II.2.2 L'enfer de la situation coloniale
La situation coloniale a beaucoup inspiré les
poètes de l' « Afrique noire ». En fait c'est une
réalité qu'ils ont vécue dans le terroir natal ou dans
l'exil de leur âme qui, dans la douleur, s'identifie aux souffrances
d'une race. David Diop en est un exemple. Dans son poème «
Afrique »1 , il fait de la découverte du continent
une occasion de rappeler, à travers l'esclavage et la colonisation, ces
« souffrances vécues par les nègres
»2.
C'est dire qu'en parlant ici de la situation coloniale, nous
entendons apprécier seulement une expérience
particulièrement vécue par les Noirs d'Afrique, d'où sont
originaires les poètes que nous considérons dans cette partie de
notre recherche.
Nous ne reviendrons pas, pour autant, sur tout ce qui a
été dit à propos des violences et des injustices de cette
société coloniale. Les historiens ont suffisamment donné
des éclairages sur les massacres occasionnés par l'opposition et
la résistance des populations indigènes à la politique du
colonisateur. « L'occupant, écrit Joseph Ki-Zerbo,
avait imposé non pas tant la paix que sa paix, (...) parce que, en
raison de la puissance des armes, ses guerres de conquête et de
répression avaient fait beaucoup plus de victimes que les batailles
menées par les meilleurs leaders de l'Afrique n'en avaient
prélevées pour créer des royaumes où régnait
la paix »3.
C'est une situation que les poètes ont
évoquée dans leurs oeuvres.
David Diop en a parlé dans son poème
intitulé « Le temps du martyre » :
« Le Blanc a tué mon père
Car mon père était fier
Le Blanc a violé ma mère
Car ma mère était belle
1 Diop (David), « Afrique », Coups de
pilon, 1956
Il ne s'agit pas dans ce poème de l'Afrique des tyrans
comme représentée dans la littérature coloniale, mais de
l'Afrique de la résistance, de l' « Afrique des fiers guerriers
dans les savanes ancestrales », donc de cette Afrique des hommes qui
luttent contre l'oppression, c'est-à-dire contre tout ce qui constitue
une entrave à la liberté des peuples noirs, à la
liberté de l'homme tout court.
2 Mboukou (J.P Makouta), Les Grands traits de la
poésie négro-africaine, Abidjan, NEA, 1985, p.33.
3 Ki- Zerbo (Joseph), Histoire de l'Afrique
noire, Paris, Hatier, 1972, p.425
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Le Blanc a courbé mon frère
Sous le soleil des routes
Car mon frère était fort
Puis Le Blanc a tourné vers moi
Ses mains rouges de sang
Noir
M'a craché son mépris au visage »1
C'est ce mépris dont les Noirs sont l'objet qui est
à l'origine de la coexistence non pacifique entre les deux races. Il a
non seulement fait des Nègres une humanité à part par
rapport à une humanité supérieure, favorisé des
comportements racistes, mais aussi permis à l'homme noir de prendre
conscience de sa différence, et par conséquent de dénoncer
l'Occident et ses valeurs de civilisation.
En fait la société coloniale est une
société qui refuse toute dignité humaine aux Noirs. Dans
les poèmes, elle rappelle pour l'homme de couleur la misère, le
désespoir, la prison et la mort, faisant ainsi de l'Afrique une terre de
populations opprimées, donc des Nègres :
« Le Peuple que l'on traîne
le Peuple que l'on jette en pâture
Dans les champs avides de boucherie
Le Peuple qui se tait
Quand il doit hurler
Hurle
Quand il doit se taire
Le Peuple lourd de siècle de servitude
Sur ses épaules de bon géant
Le Peuple que l'on caresse
Comme le serpent caresse sa proie »2
1 Diop (David), Coups de pilon, 1956, in
Anthologie de L.S. Senghor, pp.174 - 175
2 Diop (David), Coups de pilon, 1956, «
Peuple noir », poème cité par Mboukou (J.P. Makouta), Les
Grands traits de la poésie négro-africaine, op.cit., p.32
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C'est cette Afrique qui nous a intéressé dans
cette première partie de notre recherche, plus précisément
l'image d'une Afrique - Eurydice historiquement souillée, mais dont la
beauté, même niée, rappelle celle légendaire de
cette nymphe, épouse d'Orphée.
Nous avons essayé de retrouver cette image du continent
noir dans le discours colonial, à travers essentiellement la
littérature de l'époque. Celle-ci, parce qu'elle répondait
aux motivations d'une politique de domination, présente l'Afrique
à travers des stéréotypes qui réfèrent
curieusement à certaines images de la mythologie infernale
gréco-romaine. Le pays, le paysage et les hommes dans cette
littérature coloniale, sont situés, dans un cadre où
dominent essentiellement, du fait de la malédiction, le danger, la
chaleur et les ténèbres.
Cette image de l'Afrique, comme nous l'avons montré,
est récusée par les poètes que nous avons
considérés dans notre corpus. Le continent noir dont ils parlent
est une terre des origines pour les des poètes de la diaspora et une
terre natale pour ceux que nous avons appelés poètes de l' «
Afrique noire ».
Nous relevons cela, parce qu'il nous a paru important de
distinguer deux attitudes qui ont prévalu dans la représentation
qui est faite de l'Afrique. Loin d'être exclusives, ces attitudes sont
complémentaires, même si nous avons reconnu
particulièrement le réalisme mobilisé par les oeuvres des
poètes de l' « Afrique noire » dans leur représentation
du continent.
L'évocation de l'histoire répond aussi aux
objectifs de l'analyse que nous avons voulu faire d'une part de l'esclavage et
d'autre part de la colonisation. Ces moments du passé des Nègres
ont permis la naissance d'idéologies dont les conséquences, pour
avoir été contextuellement et spécifiquement
mesurées, obligent les poètes à initier, ne serait-ce que
par l'imaginaire, des démarches en vue de faire sortir de l'ombre cette
Afrique - Eurydice dont l'image se doit d'être redorée.
Ce que, à la lumière des oeuvres des
poètes noirs de l'Anthologie1, nous entendons montrer
dans la deuxième partie de notre recherche.
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1 Senghor (L. S.), Anthologie, op. cit.
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