2.3 Des relations avec
les autorités danoises
Si Christiania a connu de nombreuses barricades au cours de
son histoire, les relations entre le freetown et les autorités n'ont pas
été les mêmes que celles entretenues avec les autres squats
de Copenhague. Malgré sa stigmatisation par les autorités, les
Christianites semblent avoir été considérés comme
des interlocuteurs légitimes aux yeux du pouvoir. Cette impression
ressort particulièrement de l'étude des débats autour de
Christiania au parlement réalisée par Håkan Thörn.
2.3.1 Mise en place de l'action publique :
problématisation de Christiania
Le squat est en règle générale
constitué en problème public avant d'être la cible de
l'action publique. Malgré le caractère social-démocrate
dont la société danoise est imprégnée (avec tous
les principes de négociation, de consensus développés plus
tôt), et le contexte politique difficile lors des élections, les
institutions publiques ne tardent pas à s'inquiéter du freetown
et le problématiser. La mise en problème de Christiania a suivi
les mêmes occurrences que n'importe quel autre squat. On peut
établir une typologie de la mise en problème de Christiania en
suivant le travail d'Håkan Thörn dans « Space for
urban alternative ». Ce dernier y recense les problèmes
que Christiania a constitué pour les différents partis politiques
à travers leurs déclarations au parlement et en propose une
classification en s'appuyant sur les travaux de Michel Foucault sur le
pouvoir.
Dans un premier temps, Christiania a été
problématisé face à la souveraineté de l'Etat.
Cette problématisation s'est exprimée à travers le
discours de l'ancien premier ministre, M. Rasmussen, qui en 2003 voulait
« refaire régner la loi à Christiania » ou
dans les débats qui ont amené à la loi de 1989. Les
théories de Michel Foucault sur le pouvoir développées
plus haut permettent de comprendre en quoi Christiania pouvait
représenter un problème pour le pouvoir (sans en être
nécessairement une menace). Ainsi, Christiania a pu constituer un
problème en s'autoproclamant « ville libre » et en
développant un modèle de micro Etat indépendant et
autonome, au coeur de la capitale danoise, en étant ainsi un danger pour
la souveraineté de l'Etat danois. Christiania fut aussi perçu
comme un problème disciplinaire : la loi de l'Etat n'étant
pas respectée, ce problème se solutionnera au travers des mesures
« soft » comme l'accord de 1972, et au travers des mesures
« coercitives » comme les patrouilles de police
anti-émeutes dans Christiania dans les années 90.
Enfin, Christiania pouvait représenter un
problème face au bio-pouvoir : la population de Christiania
n'étant pas recensée et les autorités n'ayant pas les
données permettant de contrôler les risques et les dangers par
anticipation. La mesure bio-politique par essence qui a cherché à
introduire ce bio-pouvoir à Christiania fut le « plan de
normalisation ». Par définition, en cherchant à
« normaliser » l'espace, les autorités ont
cherché à introduire la bio-politique à Christiania.
Les mouvements sociaux occupent très souvent une place
importante dans la construction des problèmes publics. Dire qu'une cause
devient un problème public c'est dire qu'une cause peut devenir une
question susceptible d'être posée dans le système public,
c'est-à-dire susciter l'attention des autorités, et
nécessiter une solution. Un mouvement social peut ainsi devenir un
acteur majeur qui transforme une cause en problème public. Il y a alors
une mise sur agenda du problème public dû au mouvement social, qui
par son action oblige les différents acteurs à trouver des
solutions. En tant que mouvement social, Christiania vérifie cette
règle en confrontant les autorités à une réaction
face à plusieurs sujets de société : la consommation
et la vente de drogues, le logement, etc... Ainsi par exemple dans le
débat sur la drogue qui éclot dans la société
danoise à la fin des années 60, principalement autour de la
question du cannabis, Christiania, enclave hippie où la drogue occupe
une place importante, sera à la fois stigmatisé par l'image de
havre de la drogue qui lui sera accolée, mais le freetown sera aussi un
acteur majeur dans le débat qui occupe les autorités entre
légalisation, dépénalisation ou répression du
cannabis, au point d'aller jusqu'à organiser eux-mêmes les
traitements de désintoxication pour les consommateurs de drogues
dures.
Sur le cas particulier de la drogue, l'action publique n'a
évidemment pas attendu la naissance de Christiania pour se mettre en
marche. L'article de Lau Laursen sur la drogue dans la société
danoise et les solutions qu'ont voulu y apporter les autorités permet
très bien de re-contextualiser ce débat, et de voir comment
Christiania fut à la fois porteur d'un stigmate (« havre de la
drogue et de drogués »), et dans le même temps un acteur
du débat contre la criminalisation des « drogues
douces », en particulier le cannabis.
Lau Laursen nous apprend dans cet article que dès les
années 60, des politiques publiques sur la drogue sont
lancées : « l'usage de drogues illicites en tant que
phénomène social dans la société danoise moderne du
welfare industrialisé s'est développé au cours des
années 1960. Cela fut d'abord visible par la culture du cannabis, qui
était liée avec les éléments de la rébellion
de la jeunesse comme une protestation contre le mode de vie bourgeois, mais
bientôt le problème du cannabis fut institutionnalisé comme
un problème social dans la société danoise. Au
début, les autorités et le public regardaient le problème
du cannabis comme une question de contrôle social, et le
développement du contrôle des drogues et de l'action de la police
étaient les mesures que la société choisit d'utiliser. En
1969, la peine maximale pour détention illégale de drogue a
été élevée de deux ans d'emprisonnement pour passer
à six ans, alors que dans le même temps, les ressources pour les
activités antidrogues de la police ont été fortement
augmentées. [...] En 1975, la peine maximale fut de nouveau
relevée, cette fois à un emprisonnement maximal de dix
ans ». (LAURSEN 27)
Néanmoins, Christiania va avoir son rôle à
jouer dans la mise en place de l'action publique de lutte contre la drogue au
Danemark en soutenant par exemple une ligne radicalement libérale qui
fut reprise dans le débat politique. On peut ainsi voir en cela une
sorte de légitimation de Christiania. En reprenant à leur compte
le discours porté par les Christianites, les parlementaires
reconnaissent dans un sens non seulement une légitimité à
Christiania, mais aussi un pouvoir de proposition pour la
société : « Il y a eu plusieurs tentatives
[parlementaires] pour obtenir un soutien pour des mesures radicalement plus
libérales : les propositions pour
des expériences portant sur l'héroïne sur la ligne
du modèle suisse, l'installation de salles de santé permettant
aux toxicomanes de se faire des injections dans des conditions plus
hygiéniques et moins stressantes que dans les rues, la
libéralisation possible de la réglementation du cannabis
(comités parlementaires sur la santé et des affaires sociales
1998), et la décriminalisation de la possession de drogues pour sa
propre consommation. » (Ibid. 21).
|