CONCLUSION GENERALE.
66
En conclusion générale, on constate que Francis
Bebey laisse transparaître son traditionalisme dans Le Fils d'Agatha
Moudio à travers les sanctions auxquelles il soumet les personnages
qui enfreignent les lois coutumières. Dans un style hautement
humoristique, il peint les ambiguïtés qui se sont installées
dans sa société au lendemain de l'indépendance de son
pays, le Cameroun. Il s'inscrit dans le sillage des auteurs, à l'instar
de Josette Ackad et David Ndachi Tagne, qui estiment que le contact entre le
Blanc et le Noir est la cause de l'immixtion de la thématique de la
transgression dans les oeuvres africaines. La colonisation impose aux
Africains, notamment les Sawa, les valeurs occidentales. Les cultures d'accueil
se trouvent dans une impasse où elles sont menacées
d'annihilation. L'écrivain se fait donc l'écho de ces traditions
si séculaires, en vouant à la déchéance les
personnages qui ne s'y conforment pas.
L'analyse de la question de la transgression des lois du
mariage à travers la trilogie « Interdiction - Violation -
Conséquence » a été bénéfique à
double titre : d'abord elle a permis de mettre ce travail en marge de la
mêlée des critiques qui perçoivent ce thème comme
une séquelle de la colonisation ; ensuite elle a permis d'analyser le
fonctionnement de ce phénomène à travers l'oeuvre qui a
servi de corpus. Car l'hypothèse, à savoir la transgression des
lois du mariage est le motif de la dégradation des personnages, exige
non seulement de démontrer l'enracinement de l'oeuvre dans la culture de
l'auteur, notamment la culture sawa, mais aussi, de décrire les rapports
entre les personnages, d'évaluer ceux-ci et d'étudier
l'enchaînement de leurs actions. D'où la convocation des grilles
telles que la sémiotique et la sémiologie d'une part et le
structuralisme génétique d'autre part.
L'intérêt scientifique d'une telle recherche est
double. Le sujet traitant d'une préoccupation d'emblée
anthropologique, livre aux chercheurs dans ce domaine des rudiments culturels
devant leur permettre de fonder leur recherche. Surtout pour ceux qui
travaillent sur la culture Sawa. Les littéraires qui
s'intéressent eux aussi à la thématique de la
transgression, pourront trouver dans ce mémoire les orientations
méthodologiques utiles à leur recherche.
L'organisation de ce travail en deux parties a permis de
sérier les valeurs transgressées en deux catégories. La
première invite à la discipline des comportements sexuels
individuels. Elle traite des lois qui sont plus souples et moins
contraignantes, c'est-à-dire des lois dont le respect dépend du
libre-arbitre. Dans cette logique, l'analyse s'est premièrement
intéressée à la stabilité des conjoints dans le
flirt. Le chapitre qui traite de cette valeur permet d'établir le
distinguo entre l'instabilité d'un marié
(l'infidélité) et celle d'un célibataire (la
frivolité). Il a été question ici de
67
montrer que la frivolité est condamnée
même quand les personnages ne sont pas mariés. Le deuxième
chapitre s'est attelé à démontrer que la virginité
de la jeune fille avant le mariage est recommandée. Le troisième
argumente l'éloge de la fidélité auquel l'oeuvre se livre.
Le souci de ce chapitre est donc de récuser l'infidélité.
En clair, l'oeuvre condamne les personnages frivoles, ceux qui forniquent et
ceux qui sont infidèles. La deuxième partie, quant à elle,
interroge les lois plus coercitives en raison du fait qu'elles ne
dépendent pas du self-control. Il s'agit de prouver l'implication
absolue de la communauté dans la dynamique des noces. Les valeurs
examinées ici démontrent qu'aucun mariage ne peut être fait
sans l'implication de la société et surtout des ascendants. Car
en Afrique, ce sont les familles qui se marient et non les individus. Ces lois
exaltent l'endogamie et le respect du choix d'un parent. Leur étude,
respectivement faite aux chapitres quatre et cinq, donne à constater que
le texte condamne l'exogamie et la contestation du conjoint choisi par un
parent. Il urge de signaler que la démarche discursive utilisée
est le raisonnement par l'absurde.
Les principaux coupables sont Agatha et Mbenda. Mais c'est le
cas de ce dernier qui est le plus marquant. Car en plus du fait qu'il soit le
personnage principal et le narrateur, les paradoxes que dégagent son
être et son faire, donnent à l'oeuvre tout son sens. Le premier
dérive de l'inadéquation entre ses actions et la signification de
son nom. « Mbenda » signifie « La Loi ». Ainsi on
se serait attendu que ce personnage incarne l'honnêteté, la
justice et le respect de la norme, fort du principe de corrélation qui
doit exister entre le nom et la destinée. Balzac commente ainsi ce
principe :
« Il [existe] une certaine harmonie entre la personne
et le nom. [...] Je ne voudrais pas prendre sur moi d'affirmer que les noms
n'exercent aucune influence sur la destinée. Entre le fait de la vie et
les noms des hommes, il est de secrètes et d'inexplicables concordances
[...] visibles qui surprennent... »62.
Or Mbenda se distingue plutôt par son hypocrisie, sa
désobéissance, son anticonformisme et son anti-loyalisme.
Le deuxième contraste se dégage du noeud et du
dénouement de l'intrigue. La lecture de l'oeuvre à travers les
approches susdites, donne à constater que malgré le
caractère homo- et intra-diégétique du narrateur, la
subjectivité de ses opinions ne domine pas, ni n'épouse celle de
l'auteur. La preuve, en tant que créateur de son intrigue, ce dernier a
voulu que le parcours de
62- Glaudes, Pierre et Reuter, Yves, Op.Cit., PP. 62-63.
68
son personnage principal, le narrateur, soit progressivement
dégradant au point de donner lieu à une déchéance
totale. Contrairement à ce qui transparaît très souvent
lorsque le narrateur est intra- et homo-diégétique, les points de
vue de Mbenda, puisqu'il s'agit de lui, contrastent avec ceux de l'auteur et
par conséquent, ne constituent pas des enseignements. La
désacralisation de La Loi à la fin du récit le postule
comme un « personnage négatif »63. Le
résumé de son anti-héroïsme peut être
appréhendé à travers le contraste entre le début et
la fin de l'intrigue.
Le culte que la tribu lui voue à l'incipit, est une
marque de sympathie et de gratitude qui témoigne du grand amour et de la
parfaite harmonie qui les unit. La loyauté et la justice qui lui sont
reconnues le consacrent comme un être intègre. Si du fait qu'il
n'est pas chef, il ne règne pas sur plusieurs villages comme ses antres,
il n'est pas à exclure l'hégémonie dont jouit son village
sur les autres grâce à sa force musculaire. Les parties de lutte
remportées - quand on sait combien compte cette épreuve dans les
villages d'Afrique - justifient fort opportunément sa mythification. Ses
exploits et son sacre sont ainsi peints par lui :
« Tous les habitants de notre village étaient
fiers de moi. Pensez donc : pour eux, je représentais des temps disparus
depuis longtemps dans la nuit sombre des ans et de l'injustice. J'étais
un vrai fils de Bilé fils de Bessengué, j'étais le fils de
ce village qui comptait un certain nombre de faits glorieux dans son
passé. Du reste, depuis trois ou quatre ans, les yeux de tout le monde
étaient braqués sur moi : les parties de luttes engagées
avec les villages des alentours m'avaient donné l'occasion de prouver ma
force musculaire, et j'étais en train d'entrer peu à peu dans la
légende, tout comme les grands lutteurs de chez nous qui m'avaient
précédés » (FAM, 14).
Comme le démontre cette illustration, les rapports
entre Mbenda et les siens sont excellents au début de l'intrigue. Rien
ne projette un signe de dysharmonie et de distorsion entre les relations.
Pourtant l'héroïsme du personnage, du fait d'une conduite
anti-conformiste, va glisser pour le laisser échoir à la
décadence et la disgrâce. Les raisons de cette dégradation
sont à chercher dans la violation de l'ordre établi. La
malédiction dont il est victime en est la conséquence la plus
saisissante. Elle réprime la transgression de la dernière
volonté de son défunt père. Celui-ci, en mourant, a pris
la peine de marier son unique fils. Malheureusement ce dernier a
contesté son choix malgré les conseils de sa mère. Ce qui
lui a valu un mariage angoissant et surtout sa stérilité, alors
qu'il a épousé deux femmes fécondes. Et que lui-même
n'est pas déclaré infertile. La première, Fanny ; celle
choisie par son père, et qu'il « épouse » à
regret et malgré lui, a fait un enfant adultérin avec son ami
intime Toko. La seconde, Agatha
63- Ibid, PP. 35-36.
69
Moudio, celle qu'il aime vraiment alors qu'elle est
détestée par tout le monde, fait un enfant mulâtre.
L'attitude de sa mère de même que celle des
autres à son égard, au dénouement, n'est pas des plus
réconfortants. Devant le sort qui éclabousse son fils tout en lui
extirpant la fierté d'être finalement grand-mère, Maa
Médi reste silencieuse et pantoise. La naissance, une fois de plus, dans
le foyer de son fils, d'un enfant adultérin, et de surcroît d'un
métisse, l'assomme littéralement. Elle est, peut-on le dire,
dépassée par les évènements et le silence en est la
meilleure forme d'expression. Elle n'est pas seule à s'émouvoir,
tout le village se sent aussi accablé :
« Il était là, tout blanc, avec de
longs cheveux défrisés. Agatha me regarda et baissa les yeux.
Elle ne savait que dire, Maa Médi non plus, Fanny non plus. Aucune
d'entre elles n'avait attendu un enfant aussi tout blanc. Dans le village on se
perdait en conjecture à propos de l'enfant d'Agatha... » (FAM,
204).
Pourtant au début de l'intrigue, la fierté de la
mère pour son brillant et vaillant garçon n'est pas à
démontrer. Les conseils qu'elle lui prodigue sans cesse
témoignent de la solide harmonie qui les unit. Il l'approuve
lui-même :
« J'étais un homme courageux et l'orgueil de
ma mère à qui l'on rapportait que j'étais le plus fort des
pécheurs de mon âge. Et depuis qu'elle me considérait comme
un homme un homme véritable, Maa Médi se faisait de moi une image
qu'elle voulait immuable :»que je demeure brave et honnête»
» (FAM, 24).
Le contraste relevé entre l'incipit et le
dénouement du récit fait penser à une ironie du sort dont
est victime le personnage principal de Francis Bebey. Ces deux contrastes
s'apparentent à la différence de sens qui est créatrice de
sens selon les sémioticiens. Car c'est dans cette ambiguïté
que se dégage la vision réelle de l'oeuvre et, qui dans le cas
d'espèce, est une vision traditionaliste. A cet effet, notre
étude valide les thèses de Glaudes et Reuter selon lesquelles
:
« Aucun récit n'est absolument `'neutre»,
car il propose une certaine représentation de la réalité,
parmi d'autres possibles , · à ce titre, il porte les marques
d'une vision du monde, qu'elles soient manifestes ou latentes , · ces
marques textuelles peuvent être analysées avec les instruments de
la linguistique et de la sémiotique , · elles se concentrent
pour une bonne part sur ces objets sémiologiques. Complexes que sont les
personnages, dans la mesure où ils figurent - directement ou
indirectement - des sujets, leurs conduites, leurs rapports aux autres et au
monde. »64
64 Glaudes, Pierre et Reuter, Yves, Le Personnage, Ibid,
PP. 63-64.
70
Tout compte fait, Le Fils d'Agatha Moudio est un
hymne à l'obéissance. C'est le culte du respect inconditionnel
des lois et normes qui régissent la société
traditionnelle.
BIBLIOGRAPHIE.
72 II
I- CORPUS
1- Bebey, Francis, Le Fils d'Agatha Moudio,
Yaoundé, Editions Clé, 2001, Réedition.
|