous
avons présenté l'assimilation comme une situation difficile,
parce que vécue douloureusement par les aèdes nègres ; en
ce sens elle ne pourrait aucunement être un prétexte pour que les
Nègres renoncent à leur originalité ou échangent
délibérément leur civilisation originelle contre la
civilisation du métissage hybride1.
C'est une situation qui a permis aux poètes de
constater néanmoins l'échec de leur entreprise, celle-là
même qui a consisté à faire sortir de l'ombre l'Afrique
authentique, à travers l'épreuve initiatique de la descente aux
Sources. Les poètes noirs, comme le montre bien Aliko Songolo à
propos de Aimé Césaire, ont en fait échoué dans
leur tentative de retrouver le paradis perdu2 , perdu parce que la
situation politique a fait de ce paradis un enfer, en même temps qu'elle
a fini, à travers l'assimilation, de conférer à nos
poètes un « destin de métis culturels
»3.
En effet le concept de métis culturel a suscité
des commentaires les plus remarquables, des commentaires qui sont plus
particulièrement à apprécier en rapport avec les
idées développées par L. S. Senghor sur la question.
Nous n'entendons pas revenir sur ces commentaires, car ils ont
le mérite d'avoir, d'une manière ou d'une autre,
éclairé le sens du concept et de procéder à son
analyse critique4.
Il s'agit pour nous de jauger les conséquences du
métissage culturel à partir des situations et expériences
dont ces créateurs ont rendu compte dans leurs oeuvres.
1 Mboukou (J.-P.Makouta), Introduction à
l'étude du roman négro-africain de langue française,
NEA, 1980, P.46
2 Songolo (Aliko), Aimé Césaire, une
poétique de la découverte, Paris, l'Harmattan, 1985, P.37
3 Senghor (L.S.), Liberté I
Négritude et Humanisme, « De la liberté de l'âme ou
éloge du métissage », op.cit., P.103
4 Nous pensons à Jean-Pierre Makouta Mboukou,
Introduction à l'étude du roman négro-africain de
langue française, op.cit., pp 44 - 90, du chapitre II au chapitre
V, soit quatre chapitres traitant du problème du métissage
culturel sur les seize constituant l'ouvrage
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Ce sont des poètes qui sont conscients du drame qui est
le leur, qui vivent dans la souffrance leur condition qui a fini de faire d'eux
des êtres divisés. Cette situation rappelle celle d'Orphée
qui a vu ses membres dispersés par les femmes de Thrace dont il
dédaigna l'amour, parce qu'il a juré de rester fidèle
à Eurydice1 .
Cette fidélité, nous l'avons montré, nos
poètes l'ont aussi manifestée à propos de l'Afrique et de
ses valeurs de civilisation. Elle ne les a pas empêché, comme
Senghor, de reconnaître ce qu'ils doivent à l'Europe, à la
France en particulier, en termes de valeurs à partager, même si
les réalités de l'histoire, en ce qui concerne les hommes de
couleur, s'imposent par leur cruauté.
En effet dans le « Poème liminaire » de
Hosties noires, le poète
sénégalais se présente comme un de ces
intellectuels nègres qui ont accepté
d'être les porte-parole de leur peuple, de lutter pour la
réhabilitation de l'homme
noir, mais qui ont aussi admiré les autres peuples dans ce
qu'ils peuvent
apporter de positif à l'humanité tout
entière.
« Ah ! ne dites pas que je n'aime pas la France - je
ne suis
pas la France, je le sais -
Je sais que ce peuple de feu, chaque fois qu'il a
libéré ses mains
A écrit la fraternité sur la première
page de ses monuments
Qu'il a distribué la faim de l'esprit comme de la
liberté
A tous les peuples de la terre conviés solennellement
au festin
catholique.
Ah ! ne suis-je pas assez divisé ?
»2.
Ce drame, certains de nos poètes en ont fait
l'expérience dans leur chair, d'autres comme Damas l'ont vécu au
niveau familial par la mise en évidence de deux visions du monde dont
l'une qui se veut le modèle cherche à détruire l'autre qui
est la marque des valeurs originelles, donc des valeurs à
préserver, à défendre, parce qu'expression de
l'authenticité.
1 Eurydice disparue à ses yeux, Orphée
refusa dès lors tout amour féminin, et n'aima plus que les jeunes
garçons.
2 Senghor (L.S.), Hostie noires, 1948 in
Oeuvre poétique, Ed. du Seuil, 1990, p.56
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C'est dire que « le métissage culturel,
remarque Jean-Pierre Makouta Mboukou, n'est donc pas un fait librement
consenti. L'école l'impose aux Nègres qui ne peuvent opposer
aucune résistance. Leur vie même est une vaste défaite,
même si les Nègres se battent encore, pour tenter de conjurer le
sort ; ne pouvant vaincre, le Nègre est obligé de se
compromettre. »1
C'est là le drame véritablement vécu par
nos intellectuels, même si les apports de l'Occident, au niveau
matériel et sanitaire surtout, ne se sont pas sans avoir
influencé le mode de vie de la grande masse des populations
nègres, parce que amenées elles aussi, par ce fait, à
s'éloigner de leur milieu sociologiquement originel, autrement dit,
à sortir de leur sociologie2.
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