I.2 Sartre et le discours de la Négritude
La Négritude, à travers même les nuances
qui ont opposé dans sa définition ses partisans (en particulier
Senghor, Césaire et Damas), a reçu un retentissement assez
particulier avec « Orphée noir », la Préface de
Jean-Paul Sartre à l'Anthologie de Senghor. Elle a
fasciné, non sans les influencer, un certain nombre d'intellectuels qui
ont su donner les raisons qui motivent leurs réactions,
c'est-à-dire leur appréciation de l'idéologie qu'elle a
été.
I.2.1.1Un discours de rupture
La poésie de la négritude est
présentée par Sartre comme un discours de rupture, de rupture
avec un discours traditionnel, celui de l'homme blanc, qui avait pendant
longtemps présenté au monde, d'une manière
stéréotypée, l'Afrique et les Nègres.
1 Damas (L-G), cité par Daniel Racine,
Léon -Gontran Damas, l'homme et l'oeuvre, op.cit., p.189
2 Damas (L-G), cité par Daniel Racine, op.cit.,
p.190
3 Damas (L-G), Black Label, Paris, Gallimard,
1956
4 Damas (L-G), cité par Daniel Racine, op.cit.,
p.190
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Le Blanc a, des siècles durant, monopolisé la
parole et a donc parlé au nom de tous les hommes, en particulier des
hommes de race noire. Il s'agit, avec la poésie de la Négritude,
d'inverser les rôles dans le champ de l'interlocution, dans la mesure
où ce n'est plus l'Occident qui regarde et juge l'Afrique et les Noirs,
mais des hommes noirs qui, ayant pris conscience de leur race, jugent
l'Occident, incapable désormais de manifester leur présence dans
le monde, après avoir jeté l'opprobre sur leur
identité.
C'est une poésie révolutionnaire , parce qu'elle
se veut non seulement remise en cause des rapports d'influence , mais aussi
volonté de lutter pour que le Nègre puisse recouvrer totalement
sa dignité humaine.
« ... puisqu'on l'opprime dans sa race,
relève Sartre, et à cause d'elle, c'est d'abord de sa race
qu'il lui faut prendre conscience. Ceux qui, durant des siècles, ont
vainement tenté parce qu'il était nègre, de le
réduire à l'état de bête, il faut qu'on les oblige
à le reconnaître pour un homme»1.
Dans ce combat pour l'émancipation, ce n'est plus,
comme dans la littérature coloniale, le Blanc qui se fait centre du
monde. Au contraire, ce sont les Noirs, des « regards »,
pour parler comme Sartre, que le colonisateur avait qualifiés de «
sauvages » « qui jugent notre terre
»2, en même temps qu'ils revendiquent leur
dignité, leur liberté, la liberté pour tous.
I.2.2. Un discours de l'exil
La descente aux Sources évoquée dans nos
précédents développements est à évaluer
essentiellement en terme de volonté. Il s'agit en fait, pour les
poètes de la Négritude, de mettre en place un projet de «
retour au pays natal »3 qui s'est imposé
à leur conscience mais motivé surtout par la situation
d'exilés et de colonisés qu'ils vivent respectivement en Europe
et dans le monde noir, en Afrique et aux Antilles4.
1 Sartre (J.-P.), « Orphée noir », in
Anthologie de L.S.Senghor, op. cit. , pp.XIII-XIV 2Sartre
(J-P.), « Orphée noir, in Anthologie de L.S.Senghor, op.
cit. » , p.X
3 Expression employée par Sartre («
Orphée noir », P.XVII) mais qui rappelle le titre de l'oeuvre
poétique d'Aimé Césaire, Cahier d'un retour au pays
natal (1939)
4 Pour Sartre, les Antillais vivent déjà
l'exil, après que « les Négriers ont arraché
(leurs) pères à l'Afrique »
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« Le héraut de l'âme noire,
déclare Sartre, a passé par les écoles blanches, selon
la loi d'airain qui refuse à l'opprimé toutes les armes qu'il
n'aura pas volées lui-même à l'oppresseur. C'est au choc de
la culture blanche que sa négritude est passée de l'existence
immédiate à l'état réfléchi. Mais du
même coup il a plus ou moins cessé de la vivre. En choisissant de
voir ce qu'il est, il s'est dédoublé, il ne coïncidait plus
avec lui-même (...). Il commence donc par l'exil, un exil double : de
l'exil de son coeur l'exil de son corps offre une image magnifique
»1.
L'Europe, d'où certains poètes noirs de
l'Anthologie ont écrit ou vu leurs oeuvres publiées, a
été une source d'inspiration, non seulement par rapport au
contexte politique dans les colonies, mais aussi et surtout par rapport
à la situation d'écartèlement psychologique de
l'élite noire exacerbée par les deux grandes Guerres
mondiales.
Cette situation comme l'expérience qu'on a souvent
considérée comme celle qui a, d'une manière
décisive2, poussé Aimé Césaire à
écrire son Cahier d'un retour au pays natal, n'est pas
étrangère à la littérature, à la
création littéraire, à l'écriture des oeuvres.
Elle rappelle même cette autre expérience dont
Senghor rend compte, non sans ambiguïté, dans son poème, un
poème intitulé « Chant d'ombre » dans son recueil
portant d'ailleurs le même titre3. En effet le poète,
dans le texte, parle à une Africaine avec qui il partage les mêmes
valeurs, la même vision du monde, une amie qu'il interpelle dans les
derniers vers que voici :
« Ecoute ma voix singulière qui te chante dans
l'ombre
Ce chant constellé, de l'éclatement des
comètes chantantes,
Je te chante ce chant d'ombre d'une voix nouvelle.
Avec la nouvelle voix de la jeunesse des mondes
»4.
1 Sartre (J-P.), « Orphée noir »,
P.XV-XVI, in Anthologie de L.S.Senghor, op. cit
2 Lire II-2 « le poids de l'assimilation »
dans le chapitre II de la deuxième partie de cette recherche
3 Il s'agit du recueil de Chants d'ombre
publié en 1945
4 Senghor (L.S), «Chant d'ombre », Chants
d'ombre, in Oeuvre poétique, op-cit, P.40
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Au-delà des commentaires que le mot ombre a
suscité dans l'interprétation de l'oeuvre de Senghor, du titre en
particulier, il serait malaisé de voir dans le premier vers autre chose
qu'une situation dans l'espace, donc une situation à comprendre par
rapport au lieu qui a servi de cadre pour l'écriture du poème, et
pourquoi pas, de l'oeuvre, c'est-à-dire du recueil de Chants d'ombre.
Ce serait, dans ce cas, « l'ombre » parisienne,
c'est-à-dire ce contexte de la guerre qui a vu naître les «
chants », donc ces poèmes, écrits dans une situation
particulière de l'Europe, qui convoquent l'Afrique et ses valeurs de
civilisation, parce qu'elles rassurent l'auteur et lui permettent de faire face
à la réalité douloureuse et angoissante de cette
période de l'histoire de l'humanité.
Ce sont des situations qui ne sont pas sans rapport avec
certaines des réactions de nos poètes, quand on sait que la
plupart d'entre eux ont eu à vivre1 pendant longtemps en
Europe.
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