2.1.4- Quelles sont les stratégies de lecture des
internautes ?
Peut on définir un lecteur de web-documentaire
historique en fonction de sa stratégie de lecture ? Il n'est pas
aisé de répondre à cette interrogation. Nous avons
toutefois constaté, au cours des différents entretiens, que les
stratégies de lecture correspondaient à certaines figures de
l'internaute. Parfois le terme "stratégie" est peu significatif tant
certaines personnes ne semblent pas dominer véritablement leur
parcours.
Nous avons mené les entretiens en proposant aux
individus soit le webdoc La nuit oubliée soit les deux
créations dédiées au même sujet La nuit
oubliée et 17.10.61. Nous tenons à préciser
que nous avons travaillé sur ces productions car chaque interface
implique des stratégies particulières. Selon les auteurs de
l'Outre lecture, « ces stratégies sont capitales parce qu'elles
leur permettent de synthétiser rétrospectivement l'espace qu'ils
construisent et à titre prospectif, de se doter de véritables
règles d'action, auxquelles ils tiennent d'ailleurs beaucoup
»92.
Notre analyse des différents entretiens et observations
nous ont conduit à dresser trois stratégies types. Le
modèle furtif constitue un des modèles les plus répandues
(si l'on se fie aux statistiques selon lesquelles le temps moyen de lecture
d'un webdoc est de 10 minutes). Il s'agit d'une stratégie de la
prospection. Parmi les personnes observées, Emilie,
Hélène, Célia et Laura adoptent cette stratégie.
Elles recherchent quelque chose qui pourrait justifier de prolonger leur
lecture. Au bout d'un certain temps et d'un certain degré d'observation,
elles abandonnent la lecture. Cette stratégie se fonde sur l'aspect
émotionnel ou esthétique de la lecture. Le parcours est moins
conditionné par le désir de connaître que par la
volonté de découvrir un document, une vidéo qui plait. En
terme de navigation, cette stratégie se traduit par une faible lecture
de vidéos. Au contraire, les individus prennent acte du paratexte pour
s'informer du sujet, de la durée des vidéos etc pour choisir de
poursuivre ou d'arrêter la lecture. Quelques différences sont
toutefois à signaler. Alors que Célia ne
92 L'outre lecture, op.cit.
s'attarde guère sur les différents contenus,
Emilie tente davantage de trouver un intérêt à sa lecture.
Cela s'incarne notamment à travers des retours en arrière.
Le deuxième modèle peut être
qualifié d'extensif. Cela consiste à prolonger la lecture dans
une démarche de découverte ou dévoilement de l'ensemble
des documents et vidéos. Anne-Marie et Vincent s'inscrivent dans cette
démarche. Il y a une volonté de tout lire, de tout comprendre. La
stratégie de lecture d'Anne-Marie incarne ce modèle poussé
à son paroxysme. Un tel modèle se construit notamment sur les
codes du documentaire classique et en particulier celui de la
linéarité. La stratégie adoptée est
également impliquée par la structure du web-documentaire. Les
individus observés font confiance à cette structure. Ils ne
tentent pas de la dominer contrairement au modèle
précédent. Le deuxième modèle implique un pacte
entre le dispositif et l'internaute qui se laisse en quelque sorte
porté. Néanmoins, la volonté de l'internaute permet de
sortir parfois de cette relation. A titre d'exemple, les vidéos
d'archive ont été avancé voire interrompues lorsque
Vincent estimait qu'elles étaient trop longues.
Un troisième modèle se distingue : le
modèle sélectif. Il consiste en une lecture
spécialisée des contenus à caractère scientifique.
Les internautes qui adoptent cette stratégie, tels que Nicolas et Alice,
n'imaginent pas une lecture d'un documentaire historique sans
contextualisation. Il existe un réel besoin d'être en prise avec
l'Histoire avant d'entendre les témoignages. Ces individus ont besoin
d'une garantie scientifique et d'une contextualisation pour éprouver un
intérêt pour le web-documentaire. Un rapport particulier au savoir
explique une telle stratégie. Nous pouvons parler même d'un
désir de savoir dogmatique. Du point de vue de la navigation, cette
stratégie se traduit
par une prise d'information très précoce.
« La vidéo d'introduction est importante car au moins on voit
que y a un truc qui nous intéresse donc
ça nous incite à chercher ensuite » confie
Alice. Ces internautes ont donc soit conscience soit l'intuition de l'existence
d'un contenu purement historique. Le contenu par excellence, dans l'imaginaire
collectif, étant l'archive. La mise en chapitre du documentaire permet
à ces individus d'accéder rapidement à ce type de contenu.
Il y a ainsi un processus de sélection. Toutefois, contrairement au
premier modèle, cette sélection s'opère selon des
critères antérieurs à la lecture.
Ces trois stratégies illustrent ainsi les
différentes positions adoptées par les personnes
observées. Elles reflètent également - parfois - des
figures de la réception médiatique du savoir.
Jean-Jacques Boutaud et Eliseo Veron mettent d'ailleurs en
évidence cinq figures de la réception médiatique. Il
s'agit de cinq figures93 construites par rapport à des
programmes de vulgarisation. Ces figures sont remises en question avec
l'apparition le web-documentaire historique. Les internautes ne se retrouvent
plus dans une situation conflictuelle entre les indices d'une vulgarisation du
savoir
93 Le bénéficiaire (le « non-savoir sans
complexe), le bénéficiaire perturbé (celui qui a besoin
d'une garantie scientifique), l'exclu (fondé sur le principe de la
prophétie autoréalisante d'isolement culturel), le spectateur en
retrait (il a conscience de la distinction nette entre travail de vulgarisation
et le savoir scientifique) et le bénéficiaire en retrait
(acceptation d'une position inférieure dans le lien pédagogique
de la vulgarisation)
et le dogme scientifique. En effet, ce sont les
stratégies de lecture qui définissent la forme du savoir
consommé. Un internaute peut parfaitement prendre note de l'ensemble de
la bibliographie puis lire les ouvrages et mener un travail de recherche
à partir des différentes archives qui lui ont été
soumises tout comme il peut ignorer tous les contenus. Les stratégies
mises au jour grâce aux entretiens d'observation démontrent une
rupture par rapport aux stratégies énoncées par Boutaud et
Veron. L'internaute peut donc, de par sa stratégie de lecture, se
positionner tel qu'il l'entend. L'une de ces figures est celle de
l'historien.
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