I.2. La Civilisation de l'Universel : leurres et lueurs
d'une alternative
L'attention que nous avons portée, dans le temps et
dans l'espace, à la situation des Nègres et à l'influence
qui a été celle des valeurs de civilisation occidentales en
Afrique comme aux Antilles, nous a permis de circonscrire le destin des peuples
noirs dans son rapport avec l'histoire, l'histoire dans ce qu'elle a
d'irréversible.
En ce sens, le métissage culturel déjà
évoqué se présente non seulement comme une situation qui
est venue répondre au dialogue culturel qui naît de la rencontre
de peuples divers, mais aussi comme une solution qui s'impose à un
peuple qui lutte et continue à lutter, parce que son originalité
culturelle qui se veut manifestation de sa présence au monde se trouve
menacée par d'autres cultures.
Comme solution donc, le métissage culturel, pour les
poètes noirs de l'Anthologie, pour Senghor en particulier,
n'invite pas les Nègres à renoncer à leur
originalité. Au contraire, ils souffrent de voir cette
originalité compromise par des valeurs étrangères qui ne
réservent aucune place à d'autres, aux leurs
1 Mboukou (J.-P.Makouta), Introduction à
l'étude du roman négro-africain de langue française,
op.cit. p.52
2 Mboukou (J.-P.Makouta), ibid., p.56
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qui se trouvent d'ailleurs dénoncées parce
qu'expression de la barbarie, et non véhicule de la "civilisation" en
tant que telle.
Dans ces conditions, le combat qui urge pour les poètes
noirs, celui qui se lit dans leur révolte, dans la revendication de leur
identité bafouée et leur volonté de réhabiliter la
race noire, c'est le combat pour la reconnaissance des valeurs nègres de
civilisation, autrement dit pour la reconnaissance de la part
d'originalité du Nègre.
En effet l'apport culturel des Nègres est un apport de
complémentarité, un apport nécessaire à la
Civilisation de l'Universel, civilisation dont l'édification impose la
présence de tous, puisqu'il s'agit, à travers elle, « de
construire, plus qu'un ordre, une vie nouvelle aux dimensions du monde et de
l'Homme »1.
C'est, considère Senghor, une civilisation du futur qui
se veut « la symbiose de toutes les valeurs, de toutes les
civilisations particulières »2.
Cet idéal de vie, Aimé Césaire, dans le
Cahier d'un retour au pays natal en a fait une préoccupation. Il
a exprimé dans cette oeuvre son rêve de voir un jour tous les
hommes, indépendamment de leur appartenance raciale, oeuvrer dans le
sens de réaliser la fraternité universelle, c'est-à-dire
lutter ensemble pour « la faim universelle », pour «
la soif universelle » :
« que ce que je veux
c`est pour la faim universelle
pour la soif universelle »3.
L'humanité est une, par conséquent,
considère le poète martiniquais, cette terre, parce qu'elle
appartient à tous, a besoin d'entente, de solidarité, d'amour
pour permettre aux uns et aux autres d'être, comme le dit
1 Senghor (L.S.), Liberté I,
Négritude et Humanisme, op.cit, p.311
2 Senghor, ibid., p 310
3 Césaire (Aimé), Cahier d'un retour
au pays natal, 1939, in Anthologie de L. S. Senghor, Op. cit., pp.
60 - 61
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Michel Quoist, « des hommes intérieurement
disponibles à leurs frères »1, des
hommes conscients de leur responsabilité :
« Et voyez l'arbre de nos mains !
il tourne pour tous, les blessures incises en son
tronc
pour tous le sol travaille »2.
Un tel message est révélateur de la
volonté d'ouverture à l'autre, manifestée par les
poètes noirs. Même leur dénonciation des valeurs de
civilisation occidentales a fini de leur imposer de reconnaître
l'irréversibilité de leur itinéraire. L'assimilation a
fait d'eux des êtres dont les options axiologiques sont davantage
influencées par l'Occident, encore qu'ils n'ignorent pas la
difficulté, voire l'impossibilité qu'il y a à
reconquérir totalement leur unité existentielle.
Ce que relève, à propos de la poésie de
la Négritude, assez nettement Jean - Paul Sartre. Le préfacier de
l'Anthologie de Senghor montre que la Négritude -- et c'est
là ce qu'il appelle sa beauté tragique -- « est cette
tension entre un Passé nostalgique où le Noir n'entre plus tout
à fait et un avenir où elle cédera la place à des
valeurs nouvelles. »3
C'est d'ailleurs là une situation qui a donné
à la théorie de Senghor sur la Civilisation de l'Universel tout
le retentissement dont elle a bénéficié à
l'époque. En effet c'est une théorie qui est fille d'un malaise,
du malaise de ces intellectuels que l'assimilation a rendus, pour les leurs,
méconnaissables. Elle a mobilisé, il est vrai, des idées
généreuses qui ne cachent cependant pas - du moins avec les
multiples visages du néo-colonialisme ambiant - non seulement les
relents de racisme dont l'Allemagne et la Russie, ces dernières
années, ont été le théâtre4 mais
aussi et surtout des désillusions en rapport avec le sort
réservé, encore aujourd'hui dans le monde, aux cultures
négro-africaines, du fait des préjugés dont elles ont
souffert avec la période coloniale.
1 Quoist (Michel), Réussir, Paris, Ed.
Economie et humanisme, 1961,, p. 118
2 Césaire (Aimé), Cahier d'un retour
au pays natal, 1939, in Anthologie de L. S. Senghor, Op. cit., p.
61
3 Sartre (J-P), « Orphée noir »,
Préface à l'Anthologie de L. S. Senghor, op. cit,
p.XLIII.
4 Séquestrations, meurtres, assassinats de
Noirs, en particulier des travailleurs émigrés, des
étudiants.
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