2.3.2 Un espace stigmatisé
« Les effets de la stigmatisation territoriale se
font aussi sentir au niveau des politiques publiques. Dès lors qu'un
lieu est publiquement étiqueté comme une « zone de
non-droit » ou une « cité
hors-la-loi » et hors la norme, il est facile aux autorités de
justifier des mesures spéciales, dérogatoires au droit et aux
usages, qui peuvent avoir pour effet - sinon pour objectif - de
déstabiliser et de marginaliser plus encore leurs habitants, de les
soumettre au diktat du marché du travail dérégulé,
de les rendre invisibles, ou de les chasser d'un espace
convoité ».
(Loïc WACQUANT 2007 : 22)
La stigmatisation peut se définir comme l'exclusion
associée à un sentiment péjoratif, une connotation de
dévalorisation, au moins aux yeux du
« stigmatisateur ». Dans le cadre de Christiania, la
stigmatisation a été un instrument politique utilisé par
tous ses adversaires.
Autrement dit, une image négative du freetown a
été diffusée dans les médias et à travers
les discours des partis politiques afin d'arriver à atteindre un
objectif : sa fermeture. Un effet de la stigmatisation territoriale sur
Christiania a aussi été « d'exacerber les pratiques de
différenciation et de distanciation sociales internes qui contribuent
à diminuer la confiance interpersonnelle et à saper la
solidarité locale » (WACQUANT, 2007a : 188). En effet, en
imposant une pression constante sur Christiania (en particulier sur la question
de la drogue), les autorités ont ainsi cristalisé davantage les
tensions internes.
Pour continuer avec les théories de Loïc Wacquant,
Christiania a souffert de l'image d'être « consigné dans
un territoire clos, réservé et inférieur, lui-même
dévalorisé par son double statut de réserve raciale et
d'entrepôt pour les rebuts humains des couches les plus basses de la
société. » Le « statut de réserve
raciale » est cependant à nuancer puisque Loïc Wacquant
évoque en effet par-là « les Noirs du ghetto
américain qui souffrent de la conjugaison des
stigmatisations » qui n'est absolument pas comparable avec ce
qui peut exister à Christiania. Il existe toutefois une discrimination
importante des Inuits du Groenland dans la société danoise dont
certains ont trouvé refuge à Christiania.
« Le sens aigu de l'indignité sociale
qui enveloppe les quartiers de relégation ne peut être
atténué qu'en reportant le stigmate sur un autre diabolisé
et sans visage - les voisins du dessous, la famille immigrée qui habite
dans un immeuble mitoyen, les jeunes de l'autre côté de la rue
dont on dit qu'ils « se cament » ou qu'ils « font
du bizness » » (WACQUANT, 2007b : 21). Là
encore on peut observer que cette remarque de Loïc Wacquant s'est tout
à fait vérifiée à Christiania. Là où
la drogue circulait librement, celle-ci est un jour devenue un problème
qui n'a trouvé de solution que dans l'expulsion manu militari
des junkies lors de la `Junk Blockade' de 79. Le conflit de
génération et celui avec les pushers peut être mis dans cet
ensemble.
Christiania a donc été stigmatisé
concernant l'usage et la vente de drogue, qu'il s'agisse, dès les
premières heures, de toutes les sortes de drogues comme le LSD et
l'héroïne, jusqu'à la `Junk Blockade' de 1979, ou
plus récemment et encore aujourd'hui par rapport au trafic de haschich.
Christiania fut aussi accusé d'être la plaque tournante de
l'exportation de drogue vers la Suède, entrainant à plusieurs
reprises des tensions diplomatiques entre les pays voisins.
Afin de répondre à ce stigmate de
« havre de la drogue » accolé à l'image du
freetown, les christianites ont organisé des débats,
récurrents et ouverts, sur la place de la drogue dans la
société. Jean-Manuel Traimond rapporte l'arrivée de
l'héroïne dans le freetown (TRAIMOND 1994 : 121) ainsi que les
étapes des cures de désintoxication conséquentes. La
drogue a ainsi été combattue au sein même du freetown. Cela
est valable pour les drogues dures (avec l'épisode de la `Junk Blockade'
donc) mais aussi pour le trafic du haschich : « Dès le
début, il y avait cependant aussi des opinions partagées
concernant les drogues, qui séparaient les Christianites en
différents groupes. Le Christianite Børge Madsen affirme qu'un
énorme fossé s'était creusé entre militants et
pushers dès le début des années 1970, principalement sur
la question des bénéfices, mais le fossé devenait de plus
en plus net au cours des années 1980, lorsque le marché du
haschisch a commencé à devenir plus autonome » (NILSON
2011 : 210). De plus, « à l'un des premiers meetings
commun (qui gouverne Christiania) une résolution fut adoptée qui
statuait que Christiania `en tant que communauté alternative, ne pouvait
sous aucune condition autoriser le commerce de drogues. Evidemment, à
cette époque, la vente de drogue était devenue un problème
concernant Christiania tout entier. Selon un Christianite influent, Per
Løvetand Iversen, il y avait eu une hausse de vente de drogues à
Christiania, malgré les résolutions antérieures. Peu de
temps après que cette résolution fut prise, un article paru dans
le périodique de Christiania fit entendre des critiques sur le trafic de
drogue en cours à Christiania. Être un pusher à Christiania
ne devrait pas être possible, écrivait l'auteur, et
suggérait que tous les dealers (comme les utilisateurs de drogues dures)
devraient être expulsés » (Ibid. 209).
Il n'y a pas que les médias ou les discours politiques
qui ont alimenté la stigmatisation de Christiania. L'action de la police
y a aussi joué un rôle important en ramenant les junkies
arrêtés à Copenhague devant Christiania. On peut citer
à ce titre, cet épisode rapporté par Jean-Manuel Traimond,
très parlant et qui montre bien l'entreprise de stigmatisation de
Christiania : « Comme tout arrive, la police danoise eut un
jour un coup de génie : elle comprit comment faire d'une pierre
deux coups et se débarrasser des junkies de Copenhague tout en
détruisant Christiania. Jusque-là, seuls les plus
désespérés des junkies s'installaient à
Christiania. Un junkie rencontre déjà en ville tant de
difficultés qu'un lieu si rude qu'il faut y couper son bois pour se
chauffer n'a aucun charme pour lui. La police changea cela : elle offrit
l'impunité aux junkies arrêtés en possession de drogue en
échange de la promesse de s'installer à Christiania et de n'en
plus sortir. S'ils acceptaient, une voiture de patrouille les y emmenait
aussitôt. Avec le temps, la police ne demanda plus leur avis aux
junkies : elle les déposait dans Prinsessegade en les avertissant
qu'ils seraient coffrés si on les revoyait en ville. Je tiens ceci de
nombreux témoignages de junkies entendus pendant et avant le blocus, et
notés par des membres des organisations caritatives. L'idée,
brillante, faillit réussir.» (TRAIMOND, 1994 : 128).
La `Junk Blockade' fut certainement l'un des
évènements les plus marquants de l'histoire de Christiania
d'autant plus comme le fait remarquer Maria Hellstrom, citée par John
Jordan et Isabelle Frémeaux, que cet évènement
« frappa la communauté alternative en son point le plus
faible, c'est-à-dire la tentative de maintenir des règles et des
normes sans structures explicites de sanction ou de punition »
(FREMEAUX & JORDAN 274). Concrètement, les Christianites
décidèrent un jour de 1979 d'expulser les junkies et les
revendeurs de drogues dures du freetown. Pour ce faire, ils fermèrent
les accès à Christiania durant 40 jours afin d'imposer le
bannissement des drogues dures à Christiania. Le problème fut
réglé mais pour une courte durée seulement puisque le
trafic de drogues reprit sous le contrôle des gangs, en particulier de
Bullshit. Le problème des drogues dures fut définitivement
réglé à Christiania avec la dissolution de Bullshit en
1987. A la suite de cette dissolution de nouvelles règles furent
établies à Christiania : l'interdiction d'insignes montrant
une appartenance à un gang, pas de violence, pas d'armes et pas de
trafic de drogues dures.
La position des Christianites sur les drogues fut d'ailleurs
la même que celle des Blacks Panthers :
« Christiania's position on drugs is the same as that of the
Black Panther Party and the Metropolitan Indians: life drugs (marijuana,
hashish, mushrooms) should be cheap and legal while death drugs (speed,
cocaine, heroin) should be unavailable » (KATSIAFICAS,
2006 : 183). Ce « nettoyage » des drogues dures, leurs
vendeurs et leurs consommateurs, s'accompagnait en parallèle de
campagnes pour la légalisation des drogues douces, en particulier le
cannabis : « Le mouvement pour la légalisation du
cannabis à Christiania était centré autour de `Free Hash',
un groupe de personnes qui mirent publiquement en avant des arguments sur les
impacts positifs de fumer du hasch, et, finalement, cherchait à
légaliser le haschisch. Leur devise était: `Combattre les
stupéfiants - autoriser le haschich' » (NILSON, 211). Cette
entreprise de promotion du cannabis était donc, à travers le
discours portant sur la dépénalisation du haschich, un moyen de
sortir Christiania du stigmate de « fumeurs
délinquants ».
Un autre argument va servir la stigmatisation territoriale de
Christiania : l'argument sanitaire. En effet, les bâtiments
squattés étant d'anciens bâtiments militaires, non
destinés à être des habitations, ceux-ci ne disposaient ni
de toilettes, ni de douches. De plus, « entre l'abandon par
l'armée de la caserne en 1969 et l'arrivée des squatters en 1971,
débrouillards et artisans ont pillé la plomberie, les portes, les
baignoires, les cuvettes de WC, les circuits électriques, les
éviers » (TRAIMOND 2000). Avec la présence de nombreux
enfants, pour beaucoup orphelins, dans le freetown, cet argument sera repris
lors du premier débat sur Christiania au parlement comme nous le verrons
plus loin. Ainsi, bien que les Christianites aient dès le début
de leur occupation payé l'eau et l'électricité,
« il est à noter que même les gouvernements
conservateurs n'ont jamais coupé l'eau et l'électricité,
par peur des épidémies » (TRAIMOND 1994 : 103).
Enfin, dernier élément de la stigmatisation
territorial : l'insécurité, cristallisée par la
présence des gangs. Bullshit en particulier sembler faire régner
la peur, aux Christianites comme aux personnes extérieures :
« les Bullshit, certes, en rajoutaient : trafiquants d'armes,
racistes, structurés, formellement du moins, en grades militaires,
sillonnant Christiania de leurs Harley-Davidson malgré l'aversion
générale pour voitures et motos, porteurs de croix
gammées... » (Ibid. 40). D'ailleurs, comme on le verra plus
tard dans l'analyse des débats sur Christiania au parlement, la
stigmatisation de cet espace dans le débat de 2003 ne se fait plus par
le recours à des images ou des concepts de misère sociale,
sanitaire, etc... mais en l'associant à des bandes criminelles de
motards, de « blousons noirs »
(« rocker-kriminalitet ») et à la peur de citoyens
ordinaires pour leur sécurité personnelle en venant et en
emménageant dans le voisinage du « freetown ».
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