I.2. L'Afrique des traditions
L'immixtion décisive des valeurs de civilisation
occidentales dans le vécu quotidien des Africains apparaît comme
un coup dur porté sur l'avenir des valeurs qui ont aidé à
véhiculer, pendant longtemps, la vision négro-africaine du
monde.
Nous l'avions montré dans nos analyses
précédentes. Nous avons remarqué que c'est là un
mouvement irréversible en ce qu'il ne permet plus aux poètes
noirs - à commencer par eux - de réapprendre, du fait de
l'assimilation, à vivre comme leurs ancêtres.
En parlant donc de l'Afrique authentique non encore
influencée par l'Occident, ils ont donné à leur
évocation un cachet nostalgique5 qui témoigne de
l'échec programmé de leur quête6.
Ce qui ne veut pas dire que l'Afrique, pour autant, a perdu
à jamais les valeurs qui motivent cette quête. C'est un fond
idéologique mobilisé dans leur
1 Diop (David), Coups de pilon, 1956, «
Souffre pauvre Nègre», poème cité dans
l'Anthologie de L.S. Senghor, op. cit., p.176
2 Niger (Paul), Initiation, op.cit., « je
n'aime l'Afrique », in Anthologie de L.S. Senghor, op. cit, p.94
3 Mboukou (J-P Makouta), Les Grands traits de la
poésie négro-africaine, op.cit, p.191
4 Mboukou (J-P Makouta), Les Grands traits de la
poésie négro-africaine, op.cit., p.190
5 Même pour les poètes de l' «
Afrique noire », l'Afrique authentique appartient au passé,
même si, dans leur enfance, les relents de cette Afrique ne sont pas sans
influencer, à différents niveaux, leur éducation.
6 La colonisation et l'assimilation sont des
obstacles, qui ne leur ont pas permis de retrouver cette Afrique-Eurydice.
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discours par les poètes noirs de l'Anthologie, qui,
d'une manière ou d'une autre, continue d'influencer la vie sociale en
Afrique.
Ce que L.S. Senghor a bien relevé, lorsqu'il interpelle
les Nègres par rapport au sort qu'ils doivent réserver à
leurs valeurs de civilisation. « Le problème qui se pose,
maintenant, à nous, Nègres de 1959, est de savoir comment nous
allons intégrer les valeurs négro-africaines (...) au monde de
1959. Il n'est pas question de ressusciter le passé, de vivre dans le
Musée négro-africain ; il est question d'animer ce monde, hic et
nunc, par les valeurs de notre passé. »1
Ces valeurs, Senghor les a indiquées dans ses
développements sur la civilisation nègre, sur ce que l'homme noir
apporte au monde nouveau2.
Ce sont des développements qui mettent en
évidence le sens communautaire des Africains, puisque celui-ci, dans les
villages, et même dans les villes, à travers les cadres qui
regroupent par exemple les ressortissants d'un même village, n'a pas
cessé d'influencer, d'une manière ou d'une autre, les rapports
sociaux.
« La morale consiste à ne pas rompre la
communion des vivants, des Morts, des génies et de Dieu (...). Et
celui-là est puni proprement d'isolement qui rompt ce lien mystique
»3.
C'est un sens communautaire, un sens de la solidarité
qui fait que « dans (la) communauté, personne surtout aucun de
ceux qui ont quelque pouvoir ne peut agir seul. Tous se font la charité
»4 .
Ce sens de l'humain dans les rapports sociaux est un
témoignage d'amour, amour de l'Autre qui ne semble pas, dans la
situation coloniale, préoccuper les Blancs dans leurs relations avec les
hommes de race noire.
1 Senghor (L.S.), Liberté I,
Négritude et humanisme, op. cit. p.283, « Eléments
constitutifs d'une civilisation d'inspiration négro- africaine »,
IIème Congrès des Artistes et Ecrivains noirs, Tome I, Mars -
Avril 1959 2Lire « Ce que l'homme noir apporte » et «
Vue sur l'Afrique noire ou assimiler, non être assimilés » in
Liberté I, Négritude et humanisme de L.S. Senghor, op.
cit
3 Senghor (L.S.), Liberté I,
Négritude et humanisme, op.cit., pp26 - 27, « Ce que l'homme noir
apporte »
4 Senghor (L.S.), Liberté I,
Négritude et humanisme, op.cit ; p.29 « ce que l'homme noir apporte
»
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D'ailleurs David Diop, pour mettre en évidence leur
inhumanité, les appelle des « hommes étranges
».
« Hommes étranges qui n'étiez pas des
hommes
Vous saviez tous les livres vous ne saviez pas l'amour
»1.
En fait cette civilisation négro-africaine
communautaire dont parle Senghor, parce qu'elle ne rompt pas la communion des
vivants et des morts, a fait de l'Ancêtre et de la femme, « la
Mère, dépositaire de la vie et la gardienne de la tradition
»2, des valeurs qui ont marqué et continuent de
marquer en Afrique, d'une façon ou d'une autre, la vie en
société.
Il est vrai que l'impact social de ces valeurs n'est pas,
depuis la colonisation, le même partout. Dans les villes, comme l'a
remarqué, Louis-Vincent Thomas, « il n'existe plus à
proprement parler d'Afrique " traditionnelle " tant il est vrai que les valeurs
islamiques ou chrétiennes et les idées-forces de la civilisation
occidentale ont apporté des perturbations profondes (...), affectant
plus ou moins selon les cas les structures (institutions, croyances), les
comportements, les mentalités»3 .
Heureusement que Vincent Thomas a mis l'adjectif
traditionnelle entre guillemets, car la situation est autre dans la
plupart des villages du continent où, plus ou moins, et malgré
les mutations, se trouvent encore préservées certaines de ces
valeurs négro-africaines originelles.
Ce qui ne nous permet pas, en rapport avec nos analyses, de
dire que l'Afrique dont les valeurs authentiques sont recherchées par
nos aèdes , a complètement disparu comme Eurydice qui est
retournée, et d'une manière définitive, dans le royaume
des Ombres.
Au contraire, c'est une Afrique traditionnelle qui continue de
proposer, voire d'offrir à nos sociétés modernes des
valeurs de référence, des valeurs qui
1 Diop (David), Coups de pilon, 1956, «
Les vautours » cité par Marc Rombaut, La Poésie
négro - africaine d'expression française, op.cit., p. 147
2 Senghor (L.S), Liberté I,
Négritude et humanisme, op.cit. p.26, « Ce que l'homme noir apporte
»
3 Thomas (Louis - Vincent), La Terre africaine et
ses religions, Paris, Ed. L'Harmattan, 1980, p.266
permettent de faire face à ce que Louis-Vincent Thomas
appelle des « tentations ».
« En fait, écrit-il, l'Africain doit
éviter deux tentations : celle d'un retour inconditionnel à un
passé révolu, celle d'une occidentalisation sans frein au moment
précis où l'Occident lui-même, s'interroge sur le
bien-fondé de ses options techniciennes ; il s'agit plus simplement pour
lui de bien connaître son passé afin de pouvoir enfin librement
choisir son avenir »1.
L'influence des valeurs de civilisation occidentales a fait de
nos poètes des métis culturels. C'est une situation qui a
créé, à leur niveau, un malaise qu'ils ont cherché
à dépasser par la convocation de valeurs que se doit de mobiliser
la Civilisation de l'Universel qui est, comme le dit Senghor, une civilisation
de l'homme nouveau, c'est-à-dire une civilisation à travers
laquelle se reconnaissent toutes les civilisations particulières.
C'est une volonté de la part des poètes noirs de
l'Anthologie de résoudre, avons-nous relevé, un drame
existentiel, un drame qui s'est d'ailleurs accru avec les mutations que
l'Afrique a connues, même si ces mutations, il faut le dire, n'ont pas
signé la disparition effective de certaines valeurs et traditions
négro-africaines.
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1 Thomas (L.-V.), La Terre africaine et ses
religions, op. cit., p.276
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