LE RESPECT DU CHOIX DES PARENTS.
CHAPITRE V :
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La sécurisation du régime endogamique donne le
pouvoir aux parents de marier leur progéniture. C'est le cas dans le
roman de Francis Bebey. Le père de Mbenda avant de mourir, lui a
trouvé une femme même si celle-ci n'était pas encore
conçue. Cette dernière volonté est au centre des
préoccupations de toute l'intrigue car c'est elle qui
déchaîne les passions et permet le déploiement des actions
qui débouchent sur la malédiction de Mbenda qui viole cette loi
à travers une ruse bien concoctée. La prééminence
de cet élément dans le récit justifie la position de ce
chapitre. Puisque c'est le non-respect de cette dernière volonté
qui donne au roman tout son sens. Dès lors, il se pose le
problème de l'acceptation d'un conjoint choisi par des ascendants. En
effet, il est strictement interdit dans la société du texte de
désavouer le partenaire choisi par un parent. La violation de ce
principe se fait d'abord à travers l'opposition ouverte contre la
dernière volonté, ensuite l'adhésion hypocrite de
l'entêté et enfin les secondes noces en guise
d'expédient.
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V.1- L'opposition ouverte contre la dernière
volonté.
La ruse de Mbenda commence par le fait qu'il minimise sans
détour Fanny, la fille choisie par son défunt père.
Celui-ci avant de rendre l'âme, a pris la peine de lui trouver une femme
même si celle-ci n'était pas encore née. C'est à
Tanga, son ami intime, qu'il s'est confié. C'est pour cette raison que
nous pensons qu'il s'agit d'une dernière volonté. En ces termes,
le défunt s'adresse à son ami : « Ecoute, Tanga, si
jamais l'une quelconque de tes femmes a une fille un jour, je t'en supplie,
donne la pour épouse à mon fils, tu m'entends, Tanga ? »
(FAM, 26). Le narrateur précise que : « Et Tanga avait
répondu oui en pleurant, voyant que son ami fermait les yeux pour de bon
» (FAM, 26-27). Les propos du mourant indiquent que, jusqu'alors,
Tanga n'avait pas encore un enfant de sexe féminin. Et Mbenda, à
ce moment n'avait que six ans. Il se rappelle des fiançailles entre lui
qui n'était qu'un gamin et une fille qui n'était même pas
encore conçue : « C'est ainsi qu'à l'âge de six
ans, je me trouvais déjà fiancé, bien que ma future femme
ne fut même pas encore conçue dans le ventre de sa mère.
» (FAM, 27).
Malgré la jeunesse de La Loi et
l'imprévisibilité de l'avenir - il pouvait ne pas avoir de fille
plus tard - Tanga ne dénie pas la dernière volonté de son
ami. Connaissant toute la sacralité d'un voeu formulé à
l'heure de la mort, il fait tout pour que celui-ci se réalise. Sa plus
grande contribution est avant tout celle de mettre au monde une fille.
S'étant rendu compte que ses deux épouses ne lui font que des
garçons, il est obligé de prendre une troisième femme,
qui, finalement, donne naissance à Fanny, sa première fille. La
quête d'un enfant de sexe féminin dure trois années ; ce
qui veut dire que l'opération n'a pas été facile. Le
narrateur explique :
« Quelques trois années passèrent,
avant [que ma fiancée] se montrât enfin au grand jour :
c'était Fanny, la première fille de la femme de Tanga, ou
plutôt de sa troisième femme ; car voyant qu'aucune des deux
épouses qu'il avait, lors de la mort de mon père, n'arrivait
à mettre de fille au monde, Tanga, par amitié pour mon
père, prit une troisième femme, qui lui donna finalement une
fiancée pour moi. » (FAM, 27).
Toutes les peines que Tanga s'est donné pour avoir une
fille justifient à suffisance la puissance de la « dernière
parole » et l'obligation d'honorer la mémoire des morts. Mbenda le
confirme : « Chez nous, le meilleur testament écrit n'avait
guère la force de la parole de l'homme devant la mort. La parole
signifie la vie, la vie qui continue, et que l'homme doit respecter à
tout moment, parce qu'elle est la seule chose d'ici-bas qui ne passe
guère » (FAM, 25).
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Pourtant, La Loi désobéit avec ruse à son
père, même si on peut considérer que ses arguments ne sont
que des prétextes. Puisque la jeunesse de la fille et l'impatience qu'il
évoque, ne sont pas fondées. Il trouve que Fanny qui lui est
destinée est beaucoup plus jeune que lui. Car elle a treize ans tandis
qu'il en a vingt-deux. Il s'imagine que Agatha, pourtant vilipendée, qui
a dix-sept ans, lui convient mieux :
« Fanny avait maintenant treize ans. J'en avais
vingt-deux. Je me demande pourquoi je fis machinalement ce rapprochement,
mentalement, pour découvrir qu'Agatha, qui avait un peu plus de dix-sept
ans, me conviendrait certainement mieux, comme épouse, que Fanny. »
(FAM, 27).
Sa mère qui porte une grande attention sur lui parce
qu'elle ne veut pas qu'il dérape en déshonorant la mémoire
de son défunt époux, comprend l'alibi. Elle s'engage à
dissiper l'embarras de son fils au cours d'un échange:
« Tu sais, ce n'est pas parce qu'elle n'a que treize
ans que tu vas refuser de l'épouser... Au contraire, son âge est
un atout pour toi. Une femme, mon fils, ça se travaille.
Prends-là pendant qu'elle est encore toute petite, et tu auras tout le
temps de la façonner à ta manière, et d'en faire une
épouse tout à fait à ta convenance. A treize ans, elle
n'est pas trop jeune pour se marier, crois-moi » (FAM, 27).
Dans le strict souci de voir se concrétiser le voeu de
son défunt époux, Maa Médi va plus loin dans son
argumentaire en invitant son fils à la patience. Si celui-ci trouve que
Fanny est très jeune, rien ne l'empêche cependant d'attendre
quelques années, le temps qu'il estime déjà la fille plus
mature afin de l'épouser. L'insistance de la mère dévoile
en filigrane la sacralité de la dernière volonté. Pour
elle, quel que soit le temps que cela va prendre, le plus important c'est que
Mbenda se marie avec celle que son père a choisie. C'est pourquoi,
poursuivant sa réflexion, elle déclare : « Et puis,
dis-moi : Qu'est-ce qui te presse de te marier tout de suite ? Tu peux bien
attendre encore un an ou deux, et prendre femme lorsque Fanny aura quinze
ans... C'est l'âge que j'avais, moi-même, lorsque ton père
m'épousa... » (FAM, 28).
Maa Médi croit pouvoir infléchir la position de
son fils en l'invitant à la patience. Pourtant elle lui donne là
l'occasion de montrer qu'il ne peut plus attendre. Mbenda se saisit de la
proposition de sa mère comme une bouffée d'oxygène puisque
cet argument suscite en lui un autre prétexte. Il estime qu'il ne peut
plus attendre quelque temps avant de se marier. Sachant que le mariage a une
grande valeur dans son environnement, il croit que sa mère va
céder à son
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voeu d'épouser Agatha sur le coup. Il ignore que le
problème n'est pas de se marier mais celui de savoir qui est-ce qu'il
doit épouser. Il se dévoile ainsi :
« C'était-là que commençaient
les divergences. C'est que je n'avais plus l'intention d'attendre un an ou deux
pour me marier. Je voulais le faire le plus tôt possible, je crois que je
l'aurais fait tout de suite, si Maa Médi m'avait donné
l'autorisation d'épouser Agatha Moudio » (FAM, 28).
Ces propos révèlent son irrespect
vis-à-vis des dernières paroles de son père ; il s'en
moque d'ailleurs. Selon lui, c'est sa mère qui est l'empêcheuse de
tourner en rond. Pourtant, celle-ci n'a pour seul souci que celui de voir le
voeu de son défunt mari se réaliser. Il confirme son
entêtement et le désaveu de la volonté de son père
en rétorquant à sa mère : « Si j'épouse
Fanny parce que je suis obligé de le faire, [...] eh bien, je le ferai,
Maa. Seulement que j'attende encore deux ans, je ne le voudrais pas »
(FAM, 28). Son seul souhait quand il s'entête c'est de ne pas
épouser Fanny mais plutôt Agatha même si son mariage avec
cette dernière déboucherait sur une fatalité. Il
s'accroche davantage sur son impatience pour discréditer Fanny :
« Je venais de fixer un point sur lequel je me
voulais intransigeant. J'espérais par là conduire ma mère
à admettre qu'il me fallait une femme tout de suite, et une femme qui en
fût déjà une, non une épouse-enfant [...] Je me dis
que cette "femme qui en fût déjà une" serait Agatha »
(FAM, 29).
Maa Médi comprend aussi cet autre alibi. C'est
pourquoi, très intelligemment et avec beaucoup de courtoisie, elle
rétorque : « Si tu la veux tout de suite, mon fils, rien de
plus simple, puisque son père n'attend qu'un mot de nous »
(FAM, 29).
Précédemment, on a vu que deux motifs la
motivaient à condamner la relation de Mbenda avec Agatha : le
caractère prostitué de cette dernière et ses rapports
intimes avec des infortunés et des étrangers. Un autre motif
vient se greffer à ceux-ci : le devoir de mémoire. Elle veut voir
traduite dans les faits la dernière volonté de son cher
époux. Pour cela, elle tient à écarter tout danger, toute
présence féminine qui peut détourner son fils :
« La position de Maa Médi était
nettement définie. Ma brave mère restait d'autant plus
fidèle à la dernière volonté de son mari, qu'elle
considérait Agatha comme la seule fille
au monde à qui je ne devrais jamais faire de
proposition de mariage. » (FAM, 29).
Pourtant, malgré tout, Mbenda s'enlise dans l'erreur et
la bêtise. Il cède au charme de la fille désavouée :
« Devant Agatha, je me sentais encore plus incapable que jamais de
suivre les conseils de ma mère. Elle m'ensorcelait,
littéralement... » (FAM, 30).
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Le regret qu'il éprouve plus tard indique que rien ne
l'oblige à se marier plus tôt, surtout qu'il ne connaît rien
du mariage. Si aucune motivation ne peut justifier son impatience, on peut donc
conclure qu'il est tout simplement animé par le seul besoin de
désobéir à ses parents. Et c'est la raison pour laquelle
nous qualifions ses arguments de prétexte. Il l'approuve en ces termes
:
« Je ne sais pas, moi non plus, ce qui me pressait
tant. Aujourd'hui, cela me paraît même ridicule, que j'aie voulu
à tout prix me marier le plus tôt possible, juste au moment
où ma mère pensait le contraire : c'est d'autant plus ridicule,
que je ne savais pas très bien ce qu'un homme faisait d'une femme une
fois qu'il l'avait épousée ». (FAM, 28-29).
Malgré l'aveuglement de Mbenda par le charme d'Agatha,
il s'aperçoit qu'il ne peut faire fi de Fanny. Il feint d'obéir
à sa mère en optant pour une autre stratégie beaucoup plus
insidieuse qui limite ouvertement l'affrontement.
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