IV.2- L'hostilité contre les unions
interraciales.
Les Occidentaux, bien qu'ils soient les Maîtres parce
que ce sont des colons, et malgré leur richesse, n'ont pas les faveurs
des Bonakwan. Ainsi, le matérialisme de ce peuple a des limites quand il
s'agit de préserver la pureté du sang. Tout lien affectif avec
les Blancs suscite des passions. Maa Médi accuse Agatha d'avoir des
randonnées avec des Occidentaux : elle va tous les jours « au
quartier européen se faire inviter par le premier blanc »
(FAM, 21).
L'étonnement de Dooh lorsqu'il aperçoit cette
dernière dans la voiture d'un Blanc est aussi fort illustratif. En
effet, une belle voiture bleue appartenant à un Européen s'est
amenée
49
dans le village d'Agatha pour l'embarquer. À son
retour, elle s'est embourbée au niveau de Bonakwan : « C'est
alors que les gens, qui s'affairent autour d'elle, [pour la faire sortir de la
boue] remarquèrent à l'intérieur...Agatha »
(FAM, 149). Et Dooh de s'écrier : « Tiens, Agatha, [...].
C'est donc toi, notre soeur, qui part, ainsi dans la voiture d'un blanc ?
Connais-tu donc le propriétaire de cette auto ? » (FAM, 150).
Que d'interrogations qui désapprouvent l'exogamie !
Rien d'étonnant dans cette attitude quand on sait que
Le Fils d'Agatha Moudio a un fort enracinement dans la culture Sawa et
notamment duala. Et de ce fait, fort du principe selon lequel « toute
oeuvre littéraire, dans sa construction et ses effets, entretient
d'étroites relations avec les dimensions sociales, historiques et
mythiques de l'existence »50, l'auteur a dû puiser
dans sa culture d'origine. Car il est connu que les Duala nourrissent une
certaine antipathie pour l'étranger. Ebélé Wei, de son
vrai nom Valère Epée, un grand dignitaire de cette
communauté a voulu contester cette identité, pourtant il la
confirme et la justifie plutôt lorsqu'il dit : « Accusé
à tort d'une [exogamie] largement justifiée, [les Duala] ont
quand même mieux que d'autres contribué à renverser au
Cameroun le règne colonial blanc... »51
Un élément permet de comprendre cette haine :
les excès de la colonisation. Malgré le fait que Le Fils
d'Agatha Moudio est une oeuvre qui a été publiée en
1967, c'est-à-dire après l'indépendance du Cameroun, les
séquelles du mouvement colonial et notamment ses vices, y sont
très présents. Outre le phénomène de transgression
qui traduit les velléités d'abandon des traditions locales, on
peut citer les pillages52. On peut aussi penser à
l'assassinat des chefs Duala à l'instar de Rudolph Douala Manga Bell,
pendu le 08 août 1914. Ebélé Wei rappelle à cet
effet que : « Les Duala, [...] sont depuis le grand sacrilège
de1914, foncièrement méfiants envers les Blancs...Lesquels,
à en croire la vieille rumeur générale, ?vous soutirent
tout sans rien vous livrer d'eux? »53.
Ainsi, on comprend pourquoi la société du texte
est anti-occidentale en particulier et contre les étrangers en
général. Ce comportement tire son fondement de la fierté
que ce peuple éprouve pour sa tribu.
50 - Glaudes, Pierre et Reuter, Yves, Le Personnage,
Paris, P.U.F., 1998, P.32.
51 - Ebélé, Wei, Le Paradis Tabou : autopsie
d'une culture assassinée, Op.Cit,, P.29.
52- Les chasseurs blancs pillent la forêt de Bonakwan
(FAM, 5-16).
53- Ebélé, Wei, Op.Cit., P.23.
50
Les Bonakwan éprouvent un grand engouement lorsqu'il
s'agit de préserver leur identité. Ceci explique les
châtiments dont ils accablent ceux d'entre eux qui transgressent les
lois. Leurs ancêtres sont des conquérants qui ont pu imposer leur
hégémonie dans les localités riveraines. Ils ont
glané beaucoup de richesses au cours de leurs conquêtes. Les
Bonakwan se sentent le devoir de pérenniser ce dynamisme. Pour ce faire,
ils préservent le lien de sang en évitant d'embrasser «
n'importe qui ». Le narrateur l'approuve en ces termes :
« Nous étions, dans la proche banlieue de
Douala, les descendants de Bilé, fils de Bessengué, cet homme qui
avait autrefois étonné toutes les tribus doualas par son
incomparable richesse, et qui régna sur la tribu des Akwas `'pendant des
siècles», même après sa mort. Nous ne pouvions donc
pas `'épouser n'importe qui»» (FAM,13).
Le narcissisme que ce peuple éprouve le porte vers le
courage et l'entrain à défendre leurs intérêts. Deux
éléments le démontrent : la pression que Moudiki exerce
sur le chef Mbaka pour qu'il revendique un dédommagement des singes que
les colons pillent et le challenge que Mbenda oppose aux Blancs afin qu'ils
cèdent à la doléance.
La forêt de Bonakwan est pillée sans contrepartie
par les chasseurs blancs qui y pratiquent leur activité tous les
dimanches. Cette situation irrite les autochtones qui se sentent
dépossédés indûment de leurs biens et
ridiculisés dans leur fierté. Moudiki est le premier à
manifester son ras-le-bol en exigeant au chef Mbaka de réclamer un
dédommagement. Après une vive dispute motivée par
l'hésitation du chef qui évalue les risques d'une telle action
puisqu'il s'agit quand même de s'opposer aux Blancs, donc aux
Maîtres, Moudiki finit par convaincre son vis-à-vis en affirmant
:
« Chef Mbaka, j'ai toujours eu l'impression que ton
sens pratique n'était pas placé au bon endroit, mais cette
fois-ci, je crois que je ne me trompe pas. Je vais t'expliquer ce que je veux
dire : ces gens-là ce ne sont pas des gens de chez nous ; ce sont des
étrangers. S'ils viennent chasser ici, nous ne pouvons pas leur
permettre de le faire gratuitement. Ils devraient payer quelque chose... »
(FAM, 7).
La seconde action revendicatrice est posée par Mbenda.
Dans un affront ouvert, il défie les chasseurs qui s'entêtent
à ne pas plier l'échine. La pression de Moudiki décide le
chef qui formule finalement la doléance de la communauté aux
colons. Mais ceux-ci refusent de céder :
« Tu ne l'auras pas, ton sel54 pour la
tribu. Nous ne vous devons rien. Nous venons ici chasser des singes qui
n'appartiennent à personne. D'ailleurs sans nous et nos fusils,
54- Le locuteur parle de sel parce que dans sa requête,
le Chef Mbaka a réclamé de l'argent pour acheter du sel pour la
communauté (FAM, 11).
51
la colonie des singes de votre forêt vous causerait
bien du tort jusque dans votre village. Nous sommes des bienfaiteurs, et c'est
vous, au contraire, qui devriez penser à nous payer quelque chose, au
lieu de nous faire perdre notre temps alors que nous avons faim... »
(FAM, 13).
Cette réaction irrite profondément Mbenda qui sort
de sa réserve. Il le confirme en déclarant :
« Vous faire perdre votre temps ? Parce que vous avez
des fusils, vous croyez que nous aurons peur de vous demander de nous
dédommager si vous venez chasser dans notre forêt ? Eh bien, je
vous déclare que vous ne partirez pas d'ici avec ces singes, si vous ne
faites pas comme vous le demande le chef Mbaka... » (FAM, 14).
La dureté du ton de ce propos traduit le souci de
défendre l'orgueil et l'identité transmis par les ancêtres.
L'intérêt porté à la défense du patrimoine
communautaire est si grand que tout le village se désole de l'attitude
d'Agatha qui a eu l'impudence d'aller avec « n'importe qui
». Le narrateur l'approuve :
« Personne chez nous ne lui pardonnait. [...] Elle
avait été une affaire dégoûtante. Je me souviens, en
entendant Maa Médi me [...] rappeler [l'histoire], de la honte que nous
avions tous eues à l'idée qu'une descendance de Bilé, fils
de Bessengué, s'était abaissée à ce point,
entraînant dans l'ignominie le souvenir de l'ancêtre
irremplaçable. [...] c'est vrai, Maa, dis-je, c'est vrai, j'avais
oublié tout cela » (FAM, 22).
Il est donc clair que les Bonakwan éprouvent une grande
fierté d'eux-mêmes. Ceci se matérialise par le narcissisme
et l'entrain à défendre le patrimoine ancestral qui les
caractérisent. Ces attitudes particularisent l'endogamie car cette
institution préserve l'identité. On comprend alors pourquoi les
méfaits d'Agatha lui valent une punition.
Force est de constater que les relations intimes avec un
étranger sont proscrites dans l'univers de notre corpus. C'est pour
cette raison que la « justiciable »55 est
vivement raillée. Maa Médi est la première qui manifeste
son mépris lorsque, évoquant l'aventure avec Headman, elle avance
: « Dis moi qu'elle n'est pas [une fille perdue] » (FAM,
21).
Tout le village, à travers les rires de moquerie de
Dooh et ses amis, se joint à elle pour accabler Agatha. Cette
désapprobation se manifeste au lieu où l'automobile bleue
s'est
55- Bremond, Claude, Op.Cit., PP. 66-82 (Les justiciables,
selon la terminologie de Bremond, sont les mis en cause dans la violation d'un
interdit).
52
embourbée, à la suite de l'outrage de la
coupable. Cette réaction suscite la dérision que le narrateur
décrit ainsi : « Et la foule moqueuse se mit à rire,
rire jusqu'au point de décontenancer Agatha... » (FAM, 150).
Dans un autre contexte, on aurait vu les villageois affichant un regard envieux
à l'égard de leur congénère et ceci à cause
du confort dans lequel elle se retrouve. Que non ! Ils la vilipendent au
contraire.
Agatha, de même que sa lignée, est aussi mise en
quarantaine. Le fait qu'elle soit allée avec Headman est si honteux et
humiliant que les descendants de Bilé se désolidarisent de
l'arbre généalogique qui unit leur lignée à celle
de la traître :
« Dans notre village, nous étions
consolés en nous disant qu'après tout, les gens de chez Agatha
appartenaient à une branche de l'arbre généalogique tout
à fait différente de celle dont nous étions descendus.
Nous avions tenu bon dans cette façon d'expliquer les `' [bêtises]
des filles de Bonakamé» et face à cette philosophie... de
fuite, nous en étions peu à peu arrivés à
considérer que le scandale ne nous regardait que de loin »
(FAM, 22).
En somme, les contacts intimes avec un étranger sont
des liaisons dangereuses dans le roman de Bebey. L'endogamie que l'intrigue
promeut vise à sélectionner les conjoints à
épouser.
|