V.3- Les secondes noces en guise
d'expédient.
Dans le but de détourner l'attention des siens, Mbenda
prend Agatha en secondes noces. Il adopte cette stratégie parce qu'elle
lui permettrait de se passer de Fanny sans que ses détracteurs ne s'en
aperçoivent. On se rappelle que la tante de cette dernière l'a
emmenée un soir, chacune d'elle chargée d'une grande valise, chez
son concubin sans que celui-ci s'y attende. Mais on ne pouvait parler en ce
moment de mariage puisque l'union ne s'était pas passée selon les
canons traditionnels. Le narrateur s'en souvient :
« En effet vous vous rappelez dans quelles
circonstances j'ai fini par épouser Agatha Moudio. Vous savez comment
elle-même était venue s'installer chez moi, à un moment
où je ne l'attendais plus, d'ailleurs [...] vous vous en souvenez. Et
lorsqu'elle vint chez moi un [...] soir, avec ses deux lourdes valises et
accompagnée par sa tante, elle se maria à la manière d'une
fille tout à fait libre de ses mouvements et de ses actes. »
(FAM, 197).
Mais la relation est normalisée peu après la
sortie de prison du père de la concubine. Ayant constaté,
après sa détention, que sa fille est « mariée »,
ce dernier réclame des présents qui tiennent lieu de dot :
« Dès le retour de Moudio, aussitôt
qu'il apprit que sa fille était mariée, il s'empressa de venir me
voir ; pour me souhaiter `' un bon mariage avec sa fille», et me demander
ce que je comptais faire à l'avenir. Cela voulait dire tout simplement
que je devais envisager l'avenir avec beaucoup de bouteilles et de cadeaux
destinés à mon beau-père : - Comment ? Tu me prends ma
fille, et je n'ai même pas bu une gorgée `' d'eau `' ? Me demanda
Moudio. » (FAM, 197-198).
Les cérémonies de pourparlers en vue de donner
ou de prendre une fille en mariage ne nécessitent pas toujours, dans le
contexte africain, la présence de tous les parents des deux parties. Un
seul individu, surtout du côté du prétendant, suffit pour
représenter les autres. On
61
peut considérer que le roi Salomon, qui accompagne
Mbenda pour aller remettre les cadeaux au père d'Agatha, est le
représentant des autres anciens de leur village. Le plus important, lors
de ce type de négociations, c'est la dot. Mbenda explique la
démarche qui les a conduits à normaliser sa relation avec la
fille de Moudio:
« C'est ainsi que le jour même, j'achetai un
pagne long et large, ainsi que deux bouteilles d'eau d'écosse, de la
célèbre marque Johnny Walker. Le soir, j'appelai le roi Salomon,
et ensemble, nous allâmes voir Moudio [...] » (FAM, 198).
Celui qui respecte cette démarche se sent
soulagé, fier d'avoir suivi les voies de la légitimation. Il
n'est plus considéré comme un « voleur de femme » ou
celui qui a pris « une fille perdu ». C'est ce qui arrive au
narrateur.
« Je venais de gagner la partie. Je savais que
désormais, personne dans ce village ne me refuserait d'être le
mari d'Agatha. [...] aussi, lorsqu'à son retour Moudio vint me voir pour
me demander `' une gorgée d'eau», considérai-je sa
démarche comme un véritable soulagement pour moi, plutôt
qu'un devoir à accomplir. La preuve était faite à
présent que je n'épousais pas `' une fille n'appartenant à
personne», comme des gens l'avaient dit volontiers chez nous.
J'étais heureux d'aller lui offrir les cadeaux que le roi Salomon et moi
avions apportés. » (FAM, 200-201).
La consécration de ce mariage se confirme lorsque la
famille de la fille exige qu'il verse une somme d'argent, devant servir de
montant de la dot, comme participation aux festivités
célébrant le retour de Moudio :
« Mon beau-père alla plus loin que je ne
l'avais prévu, car lui et ses gens m'obligèrent, en outre,
à contribuer en argent à la préparation des
festivités qui allaient avoir lieu pour saluer son retour au pays natal.
Lorsqu'il surent que j'allais le faire, ces braves gens de Bonakamé se
croisèrent les bras, en se disant que [...] ma contribution pouvait
équivaloir à la dot que j'aurais dù normalement payer pour
prendre Agatha... » (FAM, 201).
Il n'est pas donc erroné de parler de polygamie en ce
qui concerne la situation matrimoniale de la Loi. Puisque, si son mariage avec
Agatha est caractérisé de factice au début, il se
normalise par la suite comme nous venons de le démontrer. Seulement,
cette bigamie est un acte de désobéissance qui vise à
léser l'épouse choisie par le père. Il épouse
Agatha parce qu'il ne considère pas Fanny comme sa femme. Les
déboires qu'il rencontre dans son ménage à trois
justifient son mal-être.
62
De bout en bout, La Loi se distingue dans le récit
comme le personnage le plus récalcitrant. Son refus d'épouser la
fille que son père a choisie avant de mourir lui est grandement
préjudiciable. La stérilité dont il est victime est la
matérialisation de la malédiction dont il est victime. Dans un
milieu où la procréation constitue la raison d'être de tout
individu et même de tout mariage, Mbenda n'a pas fait d'enfant bien qu'il
ait épousé deux femmes fécondes. Ses deux mariages
s'avèrent donc inutiles. Son rêve de procréation, comme le
souligne Ndachi Tagne56, ne se réalise pas quand on sait
combien compte l'enfantement dans son environnement. L'enfant assure
l'intégrité, la pérennité de l'espèce
humaine et même l'immortalité. Les recherches de l'anthropologue
américain Bohannan, menées sur les cultures africaines, valident
cette affirmation :
« Ce n'est qu'en mettant au monde un enfant qu'une
femme devient authentiquement membre du groupe de parenté de son mari,
et ce n'est qu'à la naissance de l'enfant qu'un homme est assuré
de "l'immortalité" d'une position dans la généalogie de sa
lignée, ou même de sécurité et d'estime
auprès des membres les plus importants de sa communauté
»57.
Eboumbou, un des amis de Mbenda, soutient cette idée.
En réaction à Ekéké58 qui condamne la
polygamie parce que, dit-il, elle nécessite beaucoup de dépenses
; car entretenir plusieurs femmes n'est pas facile, il déclare :
« Il ne s'agit pas de les entretenir, [...], il s'agit simplement de
leur donner la chance de mener une vie de femme : être dans un foyer, y
faire des enfants pour la continuation nécessaire de l'espèce
humaine... » (FAM, 185). Ce propos encourage et célèbre
la polygamie parce qu'elle permet d'avoir un maximum d'enfants. Ce qui n'est
pas le cas pour La Loi. Son infertilité est un signe de colère de
ses ancêtres, représentés par son défunt
père.
L'importance de l'enfant dans le texte peut également
être considéré comme un élément justificatif
de la stérilité de Mbenda. Puisque dans un contexte où la
progéniture assure l'intégrité et une valeur sociale, la
stérilité s'apparente à la mort. David Ndachi Tagne
s'inscrit dans cette vision lorsqu'il pense que :
« Le caractère sacré de l'enfant en
tant que signe de vie dans une famille apparaît clairement dans le roman
camerounais, que le site soit exclusivement le village ou la ville
56- Confer introduction.
57- Bohannan, Paul, L'Afrique et les Africains, Paris,
Editions Inter-Nationales, 1969, P.240.
58- Ekéké est lui aussi un ami et même un
cousin de Mbenda (FAM, 184).
63
ou à cheval entre les deux univers. Un [homme]
n'a-t-il pas d'enfant que cela apparaît comme une malédiction
qu'il faut conjurer par tous les moyens. »59.
Ebélé Wei partage ce point de vue lorsqu'il
atteste que, chez les Duala, la naissance fait partie des cinq missions ou
fonctions du corps, et par conséquent d'un homme60. Pour
être plus précis, Ndachi Tagne s'inscrit dans cette logique et
affine sa pensée quand il déclare:
« Si l'on s'oppose au mariage de Mbenda avec Agatha,
c'est qu'elle a jusque-là mené une vie désinvolte qui
risquerait de l'empêcher d'avoir des enfants. [...]. Le drame de Mbenda
dans Le Fils d'Agatha Moudio, c'est que Fanny - qu'il
considérait comme étant trop jeune - et Agatha qu'il
épouse en secondes noces lui produiront toutes des enfants
adultérins. »61.
Le dépaysement du fils de Maa Médi à la
fin du récit est donc compréhensible : malgré son statut
de polygame, il n'a pas procréé. Il a été
prouvé qu'il n'est pas le géniteur des deux enfants qui ont vu le
jour dans son foyer. Le premier, à savoir la fille de Fanny, a pour
père Toko. Le second qui est un mulâtre est celui d'un Blanc.
L'amertume dans laquelle la dernière naissance le plonge, justifie son
désenchantement. Après la naissance du fils d'Agatha, il est
invité à attendre un mois pour voir si cet enfant prendrait la
« couleur définitive » (FAM, 206). Cette invitation
l'excite vivement : « Encore une fois, les événements me
forçaient ainsi à tourner mes yeux vers l'avenir. `' Mais quand
donc vivrai-je le présent complet ?» [Pensa-t-il] avec amertume
» (FAM, 205). Il dit « encore une fois » parce
qu'après la naissance de Adèle, le roi Salomon l'avait
consolé en lui faisant croire que : « mon fils, un enfant est
un enfant, [...]. Un enfant, c'est avant tout ce qu'il sera demain. Je te
répète, les yeux n'ont pas besoin de regarder derrière...
» (FAM, 146).
Pourtant, cette fois-ci, la situation est plus douloureuse
à supporter. C'est avec beaucoup d'angoisse et d'anxiété
qu'il s'en va rechercher du réconfort auprès de Salomon.
Après la confirmation de la mère Mauvais-Regard du fait qu'il
n'est pas le père de l'enfant d'Agatha, il raconte : « Je m'en
allai, la tête lourde, répéter au roi Salomon ce que je
venais d'apprendre. Que faire ? Lui demandai-je » (FAM, 206). Les
conseils et le réconfort que Salomon lui apporte à la fin du
récit montre qu'il est abattu :
59- Ndachi Tagne, David, Roman et réalités
camerounaises, Op.Cit., P.126.
60- Ebélé, Wei, Op.Cit., P.58.
61- Ndachi Tagne, David, Op.Cit., P.126.
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« Allons, fils, remets-toi, [...] ; et puis regarde
donc les choses en face. Tu n'as pas le droit de te laisser abattre ainsi, toi.
La Loi, le plus fort des jeunes gens de chez nous. Et puis, tu sais, qu'il
vienne du ciel ou de l'enfer, un enfant c'est toujours un enfant. »
(FAM, 207).
Deux raisons peuvent justifier le dépaysement de
l'insoumis : d'abord l'adultère de ses épouses certes, ensuite et
surtout la stérilité dont-il est victime à la fin de son
aventure. Il s'en tire d'ailleurs comme le grand perdant. Il se souvient
amèrement des propos maléfiques tenus à son encontre par
sa mère après qu'il engage une vie de concubinage avec Agatha
: « Mon fils, me répétait-elle, c'est moi qui te le dis,
cette femme-là...elle t'en fera voir de toutes les couleurs »
(FAM, 208). Sa malédiction n'est pas seulement le fait de Maa
Médi ; la providence s'acharne aussi contre lui. Il pense qu'il a
été « trompé par le sort » (FAM, 208).
La Loi est donc victime d'une ironie du sort. Les regrets qui clôturent
l'intrigue sont une leçon qui invite les uns et les autres à
l'obéissance et surtout au respect du choix d'un conjoint fait par un
parent.
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