I.2. Le pays et ses hommes
La littérature coloniale est une justification de la
« mission rédemptrice de l'Occident »1,
mission qui se veut une réponse aux images infernales
véhiculées par les oeuvres d'un certain nombre de romanciers.
Jacques Chevrier dans le n° 90 de Notre
Librairie2 rappelle l'expérience du voyage en Afrique des
héros romanesques de l'époque : « ... le voyage au coeur
de l'Afrique s'effectue le plus souvent par la remontée d'un fleuve qui
fait inéluctablement songer à l'Achéron, le fleuve des
Enfers conduisant aux sombres demeures d'Hadès
»3.
L'Afrique, ainsi présentée aux lecteurs
occidentaux, est un monde mystérieux, un monde obscur. Comme dans les
Enfers, ce lieu de séjour des âmes maudites, ce pays de l'ombre,
le continent noir est habité par des hommes qui vivent dans les
ténèbres.
Les ténèbres, les ombres renvoient au mythe, car
Orphée, après la permission des dieux d'aller
récupérer sa femme, descend aux Enfers et trouve Eurydice parmi
les ombres dans le domaine du Tartare4. En effet le Tartare dans le
« Livre VI » de L'Enéide (30 - 19 av. J.C) de Virgile
est une région sans joie, une région triste, sombre où
coulent les fleuves maudits et empoisonnés de l'Achéron, du
Pyriphlégéton5, du Cocyte et du Styx. Il est envahi,
comme le décrit Fénelon dans le « Livre quatorzième
» des Aventures de Télémaque
(1699) , d'une fumée noire et épaisse qui couvre
un fleuve de feu (le Phlégéton) et des tourbillons de flammes
bruissants qui font qu'on ne peut rien entendre de cet empire des
damnés.
C'est dire que les Enfers dans la mythologie
gréco-romaine comme l'enfer représenté par Dante dans
La Divine Comédie (1307 - 1327), sont un
1 Chevrier (Jacques), « Les romans coloniaux,
enfer ou paradis ? », « Images du Noir dans la littérature
occidentale », Vol I « Du Moyen-âge à la conquête
coloniale », dans Notre Librairie , N°90 Octobre -
Décembre 1987. p. 62
2 Chevrier (Jacques), in Notre Librairie
n°90, op.cit.
3 Chevrier (Jacques), dans Notre Librairie
N°90, p.63
4 Le Tartare s'oppose dans la mythologie aux Champs
Elysées, domaine des bienheureux.
5 Pyriphlégéton ou
Phlégéton
15
lieu de supplice, un lieu qui ne garantit aux âmes qui le
peuplent aucune espérance. Ce que rappelle par ailleurs ce soleil
d'Afrique : «un soleil implacable dont les morsures ne peuvent
être que mortelles, surtout pour un Européen. Un soleil qui ne
revigore pas, mais engourdit les sens et les facultés, qui plonge
l'homme dans la torpeur, dans un état d'atonie totale propice aux
obsessions, au désespoir... ».1
A travers ces images entretenues par la littérature
coloniale, Léon Fanoudh - Siefer relève une fois de plus cette
mythologie infernale que les romanciers ont développée sur le
continent noir et ses hommes. Pour eux « si l'enfer est le lieu des
ténèbres, il est également le foyer d'un intense brasier
»2 qui fait du continent non seulement un pays d'exil où le
destin fait échouer les Européens mais surtout une terre de Cham,
parce que considérée par la littérature coloniale comme
une terre affectée par l' « antique malédiction, qui
contribue à marquer et à renforcer l'atmosphère à
la fois macabre et démoniaque que les romanciers distillent à
dose variable dans leur présentation de l'Afrique
».3
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