CONCLUSION GENERALE
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Au terme de notre travail, il nous a paru important de dire
l'intérêt que nous avons trouvé dans la lecture des textes
des poètes noirs, à partir des données comparatives que
Jean-Paul Sartre, à travers le mythe d'Orphée, propose dans sa
Préface à l'Anthologie de Léopold Sédar
Senghor.
C'est une recherche qui entre dans le cadre de cette vielle
tradition qui consiste, dans la littérature, à se servir des
mythes comme espace de symbolisation des actes humains primordiaux. A ce titre,
des personnages comme Orphée restent
pour la mémoire collective - en particulier dans la
culture occidentale - des personnages à travers lesquels les hommes,
aujourd'hui plus qu'hier, lisent le premier geste, celui qui, d'une
façon ou d'une autre, influence la condition humaine,
c'est-à-dire l'homme et tout ce qui permet de le comprendre, de
comprendre les origines de l'humanité.
Dans la Bible, par exemple, Caïn, fils aîné
d'Adam, est resté le premier homme à porter atteinte à la
vie d'un autre homme, et Abel, le frère tué, le premier homme
victime d'un meurtre fratricide.
Dans l'antiquité grecque, des personnages comme OEdipe,
Antigone, Achille, ont, dans ce sens, marqué l'histoire, à
travers des expériences singulières dont ils sont restés,
chacun en ce qui le concerne, l'incarnation.
En littérature, donc, il a semblé commode, le
plus souvent, de convoquer ces figures symboliques pour trouver en elles un
fondement par exemple à la révolte, à l'amour, au savoir,
à l'aventure, c'est-à-dire à toute expérience
humaine.
Ceci pour montrer que les situations que l'homme, aujourd'hui,
est en train de vivre, ont été vécues par d'autres hommes
qui, effectivement, s'imposent comme des repères, puisqu'ils sont les
premiers à baptiser des attitudes, des valeurs ou des traditions qui
viennent illuminer les grandes interrogations de l'être humain, les
réalités du monde ou les manifestations qui ponctuent la vie de
l'homme sur terre.
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C'est à ces images que Jean-Paul Sartre, à
travers Orphée, fait référence, en ce que le personnage
dont il parle dans sa Préface est dans la civilisation occidentale
l'ancêtre d'une tradition qui a marqué pendant des siècles
le génie créateur de l'homme, pour ne pas dire le génie
créateur de l'homme blanc.
Ce génie, d'ailleurs, les « Orphées noirs
» l'ont manifesté dans leurs oeuvres, par conséquent il
n'est plus, comme le dit Sartre dans son texte, le monopole d'une race, puisque
l'aventure des poètes de l'Anthologie rejoint - et d'une
manière fort curieuse -- celle d'Orphée, telle que le mythe l'a
entretenue dans le temps et dans l'espace.
Cependant l'époux d'Eurydice est un élu des
dieux. C'est Apollon1 qui a fait de lui le grand poète
légendaire qu'il est devenu. Les neuf cordes de sa lyre, qui rappellent
les neuf Muses témoignent de l'origine divine de ses dons. Tandis que
les poètes noirs ont été les témoins de l'histoire
; ils ont fait de l'Afrique et des Nègres le centre de leur inspiration,
et de leurs oeuvres une expression de leur responsabilité historique,
parce que porte-parole d'une race qui se trouve dans l'impératif
d'adresser un message au monde, à l'humanité tout entière,
donc « trompette »2, pour parler comme Senghor,
d'une race qui cherche par la magie du verbe à se faire entendre.
Il s'est agi pour eux d'une lutte, d'une lutte que nous avons
appréciée par rapport au contexte colonial qui était un
obstacle réel à l'émancipation des Nègres, à
la volonté de libération qu'ils avaient toujours
manifestée dans les colonies.
C'est une situation que nous avons effectivement
relevée dans nos analyses. Elle a été à l'origine
de la révolte de nos poètes, mais aussi de tout le discours
mobilisé par les textes que nous a proposés L.S. Senghor dans son
Anthologie.
1 Divinité tutélaire de tous les arts,
Apollon, ce fils de Zeus et de Léto, est pour les Grecs le reflet du
génie artistique de leur pays, l'idéal de la jeunesse, de la
beauté et du progrès.
2 Senghor (L.S.), « Poème liminaire
», Hosties noires in Oeuvre poétique, op. cit., p.
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Comme écho des réalités sociales
vécues pendant la période coloniale, la poésie
nègre à laquelle nous nous sommes intéressé, n'a
pas été, quand même, l'expression ultime des souffrances et
misères des hommes de race noire.
Ces souffrances et misères, en Afrique, ont
continué avec les indépendances. « Ces
indépendances (qui) n'ont pas, remarque Mboukou, permis
à tous les espoirs de s'épanouir. Elles nous
révèlent que les Nègres, nouveaux dirigeants africains,
ont relayé, sur un certain plan, les oppresseurs venus de l'autre
côté de la mer. Il est vrai que ces oppresseurs respirent sous la
peau des Nègres devenus eux-mêmes profiteurs, ou de simples
prête-noms, tandis que le reste des Nègres gémissent encore
sous le poids de la souffrance. »1
C'est dire que nous n'avons pas été
influencés par une orientation thématique quelconque. Ce qui nous
aurait obligé, peut-être à prendre en compte dans notre
recherche cette période de l'histoire négro-africaine, cette
période des indépendances africaines, qui, par certains aspects,
semble recouper nos préoccupations.
C'est une période remarquable et d'un
intérêt certain en matière de création
poétique2. Elle pourrait nous intéresser dans
l'avenir, dans la mesure où elle serait une occasion pour nous
d'apprécier, en continuité comme en rupture, les
caractéristiques d'une écriture poétique qui a plus ou
moins tourné le dos à l'idéologie de la Négritude,
pour ne pas dire à toute idéologie d'ordre essentialiste.
1 Mboukou (J.-P. M.) , Les Grands traits de la
poésie négro-africaine, op. cit., p.34
2 Entre autres, nous pensons à des
poètes comme Maxime Ndébéka (Soleils neufs, 1969),
Charles Nokan (La Voix grave d'Ophimoï, 1970), Cheik Aliou Ndao
(Mogariennes, 1970), V. Y. Mudimbé ( Déchirures,
1971), Paul Dakeyo (Le Cri pluriel, 1976).
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