Christiania : micro-société subversive ou "hippieland" ?( Télécharger le fichier original )par Félix Rainaud Université de Poitiers - Master 1 Sociologie 2012 |
2.3.3 De « l'expérimentation sociale » à la « normalisation »La voie alternative, le contre-exemple de la société consumériste, que Christiania voulait représenter va être tolérée par les autorités, avant d'être légitimée en étant proclamée « expérimentation sociale » en 1973 par le gouvernement social-démocrate. Malgré les raids réguliers de la police, en particulier dans les années 80, et les débats qui se poursuivent au parlement et dans la société danoise quant à l'avenir du freetown, Christiania sera presque laissé tranquille pendant près de trente ans. Dès 1972, le nouveau gouvernement difficilement élu fut confronté à l'obligation de prendre une décision. Le choix des autorités se limitait entre : « une solution violente avec une intervention policière ou une approche délibérative ; cette dernière fut préférée » (KARPANTSCHOF, 2011 : 43). Le ministère de la défense (propriétaire du lieu) tendit la main à Christiania en exprimant son désir de normaliser ou légitimiser les conditions d'existence de Christiania. Plusieurs facteurs expliquent cette prise de position : le tableau reproduit en Figure 6 montre que les autorités danoises devaient faire face à une inflation des actions de squat qui les occupaient déjà sur plusieurs fronts. De plus, le gouvernement n'avait aucun plan officiel pour l'utilisation future des lieux et ne pouvait donc pas justifier une expulsion d'une telle ampleur sans projet crédible. Le 31 mai 1972 le premier traité entre Christiania et l'Etat danois fut signé. Ce protocole d'accord était une convention minimale, qui ne réglait pas des questions telles que les rapports avec la police. Toutefois, en dix points, il réglait la question du financement de l'eau et de l'électricité. Un groupe de contact avec les Christianites fut aussi mis en place. A l'époque déjà « Christiania s'est organisé en 9 ou 10 quartiers indépendants ayant leur propre autonomie financière. Les habitants de chaque quartier se réunissent entre eux pour discuter de leurs problèmes spécifiques. Les questions plus générales comme l'attribution d'aides financières, les soins médicaux, l'assistance sociale, le statut des étrangers ou la répression policière sont discutées au cours d'assemblées générales » nous apprends CATPOH (CATPOH : 15). Les premiers éléments de normalisation étaient déjà présents dans cet accord de 1972 étant donné qu'il prévoyait l'enregistrement des habitants de Christiania (exercice du « pouvoir disciplinaire soft ») ainsi qu'une coopération avec les autorités municipales. Il faut ici souligner que le sens de l'expression « normalisation » va évoluer au fil du temps et des gouvernements. Chaque parti va apporter sa vision d'un espace « normalisé » en rapport à Christiania. La normalisation peut d'abord être entendue comme une normalisation interne dans le sens où des règles sont produites à l'intérieur même de Christiania, règles qui ordonnent l'espace. Michel Foucault suggérait que des espaces ordonnés peuvent transformer des corps indisciplinés et incontrôlés en sujets volontaires et disciplinés. Dès lors, comment cette notion foucaldienne de normalisation agit-elle à Christiania ? Autrement dit, outre les « normes écrites », comment sont produites les normes qui définissent l'usage de l'espace à Christiania? Selon Christa Simone Amouroux, « les pratiques de normalisation sur le contrôle du corps sont évidentes, par exemple, dans le contrôle de Pusher Street où courir, prendre des photos, et les drogues dures sont interdites. Courir est interdit car les gros chiens, entrainés pour l'attaque des voleurs ou des intrus sont excités par les mouvements brusques dans la rue. Les photographies sont interdites car les pushers ne veulent pas que des étrangers -touristes et policiers- documentent leur activité illégale » (AMOUROUX 2011 : 238). Des relations de pouvoir sont donc inscrites dans l'espace : il y a une normalisation, une disciplinarisation de l'espace, en particulier à Pusher Street dont le point de départ est matérialisé par un brasero autour duquel plusieurs Pusher observent et maintiennent cet ordre. Leur position leur permet en plus de contrôler trois entrées différentes de Christiania dans le même temps, un peu à la manière du panoptique de Bentham. Il n'y a toutefois pas que Pusher Street qui produise un contrôle, une discipline sur le corps : Christiania n'a par exemple que deux entrées principales afin de contrôler le flux de personnes entrant et sortant, les habitants de Christiania gèrent et contrôlent eux même les conditions d'hébergement, etc... Christa Amouroux donne l'exemple « qu'à Christiania, squatter est désormais interdit. Une fois fondée en tant que squat, la communauté a exclu les pratiques sur lesquelles elle était basée » (ibid. 244). Depuis le premier débat sur Christiania en 1971, la « normalisation » a été le concept clé du gouvernement pour reprendre le contrôle et gouverner le « freetown ». La normalisation est un concept qui a beaucoup évolué en termes de signification. Dans les années 70 le sens qui était donné au concept de normalisation était en lien avec la représentation de Christiania comme un « problème social », une « expérimentation sociale »... Dans le débat de 1974 les sociaux-démocrates, « défenseurs » du « freetown » considéraient que les institutions de l'Etat providence, le welfare state danois, pour l'aide sociale pouvaient parfois être trop couteuses, et pas suffisamment efficaces, voire par moment inhumaines. L'expression « expérimentation » pour qualifier Christiania à l'époque revêt donc concrètement les images de laboratoire, de test... qui lui sont associés. Håkan Thörn affirme qu'une autre caractéristique importante du modèle social scandinave était « la culture du consensus qui était une source de légitimité pour le gouvernement, mais qui fournissait aussi un certain agencement de l'espace, au travers duquel des mouvements urbains autonomes tels que Christiania pouvait s'établir. Du point de vue du gouvernement, la culture du consensus implique un « pouvoir disciplinaire soft » (« soft disciplinary power »), basée sur une coopération conditionnée. Dans le cas de l'accord de 1972, cela signifiait que l'autogestion du « freetown » était tolérée sous un certain nombre de conditions, la plus importante d'entre elles était la coopération avec les autorités sociales de Copenhague ». En 1984, une nouvelle coalition de conservateurs et de libéraux accède au pouvoir. Ce nouveau gouvernement proposera en 1989 un « plan local » pour Christiania. Ce plan divise Christiania en deux parties : une rurale qui doit être évacuée, une urbaine qui doit être régulée et légalisée. Face à ce plan les Christianites vont publier leur propre plan : le « Plan vert comme une alternative visionnaire au plan local ». Le plan de Freetown montre une ville verte en étroite interaction avec la nature: recyclage de l'eau, compostage des déchets de cuisine, énergies renouvelables, péniches dans le lac etc...12(*). La loi de 1989 sur Christiania lui assure un statut légal et accorde le droit aux Christianites à la propriété collective. Cette loi sera votée par la gauche comme par la droite. Les sociaux-démocrates et le Parti Socialiste voient en cette loi l'assurance de l'existence de Christiania, comme ils le défendent depuis 1972. Pour certains à droite cette législation est une bonne chose puisque Christiania n'était pour eux qu'un problème aux yeux de la loi et l'ordre. Grâce à ce cadre légal il est désormais possible de régler ce problème. Cette loi sur Christiania donne surtout lieu à deux interprétations très différentes : pour la gauche on légalisait Christiania, quand pour la droite on renforçait enfin la loi sur un territoire hors de contrôle depuis deux décennies et qui était un problème pour la souveraineté du pouvoir. L'influence du néolibéralisme, en vogue à travers les Etats occidentaux dans les années 80 va progressivement mettre un terme à ces essais de gouverner Christiania à travers une combinaison de mesures sociales-libérales et disciplinaires soft. Concernant le gouvernement de la vie urbaine, des chercheurs ont remarqué combien ce nouveau pouvoir empreint de néolibéralisme a amené une augmentation de la privatisation des espaces publics en lien avec le développement de la politique de la tolérance zéro, du discours sécuritaire et des mesures coercitives. C'est l'objet du chapitre d'Anders Lund HANSEN dans « Space for urban alternative » : « Christiania and the right to the city ». L'objectif est de « nettoyer » la ville. En l'occurrence cette métaphore a été utilisée au sens propre plus tard par la municipalité de Copenhague. En 2006, une nouvelle loi donne le droit illimité à la police d'arrêter ou de rechercher un individu sur certaines zones, Christiania en faisant partie. Dans le même ordre d'idée, en 2009, juste avant le sommet sur le climat qui se tenait à Copenhague, le parlement passa une loi, appelée « lømmelpakken » autorisant la police a détenir un individu pendant 12h sans le placer en garde à vue pour empêcher d'éventuelles émeutes. Des milliers de personnes ont ainsi été détenues plusieurs heures à titre « préventif » (la justice danoise a par ailleurs récemment annulé et déclaré illégales bon nombre de ces arrestations). Dans le débat de 2002, le Parti Socialiste avait fait remarquer qu'il était assez extraordinaire, dans le contexte scandinave, que le gouvernement exerce un tel contrôle sur la police. L'augmentation de l'activité policière coïncide avec le déplacement de la question de la sécurité qui entourait Christiania. Comme on l'a vu, la question de la sécurité dans le débat de 1974 par exemple, avait plus à voir avec des questions d'ordres sanitaires et sociales. Dans les années 2000, la sécurité est devenue une problématique beaucoup plus répressive, s'appuyant sur la sécurité des personnes et des biens. En 2001, Christiania va réellement revenir sérieusement sur l'agenda politique. Le nouveau gouvernement d'Anders Fogh Rasmussen, fruit d'une alliance entre libéraux, conservateurs, et nationalistes va alors mettre en place un agenda politique qui voulait rompre très clairement avec la politique des sociaux-démocrates, comme par exemple la tolérance vis-à-vis des activités illégales de Christiania. Le nouveau premier ministre va alors manifester son intention de nettoyer Christiania et « le rendre à tous les citoyens » : c'est la naissance du « plan de normalisation », qui prévoit l'arrestation des pushers, la fermeture de Pusher Street, la privatisation de Christiania (réintroduction de la propriété privée contre la propriété d'usage...) Le plan de normalisation a eu pour fondement « l'identification de trois transgressions clés qui ont placé Christiania « en-dehors » de la société : le refus de payer pour la propriété et d'autres taxes, la vente de cannabis, et la construction de maisons communes et des coopératives sur un espace public. Ce discours politique a ensuite construit une série de stratégies coercitives et spatiales légitimes pour permettre à l'Etat de re-contrôler Christiania. Cela a commencé avec l'arrestation des pushers. La reconquête spatiale quand `Pusher Street' fut fermée et lorsque certaines maisons furent jugées « inadaptées » à l'habitation. Cette stratégie spatiale continua avec la destruction de plusieurs maisons et le déplacement de plusieurs résidents. Bien que Christiania n'ai pas encore été privatisé, le processus de normalisation a commencé à diviser la communauté entre ceux qui ont soutenu une intrusion limitée et ceux qui s'y sont totalement opposé » (AMOUROUX, 2009 : 113). Le plan de normalisation de Christiania démontre comment l'Etat entreprend de gouverner une population à travers différentes stratégies de contrôle comme la privatisation, la rénovation urbaine, ou les expulsions forcées. Ce plan de normalisation représente toute une logique que les Christianites considèrent comme contraire à leur mode de vie, d'organisation, de penser et de construire. La normalisation est d'abord, dans les mains de l'Etat, un moyen d'amener Christiania vers une relation d'égalité avec le reste de Copenhague et du Danemark en termes de justice (à travers le paiement de taxe), de responsabilité (sur la propriété privée) et sur la notion de bien public (l'accès aux espaces publics). Après avoir évoqué les processus de « stigmatisation territoriale » et de gestion urbaine de problèmes sociaux (en référence aux travaux de Loïc Wacquant), qui sont des préalables nécessaires aux projets d'évacuation de la zone et de la destruction des bâtiments (solution souvent évoquée au parlement danois), Håkan Thörn a fourni un compte rendu et une analyse des positions des différents partis politiques du paysage politique danois au travers des différents débats d'envergure sur Christiania au parlement (comme l'annonce le titre de son chapitre `Governing Freedom -- Debating the Freetown in the Danish parliament'). Il est intéressant de prêter attention à ces débats puisqu'ils montrent combien Christiania a une portée symbolique dans la société danoise en ce sens que le freetown a été un marqueur des oppositions « droite/gauche » au parlement. * 12 Guide de Christiania p.7 |
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