V. REVUE DE LITTERATURE
Depuis plus de dix ans, le concept du capital social attire de
plus en plus d'attention dans le domaine des sciences sociales (Da Costa,
2007 : 4). Sa popularité est attribuée au fait que le
concept permet de prendre une nouvelle vision sur certaines
problématiques pouvant ainsi offrir de nouvelles conclusions. Dans le
cadre d'un projet de développement rural, le capital social devient une
ressource parmi d'autres, telle que le capital humain, le capital
économique, la gouvernance, la technologie et l'équité,
pour son implémentation.
Aujourd'hui, il est entendu que le concept du capital social
provient de trois épistémologies différentes. De prime
abord, la première mention du capital social provient du sociologue
français, Pierre Bourdieu qui définit le capital social comme
« l'ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont
liées à la possession d'un réseau durable de relations
plus ou moins institutionnalisées d'interconnaissance» (Bourdieu,
1980 : 3). Il a fait allusion à l'importance du contexte formel et
informel du capital social lors d'une recherche où il démontrait
l'importance des liens et des réseaux sociaux parmi les membres de
l'élite française pour entretenir leur statut dans le milieu. Il
a ainsi démontré que le capital social était une
ressource acquise par l'individu pour son bien-être individuel. Il met
aussi l'emphase sur l'importance que joue le capital économique et
culturel sur le capital social d'un individu.
En mettant en oeuvre cette perspective, Bourdieu
élabore une véritable anthropologie du capital social
reproduisant à travers des pratiques ayant leurs sources dans les
représentations et les volontés des agents guidés par leur
habitus. Cette catégorie est simultanément structurée et
structurante et permet à chacun d'élaborer des stratégies
pour se réaliser comme être social appartenant au groupe. Enjeu de
compétition, le capital social est acquis et protégé
à travers une violence symbolique au fondement du lien social, renvoyant
à une légitimité fournie par la nature, la religion ou
encore les croyances populaires.
Le travail du sociologue américain, Coleman (1998),
dans son étude concernant le succès scolaire parmi les
étudiants des écoles catholiques comparativement aux
écoles publiques, a démontré que les étudiants des
écoles catholiques avaient un meilleur succès dû aux liens
qu'ils entretenaient en participant à des activités de
l'Église Catholique à l'extérieur de l'école. En
conclusion, il a démontré qu'il y a un lien direct entre le
capital social et le capital humain (spécifiquement l'éducation)
illustrant que le capital social n'est pas seulement une ressource
individuelle, mais aussi une ressource pour la communauté. Pour
illustrer un changement de la participation et l'engagement civique dans les
associations et dans la pratique du droit de vote qui nuit à la
démocratie du pays Robert Putnam dans son livre « Bowling
Aloïne », a démontré déclin de la
participation publique, en utilisant comme prémisse le déclin de
40% des clubs de bowling et l'augmentation de 10% du bowling individuel aux
États-Unis (Putman, 2000). Sa thèse principale de Putnam stipule
que les réseaux créés par l'engagement civique produisent
des normes de réciprocité générale parmi les
membres de ces réseaux, ce qui encourage la coordination et la
communication en produisant des voies qui favorisent l'échange
d'information. Il a démontré à son tour que le capital
social joue un rôle important, non seulement pour l'individu, mais aussi
pour la communauté. Il a aussi que le capital social peut aussi jouer un
rôle dans l'application des politiques publiques, conduisant le statut du
capital social d'un concept à celui d'un outil (Field, 2003). Son
travail sur la société américaine a ajouté la
valeur morale au concept de capital social. En effet, il le considère
comme producteur de l'enclenchement civique et d'une large mesure sociale
de santé communale. Il transforme également le capital social
d'une ressource possédée par des individus à un attribut
des collectivités, se concentrant sur des normes et la confiance comme
producteurs de capital social à l'exclusion des réseaux.
Depuis, le capital social est perçu comme une ressource
pour la société, et comme un outil qui peut contribuer à
la collaboration et à la coordination de la collectivité. Ces
grands courants de pensée démontrent que le concept de capital
social est autant une ressource individuelle que collective qui se manifeste
dans les contextes formel et informel. Le formel est constitué de
groupes reconnus formellement auxquels les membres doivent s'inscrire ou payer
un tarif pour en faire partie (Putman, 2000). Ce contexte est plutôt
connu aujourd'hui sous la forme de vie associative et société
civile incluant entre autres les associations, les syndicats, et les partis
politiques, les GIC, les organisations de producteurs agricoles. Pour
identifier le capital social d'un individu ou d'une collectivité,
quantifier le contexte formel n'est pas suffisant pour donner un portrait
global du capital social, car une grande partie de celui-ci se manifeste dans
un contexte informel. Les groupes informels sont plus difficiles à
quantifier et se manifestent de différentes façons, par exemple,
les groupes de femmes, les sociétés d'intérêts
communs, et les groupes d'activités sociales. Ces groupes sont
plutôt constitués de personnes ayant des liens plus forts comme
les amis, les voisins et la famille (Putman, 2000). Tandis que les personnes
participantes aux groupes formels ont plutôt des liens plus faibles comme
des connaissances. Par contre, ces observations ne sont pas absolues, il est
possible d'avoir des liens faibles dans les groupes informels et des liens
forts dans les groupes formels (Field, 2003). Le capital social se forme en
créant des liens d'attachement (bonding), des liens
d'accointance (bridging), et des liens instrumentaux
(linking) entre individus ou les collectivités. Les liens
d'attachement consistent plutôt de membres de la famille, les amis et les
voisins, ce sont les liens qui offrent un support quotidien pour des
tâches anodines, tel que garder les enfants ou faire une course. Les
liens d'accointance sont constitués de personnes qui ont un même
statut social, mais qui participent dans des groupes différents, tels
que des collègues de travail dans deux endroits différents (ou
plus), ou des associations connexes qui ont un but commun, mais opèrent
dans des milieux différents. Les liens instrumentaux sont
constitués de personnes dans des positions sociales plus
élevées telles que les professeurs, les chefs syndicaux et les
politiciens, qui offrent des occasions d'avancement personnel ou professionnel
pour une personne ou un groupe afin de promouvoir un objectif (Woolcock et al.,
2000).
Le travail de Woolcock (1998), en tant qu'économiste de
développement international à la Banque mondiale, démontre
le fonctionnement de ces liens pour le développement économique
dans son étude des communautés pauvres dans les pays en voie de
développement. Il illustre l'importance des liens d'attachement dans ces
communautés comme une ressource importante à leur survie afin de
bénéficier d'un certain développement économique.
Il constate d'ailleurs que ces liens d'attachement permettent aux individus
d'aller cultiver des liens d'accointances et instrumentaux afin de pouvoir
sortir de la pauvreté, et qu'un bon équilibre entre ces trois
types de liens est optimal pour l'avancement d'un individu ou d'une
collectivité (Woolcock, 1998; Woolcock et al. 2000).
Par contre, le capital social n'est pas toujours une ressource
positive. En effet, de la même manière qu'il
bénéficie aux membres du réseau et aux non membres,
à travers le développement de forts liens sociaux, il peut
également être exploité dans un but socialement et
économiquement pervers. La recherche de Portes portant sur les ghettos
de Miami, démontre que les liens d'attachement sont parfois plus
importants que les liens d'accointance ou instrumentaux, formant des groupes
dominants qui influencent les membres de la communauté (Portes, 1998).
Ce manque d'équilibre parmi les trois types de liens a un effet
plutôt négatif sur la communauté, surtout si les groupes
dominants ont des objectifs communs négatifs. Donc, en négligeant
les liens d'accointances et instrumentaux, les membres de cette
communauté passent à côté d'une ressource importante
qui contribuerait à leurs objectifs individuels ou communs (Portes,
1998). Il a identifié quatre conséquences négatives du
capital social qui sont l'exclusion des étrangers ; les
réclamations d'excès sur des membres de groupe ; les
restrictions à la liberté individuelle et les normes de mise
à niveau de haut en bas ». Il croit que ces
conséquences, et la nature inégale de l'accès au capital
social doivent être équilibrées contre la vue optimiste, si
le capital social se veut utile comme outil pour l'analyse et la transformation
sociales.
Un dernier ingrédient important dans la construction du
capital social est la confiance. Elle est l'engrenage du concept en tant que
ressource pour l'action collective. Sans confiance par rapport aux liens, les
réseaux restent douteux et incapables d'être utilisés pour
promouvoir la participation et donc atteindre un objectif commun (Da Costa,
2007 : 9). Putnam a clairement démontré cet aspect dans sa
première étude en Italie où le taux de vote était
plus haut dans le Nord comparativement au Sud, où la Mafia est plus
présente et la corruption des membres instaure une aire de non-confiance
envers les politiciens (Da Costa, 2007 : 10).
Fukuyama a une théorie très simple. Pour lui, la
capacité d'une nation à développer les institutions qui la
rendent puissante et performante dépend de l'aptitude à la
confiance de sa population, aptitude qui trouve son origine dans les valeurs
inhérentes à la culture. Pour Olivier de Sardan, l'une des
leçons majeures que l'on puisse tirer de l'étude de la vie
économique est que « la prospérité d'une nation
et sa compétitivité sont conditionnées par une seule et
unique caractéristique culturelle omniprésente et le niveau de
confiance propre à la société » (Olivier de Sardan,
1995 :128).Selon cette règle, le monde se sépare en deux
camps : celui des pays à « haute confiance », et celui
des pays à « basse confiance » (Ponthieux, 2004).
Pour tous ces auteurs, le capital social est une notion
importante pour les performances socioéconomiques tant des individus que
des collectivités. Il se veut un concept mesurable. Sa mesure peut se
baser, soit sur des actions menées en commun, par exemple dans un cadre
associatif ou groupe de travail, soit sur la confiance que les individus ont
les uns dans les autres.
L'étude des approches dominantes du capital social fait
ressortir un intérêt général commun par la
manière dont la dynamique des relations sociales pourrait constituer un
atout important et être génératrice de résultats
variés. Par exemple, Bourdieu s'est intéressé à la
manière dont les élites pouvaient recourir à leurs
réseaux sociaux pour renforcer et reproduire leur statut
privilégié. Coleman lui a examiné comment le capital
social, au sein des collectivités dans lesquelles règne une
grande cohésion, avait aidé à soutenir les
espérances des familles à l'égard des études de
leurs enfants, et ce faisant, réduit les taux de décrochage
à l'école secondaire (Odia Ndongo et al, 2006). Notre analyse
à nous portera sur le rôle que peut jouer le capital social des
communautés dans l'appropriation du projet pilote de lutte
intégrée contre la désertification.
Dans l'anthropologie et développement,
Jean-Pierre Olivier de Sardan fait savoir qu'on peut parler de
développement du seul fait qu'il existe ce qu'il appelle une
« configuration développementiste »
c'est-à-dire un :
« univers largement composite d'experts, de
bureaucrates, des responsables d'ONG, de chercheurs, de techniciens, de chefs
de projets, d'agents de terrain, qui vivent en quelque sorte du
développement des autres, et mobilisent ou gèrent à cet
effet des ressources matérielles et symboliques
considérables » (Olivier De Sardan, 1995).
Ceci, rejoint la thèse de Georg Simmel, qui a
pensé qu'assister les nécessiteux c'est atténuer les
extrêmes de la différenciation sociale dans le but de les
pérenniser afin que la structure sociale soit fondée sur cette
différenciation. Durkheim a d'ailleurs formulé des conclusions
analogues. Réduire la pauvreté nécessite donc d'agir sur
les réseaux sociaux.
Vue sous cet angle, l'appropriation d'un projet de
développement serait donc la manifestation des réseaux de
relations dont disposent les acteurs et institutions dites de
développement. Pourtant, le développement implique la
transformation, mieux le changement social qui provoque
« l'angoisse ». Et pour que la transformation soit
acceptée, elle doit être « conforme à ce qui
s'est toujours fait ou à ce qui ne pouvait manquer de se
produire » (Rist, 1998). Nous dirons donc avec Olivier de Sardan
qu'il faut d'abord essayer de comprendre comment ce changement sera fait avant
d'oeuvrer pour sa réalisation. Ainsi, pour que le développement
soit effectif, il faut qu'il existe une multitude d'acteurs sociaux qui le
favorisent. Cependant, aucun modèle d'analyse économique en
laboratoire ne peut prévoir les interactions entre ces acteurs. Mais
seule la socio-anthropologie peut tenter de les décrire et
interpréter (Olivier de Sardan, 1995 :10).
Le développement rural se présente donc comme
une multitude d'interventions plus ou moins cohérentes destinées
à infléchir l'évolution du secteur concerné,
même si cette diversité d'interventions rend souvent la mise en
oeuvre des projets de développement complexes (Dufumier, 1996 :
98). La communication est donc nécessaire pour renforcer la
cohésion sociale en « échangeant les informations et
des solutions et pour contrôler le conflit ».
Le problème que pose l'appropriation des actions de
développement rural est propre à la nature même des
projets. Ainsi, avant même d'être mis en oeuvre, un projet de
développement est un ensemble en partie incohérent, car
doté de cohérences disparates. A cet effet, tout projet de
développement d'après Jean-Pierre Olivier de Sardan, renvoie
à plusieurs niveaux de cohésion en partie contradictoires:
« la cohésion interne du modèle
technique, la congruence du projet avec la politique économique
nationale, la conformité du projet avec les normes des bailleurs de
fonds et la dynamique propre de l'organisation du projet » (Olivier
de Sardan, 1995 : 128).
C'est pourquoi, face aux actions de développement, les
populations cibles peuvent adopter deux principaux comportements qu'Olivier de
Sardan qualifie de principes très généraux. Il s'agit des
principes de « sélection » et de
« détournement » (Olivier de Sardan, 1995 :
133). Dans le principe de sélection, tout projet de développement
est un ensemble de mesures coordonnées et prétendant à la
cohérence. Cet ensemble est toujours plus ou moins
désarticulé par la sélection que les
bénéficiaires opèrent en son sein. Dans le principe de
détournement par contre, les bénéficiaires utilisent les
opportunités fournies par le projet pour les mettre au service de leurs
propres objectifs.
Pour que l'appropriation devienne effective, l'individu, le
groupe ou la communauté doit posséder les ressources officielles
et non officielles qui lui permettent de contrôler son
développement. Il s'agit d'un pouvoir d'action autonome, lui permettant
de modifier certaines de ses conditions de vie afin de survivre et/ou
d'améliorer son sort, de gérer les services à rendre
accessibles à sa population et d'exercer un contrôle global et
continu sur sa vie et sur sa destinée. Il s'agit ensuite d'un processus
qui la conduit: à prendre conscience de ses problèmes et de sa
capacité (ou de son incapacité), à les résoudre, et
à resserrer les liens sociaux de base afin qu'émerge une nouvelle
organisation sociale axée sur le partenariat et, à maitriser de
plus en plus les outils collectifs de développement. Il s'agit enfin
d'une structure, à l'intérieur de la communauté, qui
favorise la participation de ses membres et qui est reconnue par ces derniers
et par leur environnement (CONSEIL DE LA SANTE ET DU BIEN-ETRE., 2001:
11).
Dans le cas spécifique des projets de lutte contre la
désertification, Les avancées dans la mise en oeuvre de la
Convention des Nations Unies sur la Lutte contre la Désertification
(CCD) ne sont pas significatives. En effet, divers processus ont toujours cours
dans le cadre de la définition ou de la mise en oeuvre de Programmes
d'Action Nationaux (PAN) et de Programmes d'Action Sous Régionaux
(PASR), mais leur mise en oeuvre connaît encore des difficultés.
Le bilan du PASR réalisé en 2000 a montré que le manque
d'appropriation par les ruraux être une des raisons essentielles des
faibles progrès enregistrés dans la lutte contre la
désertification.
D'après l'UICN, deux contraintes majeures limitent le
bon fonctionnement des mécanismes et de l'approche proposée par
la CCD. Il s'agit d'une part, de la faible participation de la
société civile dans l'élaboration des politiques et plans
d'action, et d'autre part du manque d'appropriation des thèmes de la
lutte contre la désertification par les communautés
concernées. Par-delà les acquis incontestables de certaines
actions, ces lacunes révélaient des difficultés
réelles quant à l'implication véritable des
populations.
Il est apparu manifeste que la dimension sociale de la
problématique de lutte contre la désertification n'était
pas suffisamment pris en compte dans les démarches,
l'élaboration, la mise en oeuvre, le suivi et l'évaluation des
programmes. Ce constat amène logiquement à rechercher comment les
cadres juridique et institutionnel peuvent favoriser une participation
effective des populations
Au regard de ce qui précède, il apparait que la
notion du capital a été très peu abordée dans le
cadre des projets de développement rural en général et de
lutte contre la désertification en particulier, d'où la
pertinence d'une recherche sur le rôle du capital social dans
l'appropriation des projets de développement rural au Cameroun. Nous
nous interessons aux relations qu'utilisent les population de la
communauté pour atteindre leurs objectifs.La prochaine articulation de
notre travail est la mise en exergue de notre problématique.
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