I.3- Le concubinage malgré tout.
Toutes les stratégies déployées n'ayant
pas abouti, La Loi décide de vivre sous le même toit avec Agatha.
Mais avant d'y parvenir, il tente une réconciliation qui échoue,
après s'être rendu compte que tout le monde est désormais
informé de sa liaison avec Agatha. Il tient à se faire excuser et
à amener Maa Médi à approuver non seulement leur union,
mais également la possibilité de leur mariage. La rencontre est
ainsi décrite :
« L'incident de la rue, ce matin-là, ainsi que
la bonté de ma femme, m'encouragèrent à aller affronter ma
mère. - Tu sais, lui dis-je un soir tandis que nous dînions
ensemble chez-elle, tu sais, tu dois me pardonner d'avoir été
brusque l'autre jour. Tu es la seule personne au monde qui puisse vraiment me
pardonner. Je regrette beaucoup cet incident, mais tu dois comprendre, toi
aussi, qu'à présent j'ai grandi... » (FAM, 153.154).
La réaction de l'interlocutrice à l'entendre
dire qu'il a grandi, fait en sorte que « la discussion de ce
soir-là n'aboutit à rien » (FAM, 154). Chacun reste sur
sa position sans « aucune intention de démordre [des] points de
vue respectifs » (FAM, 154). Dans une hostilité ouverte,
Mbenda déclare :
« Il fallait en finir, et je considérais [...]
qu'il était temps pour moi de prendre des décisions,
moi-même. Pourtant, la première décision que je voulais
prendre, c'était d'épouser Agatha, et cela, je ne me sentais pas
la force de le faire sans l'avis de ma mère » (FAM, 154).
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Malgré la flamme qui le parcourt et le soutien de
Fanny, Mbenda qui, pourtant, a la compétence d'épouser Agatha en
secondes noces, parce qu'il a le vouloir-faire27, ne se
sent pas la performance de réaliser son voeu. Car il sait que c'est une
tâche qui incombe aux parents et que la caution de sa mère est
importante pour une telle entreprise.
C'est dans ce sens qu'il cherche un médiateur qui a
pour mission d'infléchir la position de Maa Médi. Il sollicite la
sagesse du roi Salomon pour cela. Ce dernier n'adhère pas promptement
à ses intentions et lui rappelle d'ailleurs ceci : « fils, tu
vas tuer ta mère si tu fais cela » (FAM, 154). Son insistance,
parce qu'il pense que « [sa mère] n'en mourra pas »
(FAM, 154), oblige son vis-à-vis à affermir sa position :
« J'insiste, fils, je crois que tu vas faire beaucoup
de mal à ta mère si tu épouses cette fille-là et
puis, qui dans ce village te pardonnerait d'avoir pris une fille comme
celle-là qui a une si longue histoire derrière elle, et qui a
causé du tort à notre communauté... » (FAM,
155).
Cependant, Mbenda finit par avoir le dessus sur lui. Et le roi
Salomon décide de rencontrer la mère de Mbenda. Le sage roi,
à l'image de celui de la Bible, affronte ainsi la détermination
et la finesse d'esprit de Maa Médi :
« Femme, je reconnais avec toi que la conduite de
[Agatha] n'est pas exemplaire. Loin de là. Mais peut-être que si
elle était aux mains de quelqu'un qui l'aime, elle changerait vite, elle
deviendrait une autre femme, elle deviendrait même l'exemple de la vertu
? » (FAM, 156).
L'honneur et l'attachement viscéral de la mère
à la dignité inspirent une objection :
« C'est vrai que l'on a vu cela dans les temps
anciens ; c'est vrai, mais aujourd'hui, cela ne se voit plus nulle part, et
surtout pas dans ce village et puis, roi, dis moi : qui veux-tu qui porte la
honte d'avoir une bru qui a fait la vie avant l'âge, sous les yeux de
tout le monde, et qui vient se caser chez mon fils alors que personne ne veut
d'elle ? Qui ? Moi ? » (FAM, 156).
L'intelligence des deux « anciens » du village rend
le débat très houleux et très enlevé. Mais, tout
compte fait, « du haut de son rang d'ancien [le plus sage] »
(FAM, 152) et sa notoriété dans le village, Salomon ne
réussit pas à l'emporter sur Maa Médi. Les derniers
arguments sont fort précis, déterminants et tranchés. Le
roi qui croit pouvoir infléchir en
27- Groupe d'Entrevernes, Analyse sémiotique des
textes, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1985, P.17.
25
dernier ressort la position de son adversaire, en lui
rappelant que la première épouse de Mbenda lui a
été imposée et donc il est normal de respecter son choix,
lance :
« Femme, tous tes arguments sont bons. Ce n'est pas
moi qui irais te donner tort. Mais il faut que tu comprennes les choses comme
elles se présentent : [ton fils] aime une fille. Il se trouve que c'est
selon nous, une fille perdue. Mais lui, il l'aime, et il voudrait
l'épouser. Il nous a d'abord témoigné son respect envers
nous, en épousant une femme que nous lui ordonnions pratiquement de
prendre ; mais il attend de même, que nous respections sa
personnalité en acceptant le choix qu'il a fait, de son plein
gré, d'épouser Agatha... » (FAM, 157-158).
La réplique est foudroyante et sans appel. Maa
Médi, visiblement, tient à mettre un terme à cette
discussion en étant plus catégorique et ferme sur sa position
:
« Jamais, roi, je te dis qu'il ne l'épousera
jamais sinon, moi, je cesserai d'être sa mère. Quoi ? [...]
Dis-moi que La Loi va épouser une telle créature, et je te
répéterai que je cesserai d'être sa mère s'il fait
cela malgré mon refus » (FAM, 158).
Malgré la grande sagesse, la notoriété et
la forte personnalité du roi Salomon28 dans le village, Maa
Médi, alors qu'elle n'est qu'une femme, ne cède pas. Ce qui
traduit sa ferme détermination à ne pas voir le mariage entre son
fils et Agatha se réaliser. Ce qui arrive pourtant. Mbenda finit par
« épouser » la fille honnie à la grande
déception de sa mère. L'histoire remonte à quelque temps
après l'altercation entre Salomon et Maa Médi. Agatha est
allée rencontrer son partenaire pour lui soumettre son projet de
« partir pour un long voyage. [...] Elle allait y rester très
longtemps» (FAM, 159). Elle sollicite pour cela son avis : «
Alors décide-toi... Que je parte demain ? » (FAM, 160)
demande-t-elle. L'amant a bien compris le manège de la « fille
perdue » : « C'était une véritable
déclaration que la belle Agatha était en train de [lui] faire
» (FAM, 160).
Fanny qui est-là et comprend tout, « cligna de
l'oeil » (FAM, 160), question de dire à son mari : «
Allons donc, pourquoi laisserais-tu passer une telle occasion ? Sois
raisonnable : une femme qui vient te demander de la prendre, ne t'y trompe pas,
c'est une femme qui meurt
28- Le roi Salomon est un personnage dont la
notoriété est établie dans tout le village Bonakwan. Sa
vivacité intellectuelle lui vaut son nom, à en croire ce passage:
« il disait les choses qu'il pensait, avec des pointes de sagesse
dignes du nom qu'il portait. C'était, du reste, à cause de cette
sagesse que notre village l'avait sacré roi, bien que de toute sa vie,
Salomon n'eut connu que son métier de maçon » (FAM,
62). La célébrité évoquée dans l'extrait
tire son fondement du parallélisme entre ce personnage et celui de la
Bible ayant le même nom. Ce texte sacré présente le roi
Salomon comme un personnage dont la sagesse est incommensurable.
26
d'amour pour toi » (FAM, 160). Ayant
découvert le manège, « l'aveuglement
»29 et surtout la naïveté de Mbenda, le pousse
à persévérer dans l'erreur. Au lieu d'encourager sa
concubine à s'éloigner de lui question d'obéir à sa
mère, il l'empêche plutôt de partir:
« Ecoute, [...] Maa Médi ne veut pas entendre
parler de notre mariage, et personne dans notre village [...]. Personne sauf
peut-être le roi Salomon. [...] A part lui, il y a Fanny. Elle ne te veut
pas de mal, bien au contraire. Nous sommes deux à vouloir que tu ne t'en
ailles pas en voyage demain, ni même après demain »
(FAM, 160-161).
Fanny toute aussi naïve que son mari, argumente
« Oui, c'est vrai [...]. S'il n'y avait pas les `'autres»
à considérer, tu sais, tu pourrais venir habiter ici n'importe
quand. Mais surtout il ne faut pas que tu partes » (FAM, 161).
A partir des deux dernières interventions, il
apparaît que dans le jeu de relations entre les personnages, Mbenda en
tant que sujet opérateur et d'état, bénéficie du
soutien de Fanny et du roi Salomon qui sont ses adjuvants. Quand à Maa
Médi qui est le chef de file des opposants, elle a, comme alliés,
tout le reste des habitants du village et surtout la mère Mauvais-Regard
qui lui manifeste publiquement son attachement. Reconnu comme un personnage
ayant des pouvoirs maléfiques capables de sonder l'invisible, son nom en
dit d'ailleurs long, elle envisage un mauvais sort contre Fanny et Agatha au
cas où Mbenda vient à épouser cette dernière. Ayant
été au courant de tout ce qui se trame entre les trois, elle va
tout raconter à Maa Médi ; «Puis elle rentra chez elle,
en se disant dans son for intérieur que si `'leur fils» s'amusait
à leur faire `'une chose pareille», elle `' couperait le fil des
grossesses à ses deux épouses» » (FAM, 161).
N'empêche qu'après cette nuit, le mariage factice entre Mbenda et
Agatha se concrétise. Le narrateur raconte la scène :
« En effet, quelque temps après ce
soir-là, [Agatha] revint une nuit accompagnée d'une de ses
tantes. [...] Chacune d'elles portait une valise, une lourde valise. Elles
s'étaient installées, et avaient d'elles-mêmes
décidé qu'Agatha ne repartirait plus dans son village. ?C'est ta
femme à partir de cette nuit? [...] avait dit la tante d'Agatha, et je
vous souhaite du bonheur pour toute la vie... » (FAM, 168-169).
La facticité de ce « mariage » tient au fait
qu'il ne s'est pas passé selon les règles traditionnelles de
l'art. C'est donc à juste titre qu'il est caractérisé de
concubinage. Puisque Mbenda qui s'engage dans une telle alliance viole un
interdit ; il en est sévèrement puni.
29- Bremond Claude estime que l' « élément
moteur de la faute [est] l'aveuglement. » in Communication, 8,
L'Analyse structurale du récit, Paris, Le Seuil, 1981, P.79.
27
Au terme de cette analyse, il est clair que ce chapitre
relève le distinguo qu'il y a entre l'instabilité d'un
marié et celle d'un célibataire. Il a aussi pour objectif de
démontrer l'importance de la stabilité des partenaires dans une
relation amoureuse même illégitime. Par conséquent, il vise
à prouver que la frivolité est interdite dans Le Fils
d'Agatha Moudio. Mbenda viole cette loi en développant une relation
intime avec Agatha qui est une prostituée, alors que sa mère s'y
oppose vivement. La répression de son acte se manifeste par la mise en
quarantaine dont il est victime de même que sa maisonnée.
Dès le lendemain du jour où il s'installe dans un concubinage
avec la fille honnie, sa mère ne tarde pas à réagir. Elle
vient le voir le lendemain, accompagnée de son acolyte la mère
Mauvais-Regard, et lui dit :
« Je viens te voir et te parler en présence de
quelqu'un qui doit être mon témoin même après ma
mort. Tu as refusé d'écouter mes conseils, et tu es allé
prendre cette fille. Reste avec elle, je te souhaite de ne jamais le regretter.
Je sais, quant à moi, que cette petite femme blanche que tu viens
d'épouser t'en fera voir de toutes les couleurs [...] et, entends bien
ce que je te dis : Ne t'attends plus à me voir chez toi. Jamais plus
» (FAM, 169).
La rupture est scellée. Le mouvement est suivi par les
autres habitants du village. Le coupable décrit ainsi sa nouvelle
situation à la suite de sa mère : « Et les deux femmes
étaient reparties sans me laisser placer un mot. Depuis nous vivions
tous les quatre, mes deux épouses, `'ma fille» et moi, et tout le
village nous évitait autant qu'il pouvait » (FAM, 169).
Même ses fidèles compagnons de pêche le rejettent, ne
voulant plus de lui dans leur équipe. Mbenda est « furieusement
mis en quarantaine » (FAM, 169). Malgré les supplications du
roi Salomon pour que ses amis le gardent dans leur groupe, la décision
reste inchangée :
« Depuis près de deux mois, je vivais seul,
avec mes deux femmes et l'enfant de Fanny. J'allais seul à la
pêche, malgré l'intervention personnelle du roi Salomon, qui avait
longuement supplié mes compagnons de me garder dans leur équipe.
`'Nous aimons bien La Loi, avaient-ils répondu, mais quand il s'amuse
à épouser une femme qui fait la honte de notre communauté,
alors, nous ne sommes plus d'accord avec lui... »» (FAM,
168).
Mbenda se retrouve donc seul, abandonné à
lui-même, à cause de sa relation intime avec une fille frivole.
C'est pour éviter la prostitution que la société exige que
la jeune fille soit vierge avant le mariage.
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