V.2- L'adhésion hypocrite de
l'entêté.
Persuadé qu'il ne peut convaincre sa mère,
Mbenda fait semblant de s'aligner. Il s'agit là d'une autre forme de
ruse. L'échec de la contestation ouverte conduit l'obstiné dans
une sorte d'hypocrisie. Il fait semblant d'obéir à ses parents en
feignant d'être d'accord avec les anciens de son village qui sont
chargés de rencontrer la famille de Fanny. Lorsque sa mère
l'informe qu'elle a vu le chef Mbaka pour qu'il mobilise ses pairs afin qu'ils
aillent rencontrer la famille de Fanny, Mbenda ne manifeste aucune
résistance. Seulement, on peut s'apercevoir que ce n'est pas de
gaieté de coeur qu'il adopte cette attitude. Pour lui, c'est un moyen de
se mettre à l'abri des haines et des tentatives de meurtre dont il peut
être victime. Surtout que parmi les anciens consultés pour la
cause, il y a Eya dont tout le monde redoute le pouvoir maléfique.
Pourtant, le chef Mbaka, en compagnie des autres, se montre très
démocrate quand il le reçoit pour un entretien pour avoir son
avis au sujet de leur intervention dans son mariage :
« Ecoute, fils, dit le chef, je dois t'annoncer tout
d'abord que l'esprit de ton père est présent ici, avec nous, en
ce moment même. Sache donc que nous ne faisons rien qui aille contre sa
volonté [...] nous allons te marier. C'est notre devoir de te marier,
comme cela a toujours été le devoir de la communauté de
marier ses enfants. Mais, si à l'exemple de certains jeunes gens
d'aujourd'hui, tu crois que tu peux mener à bien, tout seul, les
affaires de ton propre mariage, nous sommes, prêts à te laisser
les mains libres, et à ne plus nous occuper de toi dans ce
domaine-là » (FAM, 60).
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La liberté que le chef laisse à Mbenda est
motivée par le fait que Maa Médi n'ait « pas
caché [son] inquiétude au sujet d'Agatha, et [qu'elle] lui [ait]
rappelé que la fille de Tanga [lui était] destinée »
(FAM, 59). Même si Mbenda pense que cette liberté est
« toute théorique » (FAM, 61), on ne peut pas manquer
de relever son désintérêt pour son mariage avec Fanny.
D'ailleurs, lui-même affirme que, n'eut été sa peur pour un
mauvais sort, il n'aurait pas admis la médiation des anciens ; et par
conséquent, il n'aurait pas épousé la fille de Tanga. Il
avoue en ces termes:
« Et puis, comment oser dire à ces gens graves
et décidés, que je voulais me passer d'eux ? Je vous dis qu'il y
avait-là, entre autres personnes, Eya, le terrible sorcier, le mari de
la mère Mauvais-Regard. Dire à tout le monde présent que
je refusais leur médiation, c'était presque sûrement signer
mon arrêt de mort » (FAM, 61).
Le choix que Mbenda opère dans l'alternative du chef
n'est pas de son initiative. Il est motivé, au cours de l'entretien
où tous les sept anciens sont-là, par le roi Salomon qui, d'un
geste discret de la tête, le lui a inspiré. Coincé
« au carrefour des temps anciens et modernes » (FAM, 61),
comme il le dit, il ne sait pas où donner la tête. Il sollicite du
regard le roi Salomon afin que celui-ci l'oriente dans son choix.
« Je pensai, dans mon for intérieur, que de
tous ces hommes groupés autour de moi, seul le roi Salomon pouvait
m'inspirer une certaine confiance [...]. Je tournai les yeux vers lui, comme
pour lui demander conseil. Il secoua affirmativement la tête, assez
légèrement pour que les autres ne voient pas, assez cependant
pour que je comprenne, et moi je devais me ranger à son avis, »
(FAM, 62).
C'est dire que, si le roi avait réagi
négativement, il se serait mis d'accord avec lui et n'aurait pas
cédé au choix de son père. Jusqu'à lors, son
engagement n'est pas total. Il prie Dieu pour que les négociations
engagées plus tard avec la famille de Fanny échouent. Pendant que
les pourparlers se déroulent et vont d'ailleurs bon train, il prie pour
qu'ils aboutissent à une impasse : soit que la famille de Tanga refuse
de se soumettre à la volonté d'Edimo, son père, soit
qu'elle complique la tâche au point de décourager Mbaka et les
autres :
« Les parents de Fanny pouvaient aussi bien refuser
notre mariage. Après tout, rien ne les forçaient à
l'accepter : les dernières volontés d'un homme qui n'était
pas de chez eux, ne pouvaient guère engager toute leur
communauté. `' Seigneur, souhaite-t-il, s'ils pouvaient seulement avoir
la bonne idée de refuser, ou de nous compliquer les choses à tel
point que nous soyons, nous-mêmes amenés à nous
désister...» » (FAM, 72).
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Au moment où les négociations au sujet de la dot
sont de plus en plus houleuses et que les deux familles sont déjà
sur le point de s'entendre pour la somme et les cadeaux à verser, un
fait embarrassant vient perturber les pourparlers. Un des parents de Fanny
prend la parole et informe ceux de Mbenda que, parce qu'ils ont
traîné avant de venir demander leur fille en mariage, celle-ci est
déjà fiancée à Manfred Essombé, un jeune
homme de Bonapriso, vendeur à la « Compagnie Soudanaise »
(FAM, 81). Cette déclaration ravit Mbenda qui, parce que les
négociations allaient jusque-là bon train,
désespérait déjà. On peut l'entendre dans un regain
d'espoir et de joie s'exclamer : « tout espoir de me voir
débarrassé de Fanny n'était-il pas encore perdu ? »
(FAM, 81). Mais cette satisfaction est éphémère. Car
Mbenda qui voit dans les précédentes fiançailles une
entorse pour son mariage avec Fanny, est surpris de voir sa famille rembourser
la dot précédente. Et le mariage entre le fils d'Edimo et la
fille de Tanga est conclu. Mais Fanny continue d'habiter chez eux. Un soir
où Mbenda et ses amis se font raccompagner par la jeune fille au terme
d'une visite chez la belle-famille, on peut l'entendre se dire :
« De toute façon, Fanny était encore
une petite gamine, et je n'avais pas encore commencé à la
considérer comme une fille devant bientôt devenir mon
épouse. [...] Je ne pouvais pas dire que cette petite compagne timide
jusqu'au mutisme me ravit tellement le coeur. (FAM, 96-97).
Même le soir du kidnapping où, de son retour de
chez Agatha, il trouve Fanny et Maa Médi chez lui, il continue de
s'entêter. En le voyant, sa mère dit à la jeune
mariée : « Ma fille, [...], voici mon fils. C'est ton mari.
Reste ici avec lui, pour le servir et lui faire des enfants, beaucoup d'enfants
» (FAM, 101). Il réagit ainsi dans son for intérieur
:
« Je ne fis pas davantage attention à la
pauvre Fanny que lorsque j'allais voir ses parents, soit disant pour faire la
cour à ma fiancée. Pour moi, c'était une petite fille,
dont il fallait avant tout achever l'éducation en attendant que, plus
tard, elle se mit à me faire des enfants » (FAM, 101).
Il se dégage de ces propos un
désintérêt de Mbenda à l'égard de Fanny bien
que les deux soient mariés. Enfin, l'hypocrisie se manifeste à
travers le refus de tout contact sexuel avec l'épouse choisie. Ceci nous
amène à qualifier leur union de prétendu mariage. Car,
l'acte sexuel qui est le fondement de l'intimité d'un couple et d'un
mariage, puisque le but principal du mariage est la procréation, est
absent entre eux. Depuis que les deux sont mariés, il y a environ deux
ans, ils n'ont jamais connu ce type de plaisir, ceci à cause de Mbenda.
Il estime que sa
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partenaire est une gamine et qu'il ne voudrait pas «
commettre un détournement de mineure » malgré les seize
ans de la jeune fille. Lui-même donne les raisons pour lesquelles il la
délaisse :
« Vous savez que je ne m'étais pas encore
proposé de faire un enfant avec cette enfant de seize ans à
peine. Elle avait beau être ma femme, je ne la connaissais pas davantage
pour cela. "Il faut attendre qu'elle soit plus grande ; me disais-je chaque
fois que je sentais une envie sérieuse de commettre un
détournement de mineure" » (FAM, 141).
Ce refus est une forme de contestation du choix de son
père tout comme la bigamie dans laquelle l'entêté se
retrouve.
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