Partie 2- Le webdoc historique bouleverse t-il nos
pratiques médiatiques ?
« Vivre le Web est en tant que tel une
expérience hypermoderne qui oblige à un remaniement
considérable de tous nos repères »74.
L'introduction a été l'occasion de
préciser que notre travail de recherche nous conduirait à
analyser l'impacte du webdoc historique sur notre société. Cette
dimension sociale essentielle mène notre réflexion sur le terrain
des pratiques et comportements médiatiques induits par le
web-documentaire historique. Nous avons longuement déterminé en
quoi ce genre médiatique est novateur dans le paysage audiovisuel.
Désormais, il nous importe de comprendre les implications sociales de
cette expérience hypermoderne. Afin de ne pas se fourvoyer en proposant
un discours éthéré sur les pratiques médiatiques,
nous avons décidé de mener dix entretiens observatoires.
2.1- La place de l'internaute au sein du dispositif
Cette première partie vise à saisir la
manière dont l'internaute aborde le dispositif médiatique
particulier qu'est le web-documentaire historique. Nous souhaitons mettre en
évidence son rôle, ses pratiques et ses stratégies
élaborées face au web-documentaire historique. Notre
réflexion et observation seront fondées sur des textes
théoriques mais aussi sur les résultats des enquêtes
d'observation menées sur deux webdocs, à savoir La nuit
oubliée et 17.10.61.
2.1.1- La manipulation des web documentaires : l'internaute
doit prendre place
Tout dispositif médiatique donne lieu à une
manipulation de quelque sorte qu'il soit. Le web-documentaire historique
n'échappe point à cette règle. Au contraire, il en fait
l'essence même de sa démarche. Nous avons expliqué, plus en
amont, l'importance de l'action de l'internaute sans laquelle le webdoc ne peut
s'animer. La manipulation est indispensable d'autant plus qu'elle est
continuellement nécessaire. Cette situation confère à
l'individu une place fondamental au coeur du dispositif. D'autant plus que
cette place est fortement valorisée du fait de la liberté qui lui
est accordée. C. Vandendorpe montre que l'invention de l'écriture
libère l'individu de la triple contrainte imposée par la
situation d'écoute :
- l'auditeur n'a pas la possibilité de
déterminer le moment de la communication
74 L'outre-lecture, manipuler, (s')approprier,
interpréter le Web, Paris, Bibliothèque publique
d'information/Centre Pompidou, 2003, p.16
- il ne maîtrise pas le débit et se retrouve ainsi
prisonnier du rythme choisi par le contenu
- il n'a pas la possibilité de retourner en
arrière : le fil est irrémédiablement linéaire.
Cette observation qu'il propose dans la première partie
de son ouvrage75 peut être utilisée dans le cas du
web-documentaire historique par rapport au documentaire
télévisée. Paradoxalement, le webdoc historique
délivre l'internaute de certaines contraintes mais l'oblige à le
manipuler, à agir sur le dispositif.
Les résultats des différentes enquêtes
d'observation étayent ce constat. Le web-documentaire est d'abord un
objet que l'on manipule et qu'il faut apprendre à manipuler. Certains
individus préfèrent avoir une vision globale du dispositif avant
de pénétrer dans le webdoc. C'est la cas de Laura qui, à
tâtons, vérifie les zones cliquables du webdoc 17.10.61.
D'autres internautes font l'apprentissage du web-documentaire en passant
par différents échecs dans le parcours de lecture. Ils n'ont pas
essayé de saisir la logique du dispositif avant de se lancer dans la
lecture. Nous pouvons citer, à titre d'exemple, le parcours de lecture
d'Anne-Marie qui s'est perdue dans la plateforme Dailymotion. Par ailleurs, les
commentaires publiés à propos des webdocs historiques
révèlent également la prégnance de la dimension
technique du web-documentaire. Alain G. a publié sur le site du monde le
commentaire suivant à propos du webdoc Berlin 1989, souvenirs d'un
monde d'hier :
« Merci d'avoir mis ces moyens techniques en oeuvre
sur ce sujet qui me passionne. De plus, j'ai l'impression d'avoir
accédé à l'information telle qu'elle sera dans le futur.
Je ne sais pas si vous l'avez déjà proposé sur d'autres
sujets, mais moi je découvre et je dis bravo! »
De tels commentaires mettent en exergue l'importance de cette
dimension technique du web-documentaire. Dans un article publié dans la
revue Hermès, Dominique Cotte insiste à plusieurs reprises sur
cette dimension des sites internet. Selon lui, le média
informatisé est doté d'une « double nature
»76 . Il est « à la fois support
communicationnel (symbolique) et artefact technique ». Il y a une
véritable volonté, dans son approche, de rendre à ces
dispositifs médiatiques leur « épaisseur technique
». Dominique Cotte rappelle également que « tout
dispositif de communication contemporain s'articule sur (au moins) deux niveaux
: une partie visible, offerte sur des dispositifs de lecture fortement
technicisés (les écrans) et une partie invisible formée de
dispositifs de programmation, d'organisation et de transfert.
»77 Il avance ces postulats afin de déterminer des
lignes directrices qui permettent d'envisager ces objets médiatiques
selon la triple dimension sémiotique, technologique et anthropologique.
C'est dans cette démarche que s'inscrit notre travail. Le
web-documentaire historique rend tangible cette dimension technique essentielle
à la manipulation du dispositif.
Dans le premier chapitre de l'ouvrage collectif L'outre
lecture, les auteurs parlent même de la « dimension
"technologique" de la cognition »78. Ils
développent l'hypothèse selon laquelle la manipulation est
inséparable de la production de sens. « On pourrait même dire
qu'il [le site
75 VANDENDORPE, Christian, Du papyrus à l'hypertexte,
op cit.
76 COTTE, Dominique, Ecrits des réseaux, écrits
en strates Sens, technique, logique, dans la revue Hermès
n°39, 2004
77 Ibid
78 L'outre lecture, Manipuler, (s')approprier,
interpréter le web, op cit.
internet] ne délivre d'information qu'à
condition d'être manipulé »79. Les espaces
d'action et de compréhension ne font donc qu'un au sein d'un
web-documentaire historique. La manipulation génère de
l'information ou mène vers elle : « le travail sur le sens
s'appuie sur la manipulation de signes écrits et d'objets graphiques qui
n'indiquent pas seulement mais qui contribuent aux métamorphoses
matérielles de l'écran »80. La production et
l'enregistrement de sens ne peuvent donc être pensés sans cette
manipulation dont la nécessité n'est donc plus à
démontrer.
Toutefois les individus n'incarnent pas perpétuellement
le même rôle au sein de ce dispositif. La manipulation est une
posture qu'il adopte alternativement. En effet, les différentes
enquêtes d'observation nous indiquent que plusieurs postures existent au
cours du même visionnage. Samuel Gantier pense que l'individu est
« en tension permanente entre deux postures spectatorielles qu'il
occupe alternativement »81 L'une permet au lecteur de
s'identifier aux enjeux du récit. L'internaute est alors «
immergé dans la diégèse » et baigne dans le
flux du contenu. L'autre consiste en une posture externe où l'internaute
est « invité à cliquer sur l'interface afin de choisir
les différents chemins narratifs »82. L'observation
de Célia illustre cette alternance de posture. D'autant plus que cette
dernière s'incarne dans des positions du corps spécifiques : le
corps détaché de l'outil informatique ou les mains posés
sur l'outil et le corps avancé. La manipulation n'est donc pas la seule
posture de l'internaute au sein du dispositif. Sa place est donc double :
à la fois acteur et spectateur.
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