II.2- La proposition indécente faite par
l'impatiente.
L'acte de violation se poursuit par la demande en mariage
faite à un homme. Dans un environnement où ce sont les hommes qui
doivent s'engager dans une telle entreprise, Agatha a l'audace de faire une
proposition de mariage à Mbenda. Sur un ton au départ doux et
nuancé, sa déclaration se termine par une affirmation plus
précise et imposante :
« Mon avenir, ce sera désormais le tien, La
Loi. Tu feras de moi ce que tu voudras, si tu veux me prendre pour
épouse [...]. Non je vais te dire : c'est moi que tu épouseras,
parce que tu m'aimes, et que moi je t'aime plus qu'aucune autre femme ne
t'aimera jamais au monde » (FAM, 36-37).
Cette déclaration rend l'interlocuteur circonspect et
méfiant : « Ecoute, Agatha, [...] écoute, tu me parles
exactement comme les blanches parlent à leurs hommes. Je vois parfois,
ici, le dimanche quand les chasseurs viennent chez nous, je vois parfois
comment l'une des dames gronde son mari. Tu m'effraies car je pense que tu
ferais la même chose si nous étions mariées »
(FAM, 38). Cette réaction est compréhensible. Agatha a
posé un acte qui est à la limite étrange et extraordinaire
: une femme qui demande en mariage un homme, cela relève du jamais vu et
du jamais entendu. La frustration de La Loi le dispose moins à
épouser la fille. Pourtant, avant la proposition indécente, il
est littéralement séduit par cette dernière ; il entrevoit
même un bel avenir pour eux : « nous serions heureux [...] ; et
nous aurions des enfants, beaucoup d'enfants... » (FAM, 30).
Sa méfiance l'amène à reconsidérer
les perspectives de leur relation : « L'avenir est si
mystérieux, Agatha, continuons à nous aimer, et nous verrons les
choses se préciser d'elles-mêmes dans le temps et puis, toi, tu es
encore jeune, tu sais bien que... » (FAM, 37). L'évocation de
la jeunesse de la fille l'irrite. Elle se sent dénigrée, car elle
a le sentiment que son compagnon veut utiliser son âge comme un alibi
jouant en sa défaveur dans leur probable futur mariage. Les
interrogations dont elle accable son interlocuteur démontrent qu'elle
est en colère:
« Quoi ? Je suis encore jeune ? Tu veux dire que je
suis encore trop jeune pour devenir ta fiancée ou ta femme ? Je suis
jeune, et je te parle comme une grande personne ? Et je te dis que nous nous
marions, je t'aiderais à devenir un homme ? Je suis trop jeune pour toi,
dis moi : as-tu donc une fille plus vieille que moi à épouser ?
Et puis, qui t'a dis qu'il te faille nécessairement une vieille femme,
comme si tu étais déjà vieux, toi-même ? »
(FAM, 37).
32
L'indignation qui s'empare davantage de Mbenda, indique de
plus en plus que les femmes ne doivent pas poser un tel acte :
« Agatha m'inquiéta un peu par cette
manière de m'annoncer que j'allais l'épouser, elle, et pas une
autre femme. Je ne sais quelle sensation désagréable parcourut
d'un trait mon épine dorsale, comme la jeune fille parlait avec cet air
plein d'assurance. J'eus un peu peur. Je me dis qu'avec une femme comme
celle-là, l'avenir me réservait sans doute, entre autres
surprises, celle d'avoir à compter avec la personnalité
très marquante de ma chère épouse » (FAM,
37).
Le narrateur justifie son attitude et même la
règle d'une manière générale en affirmant que leur
village n'a pas encore atteint un niveau de « modernité » qui
établit une égalité entre l'homme et la femme.
L'entreprise de la fille de Moudio est propre aux réalités de la
civilisation occidentale. En conséquence, puisque nous sommes dans un
contexte purement africain, il est inadmissible qu'une femme veuille jouer le
rôle de l'homme à qui il revient le plein droit de mener les
démarches en matière de noces. Même si, dans le texte, on
reconnaît à la femme africaine une liberté d'expression et
d'action, on ne lui reconnaît pas encore ce droit. Le narrateur le
précise :
« La femme africaine des temps modernes, elle a
quelque chose à dire. Je lui souhaite de placer son opinion à
l'endroit opportun de la conversation afin que son mari, civilisé
à cent pour cent, tienne compte de l'avis exprimé par elle. Tout
le monde doit profiter du progrès. Mais dans notre village, [...] les
choses n'en étaient pas encore arrivées à ce stade
élevé de la civilisation européenne, qui prône sans
réserve l'égalité entre les hommes et les femmes d'ici-bas
» (FAM, 38).
L'acte d'Agatha est d'autant plus audacieux dans ce sens qu'il
viole non seulement un droit réservé aux hommes, mais encore plus
aux parents. Le droit de demander une fille en mariage ne revient même
pas aux jeunes même s'ils sont des garçons. C'est une
exclusivité des parents. En Afrique, le mariage n'est pas l'affaire de
deux individus, mais de deux familles. En tant que tel, seuls les parents sont
à même de procéder aux négociations y relatives. A
ce sujet, Mey et Spirit affirment que « la conception traditionnelle
veut que [...] l'influence des vieux sur le choix des partenaires [soit
établie], parce que, eux seuls connaissent les bonnes familles
»33.
33- Mey, Gerhard et Spirik, Hermann, La Famille africaine
en milieu africain, Yaoundé, (Maison d'édition S.P.), 1975,
P.144.
33
Le rôle central des parents, du début à la
fin, dans tout processus de noces justifie donc l'institutionnalisation de la
dot comme seule instance de légitimation du mariage en
Afrique34. Ainsi, au moins deux motifs peuvent argumenter le grief
contre Agatha : non seulement elle viole le principe selon lequel la femme ne
doit pas demander un homme en mariage, mais aussi elle écarte les ayant
droits dans la démarche, en jouant leur rôle. On comprend donc la
réaction de Mbenda qui tente de ramener sa partenaire à l'ordre
:
« Tu sais bien qu'une femme ne dit jamais à un
homme : `'Tu m'épouseras, c'est moi que tu épouseras »... Et
puis, tu sais bien que la chose ne dépend pas de nous, mais surtout de
nos parents. Toi, tu n'as plus ta mère ; quant à moi, j'ai perdu
mon père voici plus de quinze ans ; mais cela ne signifie nullement que
nous soyons seuls au monde, et autorisés à prendre une
décision quelconque au sujet de notre mariage : il reste tout de
même nos deux familles respectives à consulter » (FAM,
38-39).
Malgré le fait que le père de Mbenda ne vit
plus, et qu'en conséquence sa mère peut être seule à
décider de son mariage, Maa Médi rencontre le chef Mbaka pour lui
confier la mission. Ce dont elle informe son fils : « Je suis
allée voir Mbaka. [...] Je lui ai dit que tu voulais te marier. Je ne
lui ai pas caché mon inquiétude au sujet d'Agatha, et je lui ai
rappelé que la fille de Tanga t'est destinée. Il a bien compris
toute l'affaire » (FAM, 58-59).
La démarche de Maa Médi démontre bien
l'exclusion de la femme dans une affaire de mariage. La preuve, durant tout le
processus et pendant toutes les négociations avec la belle-famille, elle
n'intervient même pas une seule fois, pourtant il s'agit bien d'une
question qui concerne son unique enfant. D'ailleurs, elle ne fait même
pas partie du collectif composé, exclusivement des hommes, pour les
négociations de la dot. Après que le chef a suivi l'affaire, Maa
Médi poursuit : « Il a réfléchi, puis il a
réuni les anciens. Ils y étaient tous : Moudiki, Bilé,
Ekoko, Mpondo-les-deux-bouts, le roi Salomon, et même Eya. Avec Mbaka
lui-même, cela faisait sept personnes. [...] Ces sept hommes les plus
vieux du village... » (FAM, 59).
La négociation de mariage n'est pas seulement une
affaire d'hommes mais surtout des parents. C'est donc à juste titre que
nous qualifions l'attitude d'Agatha de prétentieuse, de même que
celle qui la conduit à accoucher d'un mulâtre.
34- Ibid, PP. 67-74.
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