Chapitre II
L'Afrique -Eurydice, est-elle ensevelie ?
Il y a des situations - et nous l'avons montré - qui
ont aidé à compromettre la quête des poètes noirs de
l'Anthologie. Entrent dans cet ordre, avons-nous déjà
considéré, l'assimilation dont les intellectuels nègres de
l'époque ont été victimes et les mutations sociales que
l'Afrique a connues pendant cette période de la domination coloniale.
I.1. L'Afrique « européanisée
»
Nous avons reconnu que « la colonisation a
déstructuré l'univers traditionnel africain1
». C'est une situation dont nos poètes ont bel et bien rendu
compte, parce qu'elle produit à leur niveau une «
déchirure2 » mentale qui n'est pas sans rapport
avec ce que nous avons appelé les idées généreuses
de la Civilisation de l'Universel.
Parler donc de cette civilisation, c'est aussi parler, en ce
qui concerne les Africains, de l'adaptation à un monde qui ne semble pas
se préoccuper de leur part d'originalité.
En fait le Blanc a toujours fait comprendre que l'entreprise
coloniale, en Afrique et dans les autres parties du monde, avait
fondamentalement une mission civilisatrice. L'Europe était venue lutter
contre la barbarie des autres peuples, parce qu'il n'y avait de civilisation
qu'occidentale.
Ce qui a favorisé en Afrique un climat d'injustice et
de violence dans les rapports entre les autochtones et la communauté
blanche, climat entretenu par le mépris dont les valeurs de culture
nègres, le Noir et sa vision du monde faisaient l'objet dans la
société coloniale.
1 Lezou (Gérard Dago), La Création
romanesque devant les transformations actuelles en Côte d'Ivoire,
NEA, 1977, p.81
2 Le mot est de Jean - Paul Sartre
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Le Nègre, dans cette société, n'est pas
du tout respecté. Il est considéré par le colonisateur
comme un homme entièrement à part, un sous - homme, un être
dont on cherchait à détruire la personnalité, à qui
on a refusé toute dignité humaine.
En effet des propos racistes de cet ordre sont
rapportés dans un poème
de David Diop, intitulé « Un Blanc m'a dit... »
:
« Tu n'es qu'un nègre !
Un nègre !
Un sale nègre !1 ».
Ce mépris dont le Noir est l'objet répondait
à une volonté du colonisateur d'amener les Africains à se
renier eux-mêmes, à apprécier négativement leur
monde originel, parce que, il faut l'avouer, la destruction des
sociétés traditionnelles se trouvait au coeur de son action
politique.
Cet objectif que nous évaluons ici en rapport avec
l'échec de nos poètes dans leur désir de retrouver
l'Afrique authentique et ses valeurs de civilisation, a été
atteint, dans la mesure où ce colonisateur a apporté un
changement aux société africaines, a su créer en Afrique
un ordre social nouveau, en procédant à la mise en place d'une
société coloniale qui n'a pas, il est vrai, son modèle en
Occident2.
C'est cet ordre social nouveau qu'on se plaît à
mettre au compte des bienfaits de la colonisation, en ce que celle-ci,
considère-t-on, a « (créé) des emplois nouveaux,
dans le commerce, l'administration, l'armée et la police, les Travaux
Publics, l'industrie et (offert) ainsi aux Africains des
possibilités d'enrichissement et de promotion sociale
»3.
1 Diop (David), Coups de pilon, 1956, «
Un Blanc m'a dit », poème cité dans l'Anthologie de la
nouvelle poésie nègre et malgache de langue française
de Léopold Sédar Senghor, op. cit. p. 175
2 Sur la question, on lira avec
intérêt les deux premiers chapitres de l'ouvrage de Bernard
Moralis, Littérature et développement, op. cit.
3 Mouralis (Bernard), Littérature et
développement, op.cit., p.25
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Ces mutations que le continent noir, pendant la période
coloniale, a connues, les poètes noirs de l'Anthologie en ont
parlé. Ils ont parlé non seulement du fait qu'elles ont rendu
méconnaissable la terre ancestrale, mais aussi et surtout des
misères qu'elles ont favorisées dans les rapports entre les Noirs
et la communauté blanche présente dans les colonies.
Les Nègres, victimes des injustices et violences de la
société coloniale, vivaient dans la peur et l'angoisse dans une
situation qui rappelle celle de ce frère de race que David Diop dans
« Défi à la force » interpelle :
Toi qui ne regardes plus avec le rire dans les
yeux
Toi mon frère au visage de peur et
d'angoisse1».
En fait le traitement inhumain qui est réservé
à ce frère et l'exploitation dont il est l'objet dans ce qu'il
produit, dans les services rendus à son maître blanc, sont des
réalités qui n'ont rien à voir avec l'image rassurante que
l'Afrique des origines a fini d'offrir à nos poètes.
Nous n'entendons pas, cependant, revenir sur l'ensemble des
mutations, sur ce qu'elles comptent comme pièges, déviations,
problèmes et misères de la société coloniale.
Joseph Ki-Zerbo s'est largement penché sur la question. Comme historien,
il ne peut que nous éclairer davantage sur cette période qui a vu
se compromettre les valeurs, voire la vision du monde noir.
« En général, écrit-il,
la colonisation a mis en train un processus de transformation
intérieure. Des sociétés closes et repliées sur
elles - mêmes sont désormais travaillées par le levain de
l'argent et des idées nouvelles. La propriété
privée peu connue jusque-là s'implante surtout dans les zones
côtières et dans les villes. La dot qui était versée
à la fiancée, jusque - là symbole et lien, se transforme
surtout dans les villes en un prix comme les autres »2.
1 Diop (David), Coups de pilon, 1956, «
Défi à la force », poème cité dans
l'Anthologie de L.S. Senghor, op. cit, p.176
2 Ki-Zerbo (Joseph), Histoire de l'Afrique
noire, Paris, Hatier, 1972. p. 435
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Dans cette Afrique coloniale, cette Afrique du «
Nègre noir comme la Misère »1, «
des boys suceurs, des maîtresses de douze ans
»2, le Noir, pour avoir la vie comme le Blanc, «
a du tronquer sa liberté, sa dignité, sa foi ancestrale contre la
vie domestique, de bâtard et de chrétien, il a dû "se
dépersonnaliser" »3 pour se rapprocher du Blanc et
« lui ressemble(r) le plus possible »4.
C'est une attitude, d'ailleurs, qui lui est dictée par
sa conscience, la
conscience qu'il a de l'irréversibilité de cette
situation imposée par l'histoire.
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