II.3- La grossesse de l'impudique.
La transgression de la loi sur la virginité de la jeune
fille avant le mariage se termine par l'enfant auquel la compagne de Mbenda
donne naissance alors qu'elle n'est pas encore mariée. L'enfantement
survient à la suite d'un affrontement. L'audace de la fille de Moudio se
termine par l'accouchement d'un mulâtre. Tout remonte à la
première dispute qui l'oppose à Fanny, depuis que Mbenda s'est
installé dans une union libre35 avec elle. Celui-ci fait ce
témoignage à ce sujet : « Un jour, tandis que
j'étais parti pour quelque temps en haute mer, Agatha et Fanny
trouvèrent le moyen de se quereller, `'mon fils comme tu n'as encore
jamais vu ça», me raconta le roi Salomon à mon retour.
» (FAM, 72). Cette querelle naît du fait que chaque femme
accuse l'autre de vouloir l'utiliser comme une « esclave » en lui
abandonnant tous les travaux domestiques (FAM, 172-173). Une
légère accalmie les réconcilie. Mais une autre dispute les
divise encore après que le conjoint est allé vaquer à son
occupation. Il en rend compte ainsi :
« Ce fut alors d'une rentrée de pêche
qu'un jour, je provoquais le `'départ définitif» d'Agatha.
Pendant mon absence, les deux femmes s'étaient encore violemment
querellées, `'mon fils tu n'as encore jamais vu chose pareille...Elles
ont failli en venir aux mains» me rapporta le roi Salomon. »
(FAM, 175).
Cette énième altercation inspire une vengeance
à Agatha. Après que Mbenda a écouté les deux
femmes, question de connaître l'instigatrice du trouble, chacune est
rentrée dans son domicile, en espérant que le « mari »
viendrait d'abord chez elle avant d'aller chez l'autre : « chacune
repartit dans sa maison avec la certitude que je viendrais la voir avant de me
rendre chez l'autre » (FAM, 176). N'ayant pas le don
d'ubiquité, Mbenda utilise Adèle, la fille de Fanny, comme
prétexte pour s'inviter d'abord chez celle-ci :
« Comment un homme pouvait -il se départager
et se rendre simultanément chez ses deux épouses ? Je ne trouvai
guère la solution à ce problème grave. J'allai d'abord
...chez Fanny en prétextant que je voulais voir la petite Adèle.
» (FAM, 176).
La réaction d'Agatha fut immédiate. Elle se
sentit ridiculisée, moins importante parce qu'elle n'a pas d'enfant :
« Du coup, je faisais perdre à Agatha le pari selon lequel
j'entrerais d'abord chez elle avant d'aller chez Fanny. Quelle affaire...
Agatha entra dans une colère
35- Mbenda et Agatha finissent par vivre sous le même
toit bien que celui-ci reste marié à Fanny. Mais leur union n'est
pas légitime parce qu'il n'y a pas eu de dot. (FAM, 169).
35
folle. [...] J'aurai dû la rassurer dans son orgueil
d'avoir été `'la première à me
connaître» » (FAM, 177). Sa colère se manifeste
à travers l'affront qu'elle relève:
« Elle vint jusque dans la maison de Fanny. [...]
Elle entra comme un ouragan : j'ai compris, dit-elle, tu viens voir ta femme
avant de venir chez moi. Tu n'entres pas chez moi d'abord, parce que moi je
n'ai pas d'enfant à te montrer. Eh bien, je vais te faire un enfant, moi
aussi » (FAM, 177).
Le défi d'Agatha se concrétise par la grossesse
qu'elle entraîne dans son foyer après sa fugue. Après la
dispute, la fille de Moudio abandonne son foyer pour n'y revenir
qu'après deux semaines (FAM, 177-178). La grossesse qu'elle porte
à son retour, provoque beaucoup de réticence au moment où
les autres s'en aperçoivent. Cette grossesse semble amener Maa
Médi à reconsidérer sa position vis-à-vis de
l'union de son fils et Agatha36 parce qu'elle croit que l'enfant qui
va naître est celui de son fils. La mère Mauvais-Regard, son
alliée, se veut beaucoup plus prudente. Après que Mbenda informe
sa mère de la situation de sa concubine, celle-ci à son tour va
voir son acolyte pour lui porter la nouvelle. Seulement, son interlocutrice se
montre réservée :
« Il faut que l'on voit ça de près, dit
la [femme sceptique]. Toi, Médi tu te laisses trop facilement embobiner.
Et si cette fille a forgé un mensonge, dans le seul but de te rallier ?
Tu vas croire ça comme quelqu'un qui l'avait vérifié ?
Nous devons vérifier la chose avant de dire quoi que ce soit, et surtout
avant de nous réconcilier avec notre fils » (FAM, 190).
Même après s'être rassurée au terme
d'un test magico-traditionnel37, la mère Mauvais-Regard
demeure sceptique. Dans le but de la contenter, Mbenda va la voir deux jours
après « pour lui remettre un petit cadeau : du tabac, du sel de
cuisine, un foulard multicolore et une pipe en terre cuite » (FAM,
193). Mais le scepticisme demeure : « Pourtant, malgré tout
cela, la mère Mauvais-Regard n'arrivait pas à se départir
de sa réserve au sujet de la grossesse de ma femme. [...] Cette vieille
sorcière aux quatre yeux, décidément, devait penser
à quelque chose de difficile à exprimer » (FAM, 194).
La réserve de celle-ci qui est considérée jusqu'ici comme
l'empêcheuse de tourner en rond, finit par affecter la Loi qui commence,
lui aussi, à s'inquiéter. Parlant de la « sorcière
», il dit :
36- La mère de Mbenda a toujours condamné sa
relation avec Agatha à cause des mauvaises habitudes de cette
dernière. La mère Mauvais-Regard la soutient dans sa position. La
suite de ce travail en dit long.
37- Quatre vieilles femmes parmi lesquelles la mère
Mauvais-Regard procèdent à certains rituels traditionnels pour
s'assurer de l'effectivité de la grossesse d'Agatha. (FAM, 192).
36
« Son attitude créa une atmosphère
pessimiste qui, peu à peu, m'enveloppa ne me laissant pas sans crainte
au cours des mois suivants, où pourtant, les dimensions abominables
d'Agatha, prenant des proportions qu'on ne leur connaissait pas
jusque-là, démontraient clairement que ma femme attendait un
enfant » (FAM, 194).
Alors que « personne n'arrivait à trouver ce
qu'avait la mère Mauvais-Regard » (FAM, 194), et que
même Mbenda cessait de s'inquiéter parce que la grossesse
était maintenant visible, l'avenir lui donna raison. Agatha, quelque
temps après, accoucha d'un enfant « tout blanc, avec de long
cheveux défrisés » (FAM, 204). A la surprise
générale de ceux qui étaient jusque-là
crédules. Le fils de Médi, quand même, garde espoir dans la
mesure où, il estime qu'au bout d'un temps plus au moins court,
« le fils d'Agatha allait prendre sa couleur définitive »
(FAM, 206): « Je gardai bon espoir un mois entier après la
naissance du petit garçon, mais son teint chocolat au lait ne changea
guère, ou si peu, que c'était à peine perceptible »
(FAM, 206). Pour mettre fin aux questionnements qui alimentent
l'étonnement des uns et des autres au sujet de l'enfant d'Agatha, la
mère Mauvais-Regard, visiblement réconfortée,
décide enfin de parler. Elle s'adresse à Mbenda :
«Je la voyais, ta femme, quand le Blanc grand et fort
et avec des dents en or venait la chercher la nuit, lorsque tu étais
absent. Il venait à bicyclette afin de n'attirer l'attention de
personne. Je l'ai vu plusieurs fois. Mais, fils, que voulais-tu que je dise
alors ? Tout le monde ne serait-il pas parti à parler de ma mauvaise
langue ? Aussi avais-je refusé de révéler ce que je
voyais... Un jour, ta femme est rentrée très tard, au petit
matin, et j'ai encore vu le blanc sur sa bicyclette ; il était venu la
raccompagner... Ne cherche pas, et n'essaie pas de t'y tromper : l'enfant
d'Agatha, ce n'est pas le tien, fils » (FAM, 206).
Voilà qui clarifie les choses. Agatha a réussi
son coup. Elle a aussi fait un enfant. Et surtout un mulâtre, pour
davantage meurtrir Mbenda. Mais sa vengeance a un effet boomerang.
Tout compte fait, les investigations qui visent à
démontrer que la virginité avant le mariage est sacralisée
dans le texte, attestent aussi que Agatha a violé cette loi d'abord en
entretenant des rapports sexuels précoces, puis en faisant des avances
à un homme, enfin en contractant une grossesse extraconjugale.
Même si on peut considérer ses actes comme une vengeance contre
son père et sa société qui l'ont abandonnée
après la mort de sa mère, il n'en demeure pas moins qu'ils
violent des interdits. Les offenses dont elle est victime sont une
forme de sanction de son forfait. Elle est affublée des
qualificatifs que Mbenda, son compagnon, a du mal lui-même à
supporter: « Je ne souhaiterais jamais à aucune fille d'aucun
pays d'avoir la réputation d'Agatha Moudio. Dans notre village, comme
dans le sien, tout près du notre, ainsi que dans tous les villages des
environs, on pensait généralement que l'extraordinaire
beauté de cette `'créature de Satan» masquait tout le mal
qu'elle savait déjà faire » (FAM, 18). Les
rétributeurs, notamment toute la société du texte à
l'exception de Mbenda, trouve que « Agatha n'était pas une
fille, mais le diable en personne... » (FAM, 20).
Les invectives de Maa Médi sont plus crues lorsque son
fils s'attaque à elle dans le but de défendre sa partenaire en
démontrant qu'elle est une jeune fille comme toutes les autres :
« `'Jeune fille, jeune fille», [...]. Tu t'imagines donc avoir
affaire à une jeune fille [...] Pour l'instant, elle ne vaut pas
chère, et ce n'est pas à toi d'aller t'encombrer des
déchets... » (FAM, 20-21). Hélène Yinda justifie
la haine contre la coupable en affirmant que :
« Dans la plupart de nos sociétés
traditionnelles, la virginité est célébrée et est
un signe de bonne éducation, de bonne tenue. [...]. En effet, la
dignité, la considération que les autres t'accordent tient de tes
options sexuelles en rapport avec ce que la société s'est
donnée comme normes. Plus un enfant, ou un adulte, se [laisse] aller sur
le plan sexuel, plus il [est] montré du doigt et taxé de paria
dans [nos] cultures »38.
À cause de la fornication, Agatha est devenue une paria
dans sa société. Cette pratique est condamnée en vue de
préserver les mariages des probables risques de
l'infidélité. Car les conjoints qui ont forniqué peuvent
être tentés de continuer à entretenir des relations intimes
avec le partenaire qu'ils n'ont pas finalement épousé.
37
38- Yinda,Hélène, Op.Cit., P. 97.
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